Sur le radar : Perspectives juridiques relatives aux véhicules autonomes

POINT DE VUE

Mobilité-service et infrastructures intelligentes : un nouveau paradigme de risque

Introduction

La mobilité-service consiste à intégrer divers modes de déplacement (transport en commun, autopartage, mise en contact, vélopartage, etc.) dans une plateforme numérique unique permettant à ses utilisateurs de planifier et de gérer leurs trajets.

La chaîne d’approvisionnement du secteur de la mobilité-service se compose des éléments suivants :

  1. Les transporteurs, qui déplacent effectivement les clients (sociétés de transport en commun, services d’autopartage, applications de mise en contact, etc.);
  2. Les infrastructures et les plateformes de données, qui facilitent la connectivité et l’échange de données dans l’écosystème de la mobilité-service;
  3. Les agrégateurs (ou fournisseurs de mobilité-service) qui recueillent et analysent les données, recommandent aux clients des modalités de déplacement et perçoivent et traitent les paiements des clients. 

Issue du mariage entre la technologie et le transport, la mobilité-service marque l’abandon d’une mobilité urbaine fragmentée, souvent dominée par la voiture privée, au profit d’un modèle de mobilité intégrée qui, une fois incorporé aux véhicules autonomes et à la ville intelligente et connectée, améliorera le transport et la circulation. Or, la mobilité-service fera aussi naître un grand nombre de nouvelles questions juridiques.

Contrats et systèmes de paiement

L’adoption et l’expansion de la mobilité-service entraîneront, en raison des partenariats entre les sociétés technologiques et les responsables du transport, une privatisation partielle de la prestation des services de transport traditionnellement publics. Ainsi, des arrangements contractuels complexes seront nécessaires le long de la chaîne d’approvisionnement pour régir l’interaction entre les intervenants (publics et privés) de la mobilité-service. Pour que l’utilisateur jouisse d’une expérience fluide sur une seule application, il faudra mettre le paiement – abonnements mensuels ou modèles de paiement à l’utilisation – au cœur de ces relations, et la structure créée par les transporteurs et les agrégateurs devra : 

  1. répartir le paiement de l’usager entre plusieurs transporteurs pour un seul déplacement;
  2. appliquer les frais de transaction ainsi que les frais généraux et administratifs du système de mobilité-service;
  3. verser les paiements aux transporteurs. 

Sans cette coordination et cette simplicité d’utilisation, la mobilité-service pourrait bien ne jamais être pleinement concrétisée.

Enfin, les dispositions contractuelles en matière d’indemnisation, de défense et d’assurance devront présenter une certaine cohésion le long de la chaîne d’approvisionnement pour que les utilisateurs profitent d’un service fiable et uniforme d’un transporteur à l’autre.

Droits du consommateur

Il n’y a actuellement aucun cadre de protection du consommateur portant expressément sur la mobilité-service en vigueur au Canada, ni aucun projet à cet égard. Ces dernières années, certaines municipalités ont adopté des règlements pour accroître la sécurité et l’accessibilité des services de covoiturage et d’autopartage. Par exemple, le règlement de la Ville de Toronto sur le transport de personnes à titre onéreux contient des dispositions en ce sens1, prévoyant notamment une obligation de formation et un minimum de trois ans d’expérience de conduite pour tous les conducteurs. Toutefois, la mobilité-service nécessitera sans doute un régime de protection du consommateur plus strict, afin de répartir le risque le long de la chaîne d’approvisionnement.

Par exemple, en Finlande, l’office de protection du consommateur a obligé MaaS Global, une entreprise en démarrage qui cherche à instaurer un service de transport multimodal par abonnement dans les villes, à inclure dans ses conditions d’utilisation des mesures de protection du consommateur propres à la mobilité-service2. Ainsi, MaaS Global doit, en tant qu’intégrateur, s’assurer de la disponibilité des services de transport offerts dans l’application. Chaque transporteur est responsable du service qu’il offre, mais en cas de modification importante du service (nouveaux horaires, interruption de service, etc.), MaaS Global doit aviser les consommateurs au préalable et corriger le défaut sans délai à ses propres frais ou, si cela n’est pas possible, accorder une réduction de prix. MaaS Global est également responsable des préjudices corporels et dommages matériels directs ou indirects3.

Outre la responsabilité à l’égard des défauts, il pourrait être nécessaire d’adopter des mesures législatives pour encadrer certains compromis entre la qualité du service (vitesse des véhicules et préférences d’itinéraire du consommateur) et les objectifs stratégiques du système de mobilité urbaine (réduction de la congestion et des émissions). Enfin, il faudra sans doute mettre en place des normes et des spécifications techniques pour assurer la sécurité et la fiabilité du service pour l’ensemble des modes de transport.

Protection et sécurité des données

Le succès de la mobilité-service passera par l’accumulation de grandes quantités de données et de renseignements, certains portant sur des individus identifiables (« renseignements personnels »), tels que définis et protégés par les lois sur la protection des données. La fluidité de l’expérience de planification des déplacements passera quant à elle par l’échange d’une grande quantité de données, en temps réel, entre les transporteurs. Le problème, c’est que ces organisations ont intérêt à protéger leurs secrets commerciaux et à préserver la confiance de leur clientèle. Par conséquent, elles devront probablement prévoir des clauses contractuelles concernant la nature des données échangées, les mesures instaurées pour protéger la vie privée de leurs utilisateurs, les modalités d’utilisation des données échangées, les modalités de coopération relatives aux droits des individus sur les données échangées, la répartition des obligations selon les exigences législatives et un mécanisme d’attribution de la responsabilité en cas d’atteinte à la protection des données.

Les dispositions contractuelles devront tenir compte des responsabilités de protection et de sécurité des données de tous les intervenants de la mobilité-service. Elles devront également respecter la législation actuelle en matière de protection des renseignements personnels, notamment, au Canada, la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, qui exige un consentement valable pour toute collecte, utilisation ou communication de renseignements personnels, sauf dans certaines circonstances limitées, et des mesures de sécurité correspondant à leur degré de sensibilité. Les organisations devront d’abord déterminer si les données à collecter sont de nature personnelle et, dans l’affirmative, s’il est possible d’obtenir le consentement des consommateurs quant à la collecte et à l’utilisation des données nécessaires à l’administration de l’écosystème de la mobilité-service. Lorsque l’obtention du consentement n’est pas possible, il s’agira surtout de savoir si les données peuvent être anonymisées à la source. L’anonymisation est particulièrement compliquée dans le contexte de la mobilité-service, vu la quantité considérable de données que les organisations sont appelées à échanger et le caractère instantané de leur collecte. De plus, les organisations doivent garder à l’esprit qu’au Canada, le seuil de l’anonymat véritable est très élevé. Elles doivent donc prendre des mesures rigoureuses pour éviter que des renseignements personnels ne soient révélés par une analyse approfondie recoupant des données anonymisées (comme des données GPS agrégées concernant les déplacements des consommateurs) avec d’autres données (comme des renseignements transactionnels). Si des renseignements anonymisés peuvent être liés à des individus identifiables grâce à une analyse approfondie ou à la disponibilité d’autres ensembles de données, ces renseignements seront visés par les lois sur la protection des données, même s’ils paraissent complètement anonymisés lorsqu’envisagés isolément.

Par ailleurs, la nature complexe des partenariats de mobilité-service fait qu’il est difficile de déterminer les lois applicables. Au Canada, les secteurs public et privé sont assujettis à des lois distinctes en matière de collecte et d’utilisation des données. Puisque les pouvoirs locaux participeront activement à la collecte et à l’échange de données, les intervenants municipaux de l’Ontario, par exemple, pourraient être soumis à la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée.

Où s’en va-t-on?

Penchons-nous sur le premier partenariat de covoiturage et de transport au Canada, entre la Ville d’Innisfil (une heure au nord de Toronto) et Uber, instaurant le transport sur demande dans cette agglomération d’environ 40 000 habitants. Au lieu du bus classique (qui entraînerait d’importants coûts d’investissement et d’exploitation), le programme offre aux résidents des trajets à tarif unique (aujourd’hui 6 $) vers des destinations courantes comme la gare et le complexe récréatif, ainsi qu’un rabais de 4 $ pour tout autre trajet qui débute ou prend fin en n’importe quel autre lieu d’Innisfil4.

À l’aube de sa troisième année, le programme connaît un franc succès. En 2018, près de 86 000 trajets ont été effectués, avec un taux de satisfaction avoisinant les 70 %5. Innisfil a donc vu ses coûts augmenter, contrairement à ce qui est habituellement attendu en matière de transport en commun, à savoir qu’une hausse de l’achalandage entraîne une baisse des coûts. Par conséquent, un plafond de déplacements a été mis en place6.

La maturation de la mobilité-service s’accompagnera certainement de son lot d’enjeux systémiques et juridiques. En particulier, les véhicules autonomes vont sans doute en faire baisser les coûts et réduire la congestion. Quoi qu’il en soit, les organisations devront continuer de suivre les progrès des véhicules autonomes et de la mobilité-service, et se préparer aux conséquences opérationnelles et juridiques de ce nouveau paradigme de mobilité urbaine.


1 Code municipal de Toronto, chapitre 546, Licensing of Vehicles-For-Hire (version du 1er janvier 2020)

2 Office finlandais de la concurrence et de la protection du consommateur, How to offer mobility as a service? The Consumer Ombudsman examined the terms and conditions of the Whim app (2 octobre 2019)

3 Ibid.

4 Innisfil Transit

5 Innisfil, Innisfil Transit – 2018 Results and Fare Changes (13 mars 2019)

6 Ibid.

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