Développements jurisprudentiels d’intérêt de l’année 2022
1- La première action collective au fond en matière de perte de données rejetée par la Cour d’appel dans Lamoureux c. Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières
Dans un arrêt du 13 mai 2022, la Cour d’appel a rejeté le pourvoi de M. Lamoureux qui visait à obtenir compensation pour les préjudices subis en lien avec la perte d’un ordinateur portable contenant des données sensibles recueillies dans le cadre des activités de la défenderesse.
Ce dossier est significatif puisqu’il s’agit de la première affaire au fond portant sur une telle question au Canada. Il revêt une importance particulière pour les dossiers en matière de perte de données et de « data breach », plus fréquents depuis quelques années, notamment sur les perspectives intéressantes qu’ils soulèvent en lien avec les approches et stratégies de défense.
La Cour d’appel confirme la nécessité de prouver un lien de causalité entre les pertes de données et les allégations de tentatives de vol d’identité formulées par les membres du groupe. En l’espèce, la défenderesse a pu établir au moyen d’une expertise concluante que les tentatives d’usurpations d’identité s’appuyaient sur des informations qui n’étaient pas en possession de la défenderesse, de sorte qu’il ne pouvait y avoir de lien causal entre les vols d’identité et la perte de l’ordinateur.
Par ailleurs, les membres du groupe n’ont pas fait la preuve d’un préjudice pour les fins des réclamations pour troubles et inconvénients, au-delà des nuisances normales inhérentes à la vie en société. Cet arrêt de la Cour d’appel constitue une application de l’arrêt de la Cour suprême dans Mustapha et confirme qu’un standard similaire s’applique au Québec.
Le 30 mars 2023, la Cour suprême a rejeté la demande de permission d’appeler dans ce dossier.
2- La Cour d’appel clarifie la notion de présomption de préjudice en droit de la consommation
Dans l’arrêt du 6 mai 2022, Fortin c. Mazda Canada inc., la Cour d’appel confirme que la présomption de préjudice ne dispense pas la partie demanderesse de faire la preuve d’un impact financier réel pour obtenir des dommages compensatoires en droit de la consommation.
Cet arrêt apporte une clarification attendue de longue date sur l’application de la « présomption absolue de préjudice » mise en place par l’arrêt Time et reprise dans Imperial. Cette présomption de préjudice ouvre la porte toute grande aux mesures de réparation prévues à l’article 272 LPC, mais rien n’oblige les tribunaux à les accorder. Ainsi, elle n’exempte pas la partie demanderesse, qui tente de se prévaloir de l’article 272 c) LPC, de faire la preuve de ses dommages pour obtenir compensation.
Plus particulièrement, lorsqu’une réduction de l’obligation est réclamée, la partie demanderesse doit faire la preuve de la quantification de la réduction réclamée. Il faut donc prouver un impact financier réel qui peut prendre, par exemple, la forme d’une baisse de valeur du bien en question.
Cet arrêt vient clarifier les conditions d’application de l’article 272 LPC, la présomption de préjudice en droit de la consommation et le fardeau imputable aux demandes en diminution de prix sous ce régime. La Cour d’appel confirme ainsi qu’une preuve d’impact financier réel est requise afin de fixer la réduction de prix appropriée, et ce, malgré la présomption absolue de préjudice.
Le 16 mars 2023, la Cour suprême a rejeté la demande de permission d’appeler dans ce dossier.
3- Actions collectives et droit international privé : la Cour d’appel resserre la vis
La Cour d’appel a rendu deux arrêts en matière de droit international privé dans le cadre d’actions collectives, concluant dans les deux cas au rejet du recours sur des questions de compétence du tribunal saisi.
Dans Otsuka Pharmaceutical Company Limited c. Pohoresky, la partie demanderesse poursuivait diverses entités pour défaut de divulgation des effets secondaires d’un antipsychotique atypique. Aucune des défenderesses n’avait de lien de rattachement avec le Québec et les demandeurs étaient des résidents ontariens. En première instance, la Cour supérieure avait autorisé le recours en retenant un argument de for de nécessité sous l’article 3136 C.c.Q.
La Cour d’appel a infirmé le jugement d’autorisation et accueilli l’exception déclinatoire des défenderesses. Reconnaissant que, dans certaines circonstances appuyées par de la preuve, il pourrait être déraisonnable d’exiger qu’une partie intente son recours à l’étranger pour des questions de proportionnalité, la Cour d’appel confirme cependant que l’article 3136 C.c.Q. est d’application exceptionnelle puisque cette disposition sert essentiellement à prévenir un déni de justice. Ainsi, même les enjeux de proportionnalité consacrés dans le nouvel article 491, al. 2 C.p.c. ou la fonction sociale de la procédure d’action collective ne permettent pas aux tribunaux du Québec de se saisir de recours ayant un lien minimal avec la province sans une preuve prépondérante justifiant une telle approche.
Par ailleurs, dans Chandler c. Volkswagen Aktiengesellschaft, la Cour d’appel a clarifié l’application de l’article 3148(3) C.c.Q. en matière de valeurs mobilières. En plus de confirmer qu’il est possible d’attaquer la compétence territoriale après l’autorisation du recours, la Cour restreint l’application de l’article 5 de la Loi sur les valeurs mobilières, qui traite de la notion de « placement de valeur », aux titres émis au Québec. De plus, la partie demanderesse a le fardeau de démontrer un lien réel et substantiel applicable à l’ensemble du groupe, de sorte qu’il n’est pas possible d’amalgamer diverses causes d’action s’appuyant sur plusieurs instruments dans l’espoir d’activer la compétence des tribunaux québécois. Finalement, puisque le contrat a été conclu par mandataire à l’étranger et que les documents pertinents au litige n’avaient été ni publiés ni préparés au Québec, la Cour d’appel a fait droit à l’exception déclinatoire de la défenderesse.
4- Transport aérien : recours rejeté contre Air Canada en matière de divulgation de frais
Le 10 novembre 2022, dans l’affaire Union des consommateurs c. Air Canada, la juge Karen M. Roger a rejeté une action collective intentée contre Air Canada au nom des consommateurs qui avaient acheté un billet d’avion sur son site Internet à un prix soi-disant supérieur à celui annoncé. Le site Internet ne précisait pas, à la première étape de la navigation, le montant des taxes et autres frais compris dans le prix final. La demanderesse réclamait une réduction du prix payé équivalant à la somme de ces frais exigés sans droit, à l’exclusion des taxes de vente, ainsi que des dommages punitifs totalisant 10 millions de dollars.
Bien que la Cour estime, principalement sur la base des conclusions de la Cour d’appel lors de l’autorisation, qu’Air Canada a contrevenu à l’article 224 c) LPC, elle en arrive à la conclusion opposée sur la question du préjudice et déclare que les membres n’ont pas subi de préjudice en lien avec cette pratique interdite. En effet, Air Canada pouvait facturer les frais exigés puisque ceux-ci étaient prévus au contrat et conformes à la réglementation applicable. Bien que l’affichage à la deuxième étape de la navigation fût problématique, cela n’entraînait pas nécessairement un fait générateur de préjudice.
En outre, le Tribunal refuse d’accorder des dommages punitifs. Le comportement d’Air Canada ne démontre pas une conduite marquée d’ignorance, d’insouciance ou de négligence sérieuse à l’égard de ses obligations ou des droits du consommateur. Air Canada a pris des mesures concrètes pour s’assurer que le consommateur qui navigue sur son site Internet ne soit pas induit en erreur et qu’il comprenne que le tarif figurant à la première étape n’est pas le prix qui sera exigé lors de l’achat final. De plus, Air Canada faisait face à l’époque à des modifications législatives et réglementaires tant fédérales que provinciales qui créaient une certaine incertitude, notamment d’un point de vue constitutionnel.
Cette affaire est particulièrement pertinente puisqu’elle vient à la fois clarifier l’application de la présomption de préjudice mais aussi celle de l’article 224 c) LPC, qui a fait l’objet de plusieurs demandes d’autorisation récemment. Elle tranche également un débat quant à l’application du test de l’impression générale consacré dans l’arrêt Time pour les dispositions du Titre II de la LPC et lui préfère, pour l’article 224 c) LPC, un test objectif comme le laissait entendre l’arrêt Union des consommateurs c. Air Canada de 2014 au stade de l’autorisation dans le même dossier.
Une demande de permission d’en appeler a été déposée le 29 décembre 2022, ce qui en fait une affaire à suivre pour 2023.
5- Un nouvel essor pour les mesures réparatrices dans les règlements en actions collectives
La Code de procédure civile prévoit que le juge autorisant le règlement d’une action collective peut « au lieu d’une ordonnance pécuniaire, ordonner l’exécution d’une mesure réparatrice appropriée1 ». Or, cette notion de mesure réparatrice n’est pas définie dans la loi, laissant aux tribunaux le soin de délimiter l’utilisation de ce concept que l’on confond parfois avec celui du reliquat des sommes non distribuées aux membres du groupe.
Les mesures réparatrices et le reliquat peuvent cohabiter dans un même règlement, mais il faut avant tout déterminer la part des sommes dédiée aux mesures réparatrices. Il ressort de cela qu’une mesure réparatrice doit être étroitement liée aux fondements et objectifs du recours entrepris. Si une somme d’argent est consacrée à une mesure réparatrice, il faut qu’il y ait un plan ou protocole pour utiliser ces montants au bénéfice des membres. C’est ce qui distingue la mesure réparatrice du reliquat, lequel peut être donné à un tiers sans garantie quant à son utilisation, mais sujet cependant à un prélèvement parfois important du Fonds d’aide aux actions collectives (FAAC).
On constate que de plus en plus de règlements prévoient désormais une mesure réparatrice. Soulignons quatre exemples récents :
- Génier c. Zinc électrolytique du Canada ltée: une somme de 500 000 $ est prélevée du montant total du règlement pour être allouée à un organisme sans but lucratif œuvrant en matière de préservation de la biodiversité et de l’environnement, dans un recours en matière de rejet de produit chimique potentiellement dangereux dans l’atmosphère.
- Godin c. Aréna des Canadiens inc.: un don de 10 000 $ a été remis à une organisation qui soutient les travailleurs immigrants. Ce don s’inscrivait dans un règlement qui prévoyait une indemnité aux membres du groupe, qui recherchaient une compensation pour des indemnités salariales en lien avec des heures supplémentaires.
- Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique c. Groupe Volkswagen du Canada inc.: une contribution de 6,7 millions $ est versée au Fonds pour dommages à l’environnement. Ce règlement met fin à une action collective autorisée au nom de toutes les personnes résidant au Québec pour des dommages punitifs, alléguant que les défenderesses avaient dissimulé les véritables taux d’émissions des véhicules qu’elles vendaient.
- Leung c. DoorDash Technologies Canada Inc.: un crédit de 1,50 $ est porté aux comptes respectifs des membres du groupe, pour être imputé lors d’une prochaine commande sur le site des défenderesses. Le recours alléguait l’ajout tardif de frais dans les commandes des consommateurs.
Sur le volet pratique, la mesure réparatrice offre plusieurs avantages. D’une part, elle n’a de limite que l’imagination des parties et se module en fonction des particularités de chaque recours. Les tribunaux peuvent également superviser la mise en place des mesures réparatrices et intervenir, le cas échéant. Soulignons que les mesures réparatrices ne sont pas assujetties aux prélèvements applicables en vertu du Règlement sur le pourcentage prélevé par le Fonds d’aide aux actions collectives, de sorte qu’une part plus importante du montant peut être affectée à des mesures en faveur des membres de l’action collective initialement entreprise. Notons enfin que le Fonds d’aide est extrêmement vigilant à cet égard et n’hésitera pas à contester la mesure réparatrice proposée s’il estime qu’elle n’a pas de lien suffisamment direct avec l’objet de l’action collective.
Bulletins BLG et autres publications
Lamoureux c. Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), 2022 QCCA 685 : la Cour d’appel clarifie les circonstances pouvant donner ouverture à des dommages en matière de perte de renseignements personnels. Lire le commentaire de BLG;
Fortin c. Mazda Canada inc., 2022 QCCA 635 : la Cour d’appel confirme que la preuve d’un impact financier réel est requise, malgré la présomption de préjudice. Lire le commentaire de BLG;
Pollués de Montréal-Trudeau c. Aéroports de Montréal (ADM), 2022 QCCA 1646 : la Cour d’appel confirme le rejet au stade de l’autorisation d’une action collective en droit de l’environnement. Lire le commentaire de BLG;
Chandler c. Volkswagen Aktiengesellschaft, 2022 QCCA 272 : la Cour d’appel précise les critères de compétence en matière de droit international privé, dans une cause impliquant des valeurs mobilières achetées à l’étranger. Lire le commentaire de BLG;
Bernard c. Collège Charles-Lemoyne de Longueuil, 2022 QCCS 555 : la Cour supérieure détermine qu’il est possible de communiquer avec les membres, à tout le moins avant la fin de la période d’exclusion, bien que des balises existent pour ce faire. Lire le commentaire de BLG;
4 actions collectives remportées par BLG devant la Cour d’appel du Québec en 2021-2022 : l’équipe Actions collectives de BLG a collectionné les succès devant la Cour d’appel en 2022, avec notamment des arrêts clefs en droit de la consommation, vie privée, assurance et valeurs mobilières. Lire notre article compilation.
Perspectives pour 2023
1- L’intelligence artificielle bientôt sous la loupe des tribunaux?
Les agents conversationnels et les programmes d’intelligence artificielle (IA) générative ont créé un émoi international ces derniers mois et les perspectives d’utilisation de l’intelligence artificielle se multiplient tout en se démocratisant. Parallèlement – et inévitablement – des enjeux juridiques commencent à émerger. Des actions collectives ont été intentées aux États-Unis, notamment en matière de propriété intellectuelle. Ces actions collectives visent des atteintes potentielles à des œuvres artistiques, de même que des lignes de code utilisées pour entraîner des intelligences artificielles, lesquelles seraient protégées par des licences ou des droits d’auteur. Ces litiges pourraient remettre en cause les méthodes d’entraînement des systèmes d’intelligence artificielle, tout en soulevant des questions nouvelles, notamment en matière de preuve mais également d’enjeux de gestion de données et de confidentialité. En somme, si l’IA représente l’avenir, on peut s’attendre à ce que, comme lors de l’introduction de toute nouvelle technologie, l’intelligence artificielle ne soit pas à l’abri de litiges devant les tribunaux.
2- Jeux vidéo : un phénomène de société devenu phénomène juridique?
L’industrie des jeux vidéo ne cesse de croître et d’ici 2030 pourrait atteindre une valeur totale de plus de 500 milliards USD. Cette croissance s’appuie sur de nouveaux modèles de jeux, tels que le « free-to-play » et les systèmes de « loot boxes », qui, pour diverses raisons, génèrent de plus en plus de litiges. Epic Games, l’éditeur de Fortnite, fait notamment l’objet d’une action collective mettant en cause le caractère addictif du jeu mais qui, du même souffle, soulève aussi des questions qui ne sont pas sans intérêt en matière de responsabilité parentale. Parallèlement, les « loot boxes », un système de récompenses présent dans certains jeux qui permet d’obtenir divers bénéfices aléatoirement, fait l’objet de plusieurs actions collectives au Canada. L’issue de ces litiges aura des ramifications importantes pour l’industrie et devrait être suivie avec attention.
3- Communication avec les membres et exclusions : la Cour d’appel appelée à se prononcer dans le dossier Bernard
Si les tribunaux canadiens de common law se sont prononcés à maintes reprises sur les communications avec les membres du groupe en action collective, la jurisprudence reste à faire au Québec sur cette question. Celle-ci s’est posée dans l’affaire Bernard2et la Cour d’appel aurait la possibilité de rendre jugement et, le cas échéant, de poser les balises sur les communications avec les membres lors de la période d’exclusion.
4- Prévalence des actions collectives en abus et agressions sexuelles
L’année 2022 a été marquée par un nombre plus important de dossiers déposés en matière d’agressions sexuelles par rapport à 2021, une tendance qui semble se maintenir pour 2023. Si ces recours ont surtout visé jusqu’ici des institutions d’enseignement, des communautés religieuses ou des entités gouvernementales, il faudra suivre de près l’évolution du recours déposé contre Robert G. Miller à titre personnel3. L’absence de questions communes, à la source de l’échec de l’action collective intentée contre Gibert Rozon il y a quelques années, sera-t-elle encore une fois au centre de ce nouveau litige?
5- Lac-Mégantic : la responsabilité de CP n’est pas engagée en première instance
Chemin de fer Canadien Pacifique (« CP ») a, dans le cadre du litige très médiatisé de Lac-Mégantic, obtenu le rejet du recours intenté à son égard4. Trois groupes de demandeurs (le procureur général du Québec, les demandeurs d'un recours collectif et un groupe d'assureurs) poursuivaient le CP pour les dommages découlant du déraillement du train de la Montreal, Maine & Atlantic Railway survenu le 6 juillet 2013 à Lac-Mégantic. Le 14 décembre 2022, le juge Martin Bureau a rejeté les trois actions, à l'issue d'un procès de neuf mois. Dans son jugement de 262 pages, le juge a conclu que le CP n'avait aucune responsabilité juridique à l'égard du déraillement. Une déclaration d’appel a été déposée le 13 janvier 2023, ce qui en fait une affaire à suivre pour 2023.
Communiquez avec nous
Pour toute question sur les sujets abordés dans cette rétrospective ou afin d’en apprendre davantage sur la façon dont BLG peut vous conseiller, veuillez communiquer avec l’un.e des associé.e.s de l’équipe Actions collectives de notre bureau de Montréal, listé.e.s au bas de cet article.
1 Art. 595, al. 2 Cpc.
2 Bernard c. Collège Charles-Lemoyne de Longueuil, 2022 QCCS 555.
3 S.N. c. Robert Gerald Miller et Future Electronics Inc., 500-06-001225-230.
4 Ouellet c. Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, 2022 QCCS 4643.