La Cour d’appel du Québec (la « Cour ») a récemment rendu son jugement dans l’affaire Agence du revenu du Québec c. Kone inc.1 La Cour a confirmé le jugement de première instance, qui avait reconnu la primauté de la transaction intervenue entre les parties et rejeté les arguments de l’Agence du revenu du Québec (l’« Agence ») reposant sur le trompe-l’œil et l’application de la RGAÉ du Québec, relativement à l’article 127.6 de la Loi sur les impôts (« LI »), l’équivalent québécois de l’article 17 de la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada (« LIR »). Pour une discussion sur le jugement de première instance, en 2022, consultez l’article préalable de BLG traitant de cette affaire.
L’Agence soutenait que le juge de première instance avait erré en droit en concluant qu'il n'y avait pas de trompe-l'œil et que la RGAÉ ne devait pas s'appliquer. La Cour a fermement rejeté ces deux motifs d’appel.
Points à retenir
La décision de la Cour est importante pour les contribuables qui ont réalisé des opérations transfrontalières d'achat et de rachat d'actions (« repo ») : elle établit un solide précédent pour le traitement fiscal canadien des opérations de repo. Plus précisément, ses points saillants sont les suivants :
- La différence de traitement fiscal d'une opération repo entre le droit fiscal québécois et le droit fiscal américain n'est pas suffisante pour conclure à l’existence d’un trompe-l’œil.
- La Cour a réaffirmé la primauté de la substance juridique sur la substance économique en droit fiscal canadien, même après la décision de la Cour suprême dans l’affaire Deans Knight2, que nous avons analysée en juin 2023.
- Dans le contexte post-Deans Knight,la Cour a réaffirmé le droit du contribuable de choisir la structure la plus favorable sur le plan fiscal sans déclencher l’application de la RGAÉ.
Contexte : la structure de financement de Kone jugée non abusive lors du procès de 2022
Les cotisations fiscales visaient un repo structuré par Kone Inc. (« Kone »), une société canadienne faisant partie d’un groupe international, afin de financer deux acquisitions par sa société mère, Kone B.V.
À l'aide de fonds empruntés, Kone a acquis des actions privilégiées d'une société américaine (Kone U.S.) auprès d'une filiale étrangère (Kone B.V.). Simultanément, Kone a convenu de revendre les actions privilégiées à Kone B.V. à un prix plus élevé convenu au préalable, plus les dividendes cumulés payables deux ans plus tard. Pour les fins fiscales canadiennes, Kone a déduit l'intérêt payé sur les fonds empruntés pour financer l'acquisition des actions privilégiées tandis qu'aucun impôt n'était dû sur les dividendes versés sur ses actions. Le repo a été traité par les autorités fiscales américaines comme un prêt (puisqu’en matière de fiscalité américaine, la règle du « substance over form » s’applique) et les dividendes versés sur les actions privilégiées étaient déductibles à titre d'intérêts.
Lors du procès, l’Agence a soutenu que l'achat d'actions entre Kone et Kone B.V. était un trompe-l'œil destiné à déguiser un prêt. Le juge de première instance a rejeté cet argument puisque l’Agence n'a pas réussi à prouver la tromperie et l'illusion, donc n’est pas parvenue à établir que le repo était un trompe-l’œil.
L’Agence alléguait également que la RGAÉ devrait s’appliquer relativement à l'article 127.6 LI. Le juge de première instance a rejeté cet argument en déclarant que le repo était conforme à l'objet et l’esprit de l’article 127.6 de la LI, et ne constituait donc pas une opération abusive.
En appel, l’Agence a soumis que le juge de première instance avait erré en déterminant a) qu'il n'y avait pas de trompe-l'œil et b) que la RGAE n'était pas applicable.
Analyse : Une opération de repo transfrontalière n’est pas un trompe-l’œil et n’est pas captée par la RGAÉ
a. L’opération de repo ne constitue pas un trompe-l’œil
L'argument principal de l’Agence voulait que le repo soit un trompe-l'œil et qu'il s'agissait en réalité d'un prêt, de sorte que l'article 127.6 de la LI devait s'appliquer. Cet argument reposait sur le fait qu'en vertu du droit fiscal américain, la convention d'achat et de rachat d'actions était considérée, y compris par les conseillers fiscaux américains de Kone, comme un prêt. En réponse à cet argument, la Cour a réaffirmé la primauté de la substance juridique sur la substance économique aux fins de l'impôt canadien sur le revenu. Elle poursuit en déclarant au paragraphe 23 de ses motifs:
« Le simple fait que le droit fiscal américain examine la substance économique de l'opération de repo et la traite comme un prêt garanti, alors que le droit fiscal québécois examine la forme de l'opération, n'est pas suffisant pour transformer le repo en prêt aux fins de l'impôt québécois. En outre, cela ne signifie pas que le repo était un trompe-l'œil. Le contribuable est en droit, dans ces circonstances, de tirer parti de la différence de traitement de la transaction entre le droit fiscal québécois et le droit fiscal américain3. » [Traduction non officielle]
En s'appuyant sur la théorie du trompe-l’œil, l'Agence cherchait essentiellement à importer le traitement fiscal américain des repo en droit fiscal québécois. La Cour a confirmé la conclusion du juge de première instance selon laquelle l'Agence n'avait pas réussi à prouver l'élément de tromperie et d'illusion nécessaire pour conclure à l'existence d'un trompe-l’œil. Les deux cours ont accepté que, pour les fins fiscales québécoises, le repo a été exécuté tel que déclaré par Kone. Sa substance juridique était véritablement celle d'une convention d'achat et de rachat d'actions et la preuve présentée par l’Agence était insuffisante pour remettre en question cette conclusion de fait.
b. La RGAÉ n’était pas applicable
L'autre argument de l’Agence soutenait que le repo évitait indûment l'application de l'article 127.6 LI et tombait sous le coup de la RGAÉ. En première instance, il a été établi que le repo donnait lieu à un avantage fiscal et constituait une opération d’évitement. Kone n’a pas porté ces conclusions en appel. Ainsi, seule la troisième étape du test de la RGAÉ était susceptible d'être examinée en appel, à savoir si le repo était une opération abusive.
En adoptant une interprétation très large des motifs de la Cour suprême dans l'affaire Deans Knight, l'Agence soutenait que l’objet et l’esprit de l'article 127.6 LI ne devraient pas être limités aux prêts et autres « sommes dues », pour plutôt englober toute opération de financement effectuée par des sociétés canadiennes avec des non-résidents qui ne génère pas d'intérêts raisonnables.
La Cour a rejeté cet argument en soulignant sa dimension contradictoire. S’il est admis que l'objet et l'esprit de l'article 127.6 LI englobent toute opération de financement (y compris, mais sans s'y limiter, les prêts), il n’est pas possible d’adopter une interprétation restrictive de cet article en se limitant à la question de savoir si l'opération génère des intérêts :
« On ne peut ignorer le fait que les opérations de financement qui ne sont pas des prêts ne génèrent pas d'intérêts mais peuvent prévoir d'autres formes de rendement. Dans le cas présent, l'Agence ne peut pas requalifier le repo en prêt sans requalifier le dividende en intérêt. Un repo avec un rendement raisonnable sous forme de dividendes ne va pas à l'encontre de l'objet et l'esprit de l'article 127.6.4 » [Traduction non officielle]
La Cour a confirmé la décision de première instance selon laquelle Kone n'a pas abusé de l'article 127.6 LI et que la RGAÉ ne s'applique pas dans ces circonstances.
Implications futures
La Cour reconnaît l'asymétrie dans le traitement des opérations de repo entre le droit fiscal québécois et le droit fiscal américain. Cette asymétrie a permis à Kone de recevoir des dividendes non imposables de Kone U.S. alors que Kone U.S. a déduit le montant des dividendes à titre de dépenses d'intérêt.
Comme l'a noté la Cour, « cette asymétrie découle de la LI et des politiques sous-jacentes, et non pas d'une mesure inappropriée de la part du contribuable. » Kone a reçu des dividendes libres d'impôt puisqu'ils provenaient du compte de surplus exonérés de Kone U.S., constitué de ses revenus provenant d'une entreprise exploitée activement et sur lesquels Kone U.S. avait déjà payé l'impôt sur le revenu. Cette exonération est le résultat de la décision du législateur de promouvoir la neutralité d'importation de capitaux, qui permet aux entreprises québécoises de rester compétitives à l'échelle internationale en ne subissant pas de double imposition sur les revenus qu'elles tirent d'une entreprise exploitée activement à l'étranger.
La Cour a judicieusement reconnu que les contribuables peuvent mettre en place des structures pour minimiser leur fardeau fiscal tout en respectant la RGAÉ. « La RGAÉ n'exige pas que le contribuable choisisse la structure qui lui fera payer le plus d'impôts5. »
Les repos sont des instruments de financement courants et bien connus, qui constituent un marché d’envergure. Par conséquent, les tribunaux ne doivent pas imprégner l'analyse de l'abus d’un « jugement de valeur quant à ce qui est bien ou mal non plus qu’un jugement de valeur sur ce que devrait être une loi fiscale ou sur l’effet qu’elle devrait avoir6. » La Cour avertit que dans ce type de circonstances, les tribunaux doivent être prudents avant d'appliquer systématiquement la RGAÉ, en particulier dans le cas des repos :
« Premièrement, l'Agence et le législateur doivent être conscients de l'existence des repos et ils n'ont pas, à ce jour, prévu de règles spécifiques quant à leur traitement. Deuxièmement, l'étendue de ce marché signifie que l'application de la RGAÉ aux repos et l'imputation d'intérêts sur ceux-ci auraient des conséquences de grande ampleur que la Cour ne peut ni prévoir, ni contrôler. Dans ces circonstances, il serait inapproprié que la Cour tente de résoudre ce que l’Agence qualifie aujourd'hui de problème en appliquant la RGAÉ7. » [Traduction non officielle]
La décision de la Cour dans l'affaire Kone est une avancée positive pour les contribuables, tant en ce qui a trait au trompe-l’œil qu'à l’application de la RGAÉ, postérieurement à l'arrêt Deans Knight. La Cour a confirmé que la décision d'aborder la question des repos relève du législateur18.
Les repos étant dans le collimateur des autorités fiscales canadiennes, cette décision constitue un outil important pour aider les contribuables qui se sont engagés dans des repos transfrontaliers à résoudre les litiges découlant d'éventuelles cotisations de l'ARQ et de l'ARC.
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Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L. a agi en qualité de conseiller juridique de Kone Inc. dans ce dossier. Pour davantage de renseignements au sujet de cette affaire ou d’autres aspects relevant du litige fiscal, n’hésitez pas à communiquer avec les auteurs ou un autre membre de l’équipe Litige fiscal de BLG.
BLG remercie Youness Ellithi, stagiaire en droit, pour sa généreuse contribution à ce texte.