Kone c. ARQ
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Dans une décision rendue le 22 décembre 2022 par le juge Gatien Fournier, J.C.Q.1, la Cour du Québec a autorisé l’appel de sept (7) cotisations de la demanderesse Kone Inc., contribuable, en application de la Loi sur les impôts du Québec, RLRQ, c. I-3. (la « LIQ »), pour diverses années d’imposition (la « période visée »).
Points à retenir
- En l’absence de présomptions ou d’hypothèses de fait démontrant l’existence d’un trompe-l’œil, les cotisations ne bénéficient pas d’une présomption de validité.
- Le fardeau de réfuter ces allégations ne repose toutefois pas sur le contribuable; il incombe à l’Agence du revenu du Québec (l’« ARQ ») de prouver, selon la prépondérance des probabilités, les faits qui soutiennent sa prétention.
- Le principe américain de la primauté de la substance sur la forme (« substance over form ») ne s’applique ni au Canada ni au Québec.
- La règle générale anti-évitement (la « RGAÉ ») québécoise ne peut être utilisée pour donner une nouvelle interprétation à une opération légitime ayant des motifs fiscaux authentiques à l’extérieur du Québec parce que l’ARQ aurait préféré qu’elle soit traitée autrement.
Cette RGAÉ est similaire à celle en vigueur au fédéral; la décision de la Cour du Québec en vertu de l’article 127.6 de la LIQ peut donc aussi s’appliquer, avec les modifications qui s’imposent, à des questions soulevées relativement à l’article 17 de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « LIR »).
La Cour a annulé les cotisations émises par l’ARQ pendant la période visée pour les motifs suivants :
- Pour les années d’imposition 2002, 2003 et 2004, le revenu de Kone Québec Inc. (« KQI ») n’était pas assujetti aux intérêts réputés par l’article 127.6 de la LIQ.
- Pour les années d’imposition 2002, 2003 et 2004, KQI a réalisé des pertes autres qu’en capital; la société était donc autorisée à les reporter à des années précédentes ou suivantes.
Issue de divers regroupements au sein d’un groupe comprenant entre autres KQI, la demanderesse est la filiale active canadienne dont le contrôle ultime est assuré par une société ouverte finlandaise. Pendant la période visée, KQI avait droit à un surplus exonéré équivalant à ses dividendes cumulés et non versés relativement à Kone USA et à d’autres sociétés affiliées appartenant directement ou indirectement à Kone USA. La totalité des revenus gagnés par Kone USA, qui exerce des activités aux États-Unis, étaient tirés d’une entreprise exploitée activement, conformément à ce qui est énoncé dans la LIR.
Convention d’achat/de rachat d’actions
Kone Inc. (« Kone Canada ») a avancé des fonds à KQI sous forme de prêt portant intérêt et du produit d’une souscription d’actions. En vertu d’une convention d’achat d’actions, KQI a fait l’acquisition, auprès d’une société affiliée non résidente (Kone Holland B.V., [« Kone B.V. »]), des quatre catégories d’actions privilégiées autorisées d’une filiale générant activement des revenus aux États-Unis (Kone Holdings Inc., [« Kone USA »]), pour un prix d’achat total de 394 000 000 $ (soit 100 000 $ par action) (la « convention d’achat d’actions »). Les actions susmentionnées avaient récemment été émises à l’intention de Kone B.V. sous forme de dividende. Kone B.V. a utilisé les fonds reçus pour financer indirectement l’achat par le groupe Kone de sociétés complémentaires.
Simultanément, KQI et Kone B.V. ont conclu une entente de rachat d’actions en vertu de laquelle KQI a accepté de revendre à Kone B.V. les actions privilégiées en l’espace de trois à cinq ans à un prix plus élevé convenu au préalable (la « convention de rachat d’actions »). Conformément à cette entente, le rachat s’est effectué aux termes de l’article 589 de la LIQ et de l’article 93 de la LIR, et KQI a inclus les gains de la vente dans le calcul de ses dividendes réputés émanant du surplus exonéré associé à Kone USA.
Position de l’ARQ
Dans ce dossier, l’ARQ a d’abord adopté la position selon laquelle sa vérification initiale avait révélé que, pour les années d’imposition 2001 à 2003, Kone B.V. devait un montant de 394 000 000 $ à KQI, et que pour l’année d’imposition 2004, la dette de Kone B.V. s’établissait à 94 000 000 $, ce qui avait déclenché l’application de l’article 127.6 de la LIQ et de l’article 17(1) de la LIR. À l’étape de l’opposition, l’ARQ a toutefois abandonné cette position et plutôt avancé qu’à la suite de l’acquisition et de la disposition des actions de Kone USA par KQI en vertu de la convention d’achat d’actions et de la convention de rachat d’actions, il n’existait aucune dette entre les parties pour les fins de l’application de l’article 127.6 de la LIQ. Selon l’ARQ, l’objectif de procéder à l’acquisition et à la disposition des actions de Kone USA de cette manière était d’éviter ou de réduire le revenu que KQI aurait dû inclure dans son revenu imposable aux termes de l’article 127.6 de la LIQ. L’Agence a également invoqué la règle anti-évitement mentionnée à l’article 127.15 de la LIQ et à l’article 17(14) de la LIR.
L’ARQ cherchait à imputer un revenu d’intérêts à KQI en vertu de l’article 127.6 de la LIQ et de l’article 17(1) de la LIR, au motif que l’opération de rachat d’actions constituait un trompe-l’œil. Elle était également d’avis que le rachat représentait un prêt sans intérêt de KQI à Kone B.V. de même qu’une opération d’évitement abusive pour les fins de la RGAÉ.
Analyse de la Cour du Québec
L’analyse du juge Gatien Fournier, J.C.Q. a porté sur quatre questions principales :
- L’ARQ était-elle en droit d’invoquer la notion de trompe-l’œil ou l’application de la RGAÉ?
- Le fardeau de prouver les allégations de trompe-l’œil et la pertinence de l’application de la RGAÉ reposait-il sur l’ARQ?
- Les opérations de vente et de rachat d’actions entre Kone B.V. et KQI constituaient-elles un trompe-l’œil visant à cacher ou à camoufler un prêt?
- La demanderesse, Kone, était-elle assujettie à la RGAÉ québécoise?
Le juge Fournier, J.C.Q. a conclu que l’ARQ pouvait invoquer la notion de trompe-l’œil et la RGAÉ, mais il a tout de même rejeté les allégations en ce sens.
Rejet de l’allégation de trompe-l’œil
L’ARQ a seulement invoqué la notion de trompe-l’œil pendant la phase judiciaire, jamais pendant ses vérifications ou les démarches d’opposition. En l’absence de présomptions ou d’hypothèses de fait, le fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un trompe-l’œil revenait à l’ARQ. Les preuves présentées par l’Agence n’ont pas convaincu le juge Fournier, J.C.Q. En fait, la Cour a jugé que les éléments de preuve mis de l’avant reflétaient l’intention commune des parties et démontraient clairement que les droits et obligations découlant de l’opération d’acquisition et de disposition avaient été respectés, écartant ainsi l’allégation de tromperie et de trompe-l’œil.
Selon la Cour, l’interprétation des effets juridiques véritables de la convention d’achat d’actions et de la convention de rachat d’actions est ce qui a soulevé des questionnements chez l’ARQ. Cependant, en l’absence d’éléments de tromperie, une impression divergente quant aux effets juridiques de transactions entre des parties ne fait pas pour autant de ces dernières un faux-semblant ou un trompe-l’œil. Qui plus est, le juge Fournier, J.C.Q. a souligné que les parties aux opérations avaient reconnu que le rachat avait été structuré convenablement en tant que vente d’actions privilégiées aux États-Unis, et ce, même conformément au droit fiscal américain. La Cour était aussi d’accord avec le rapport d’expert, catégorique, présenté par la demanderesse, en plus de conclure qu’en l’absence de l’application au Canada et au Québec du principe de la primauté de la substance sur la forme, la vente et le rachat d’actions ne constituaient pas une acquisition pour les fins de la fiscalité américaine. Autrement dit, les opérations d’achat et de vente d’actions au Canada et aux États-Unis devaient être traitées en examinant le principe de la primauté de la substance sur la forme, en l’occurrence en se demandant s’il était possible de conclure, pour les fins de la fiscalité américaine, que KQI détenait une dette garantie par les actions de Kone USA et dont le débiteur était Kone B.V. La notion de la primauté de la substance sur la forme ne s’appliquant pas au Canada ni au Québec, les obligations juridiques véritables convenues entre les parties au Canada et au Québec devaient être maintenues.
Rejet de l’application de la règle générale anti-évitement québécoise en l’absence d’abus
La Cour du Québec a rejeté l’application de la RGAÉ puisqu’aucun abus aux termes de l’article 127.6 de la LIQ n’a pu être établi. Elle a concédé l’existence d’un avantage fiscal, mais n’a pu affirmer hors de tout doute que les opérations avaient été entreprises ou planifiées pour d’autres raisons. En outre, la Cour s’est rangée du côté de la demanderesse pour dire que l’ARQ tentait d’utiliser la RGAÉ pour donner une nouvelle interprétation à une opération légitime ayant des motifs fiscaux authentiques à l’extérieur du Québec parce qu’elle aurait préféré qu’elle soit traitée différemment.
La Cour a par ailleurs conclu que l’opération d’acquisition et de disposition, de même que l’avantage fiscal qui en a découlé, étaient conformes à l’objet et à l’esprit de l’article 127.6 de la LIQ. Il a donc été impossible d’établir l’existence d’un abus. Le juge Fournier, J.C.Q. a notamment justifié sa décision de rejeter l’application de la RGAÉ comme suit :
« Cette mesure adoptée par le législateur vise à prévenir l’exportation de revenu et [à] empêcher les sociétés canadiennes d’utiliser leur capital à l’extérieur du Canada au moyen de prêts ou d’avances qui ne portent pas intérêt à un taux raisonnable et qui demeurent impayés pendant plus d’une année » – ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L. a agi en qualité de conseiller juridique de Kone Inc. dans ce dossier. Pour plus de détails, n’hésitez pas à communiquer avec l’une des autrices du présent article ou le groupe Droit fiscal de BLG.
1 Kone inc. c. Agence du revenu du Québec, 2022 QCCQ 9892, qui peut toujours faire l’objet d’un appel.