Par Steve Suarez, Laurie Goldbach et Elizabeth Egberts1
Le 26 mai 2023, la Cour suprême du Canada (la « CSC » ou la « Cour ») a rejeté l’appel d’un contribuable dans Deans Knight Income Corp. c. Canada, 2023 CSC 16 (l’« arrêt Deans Knight »). Cette décision attendue avec impatience concerne la règle générale anti-évitement (la « RGAÉ ») de l’article 245 de la Loi de l’impôt sur le revenu2 (la « Loi »). Dans certaines situations données, cette règle permet à l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») de réexaminer les attributs fiscaux d’une opération. En effet, la RGAÉ s’applique lorsqu’un contribuable a conclu une opération ou une série d’opérations dans le but principal d’obtenir un avantage fiscal, et ce, de manière à entraîner l’abus d’une ou de plusieurs dispositions de la Loi. Jusqu’à maintenant, la jurisprudence en la matière a établi qu’il convient de procéder à un examen en deux étapes pour évaluer si une opération constitue un abus : la Cour doit d’abord déterminer l’objet et l’esprit des dispositions de la Loi pertinentes (leur raison d’être), puis décider si l’opération en question les contrecarre.
Dans l’arrêt Deans Knight, la Cour s’est penchée sur l’application de la RGAÉ dans le cas d’opérations conçues précisément pour éviter de déclencher l’application de la restriction au report des pertes d’une société prévue au paragraphe 111(5) de la Loi, laquelle limite les possibilités pour une société de reporter ses pertes à une année d’imposition ultérieure à la suite d’une acquisition de contrôle3. Ces règles interprètent le terme « contrôle » au sens de la notion de « contrôle de jure », qui évoque le contrôle ou la propriété par une personne d’un nombre d’actions lui donnant la majorité des votes dans l’élection du conseil d’administration d’une société4. Le contribuable dans cette affaireétait une société ouverte qui cherchait à monétiser des pertes d’une somme de 90 M$5 au moyen d’une série de transactions soigneusement orchestrées pour éviter de déclencher une acquisition du contrôle de jure et ainsi être en mesure d’utiliser ces pertes.
Points à retenir
Dans une décision à 7 contre 1, la Cour suprême a jugé que le contribuable avait contrecarré la raison d’être du régime de restriction au report des pertes d’une société, car une partie n’ayant aucun lien avec la société avait acquis l’« équivalent fonctionnel » du contrôle de jure au moyen d’ententes contractuelles qui ne sont pas compatibles avec la détermination de ce pouvoir à l’extérieur de la RGAÉ. La Cour a ainsi retenu le critère de contrôle de jure comme constituant le seuil inhérent à la détermination de l’objet et l’esprit des règles de restriction au report des pertes d’une société et essentiellement rejeté les critères de « contrôle réel » ou de « contrôle effectif » de seuils inférieurs suggérés par les tribunaux inférieurs et la Couronne. La juge Côté, dissidente, a noté qu’à son avis les juges majoritaires avaient ignoré les « manières radicalement différentes » dont les droits de vote et les ententes contractuelles sont exécutés en introduisant la notion d’« équivalent fonctionnel », ce qui « s’écarte de l’expression claire par le Parlement […] d’un test fondé sur le contrôle de jure ».
L’arrêt Deans Knight appuie l’application continue de principes juridiques de longue date et affine l’approche à adopter pour analyser la RGAÉ sans contredire la jurisprudence existante en la matière. Cette affaire ne change donc pas considérablement le cadre juridique de la RGAÉ, puisque le raisonnement de la Cour se rattache justement au critère de contrôle de jure utilisé sous le régime de restriction au report des pertes d’une société; de plus, Deans Knight n’établit pas de nouveaux principes juridiques et sa conclusion se base en grande partie sur des éléments factuels. D’un point de vue pratique, Deans Knight démontre que si un contribuable parvient à un résultat hautement similaire à ce que prévoit une disposition particulière – ou à son équivalent fonctionnel, comme il a été établi dans le dossier qui nous intéresse –, ce résultat risque de s’inscrire dans la raison d’être de cette disposition, de sorte que la RGAÉ s’applique.
Ce dossier illustre aussi que les tribunaux n’hésitent pas à appliquer la RGAÉ de manière souple et générale afin d’empêcher des résultats contraires à l’intention du Parlement. Deans Knight confirme que les modifications à la RGAÉ proposées par le gouvernement fédéral dans son budget du 28 mars 2023 sont inutiles; la jurisprudence existante, appuyée et affinée par ce dossier, répond déjà aux questions liées à l’abus des dispositions de la Loi que ces modifications législatives seraient censées régler. À la lumière des indications claires de la Cour en la matière, il serait judicieux que le gouvernement repense son projet de réforme de la RGAÉ.
Contexte
Le contribuable, Deans Knight, était à la base une société ouverte se spécialisant dans la recherche sur les médicaments et la vente d’additifs alimentaires nutritionnels. Après une période de difficultés financières, elle a subi une réorganisation et est devenue la filiale en propriété exclusive de NewCo, société à grand nombre d’actionnaires cotée en bourse. NewCo et Deans Knight ont conclu un accord (la « convention d’investissement ») avec une partie non liée, Matco.
- Pour une somme de 3 M$, Deans Knight a émis en faveur de Matco une débenture pouvant être convertie en 35 % des actions avec droit de vote et 100 % des actions sans droit de vote de Deans Knight, ce qui représentait collectivement 79 % des actions de cette dernière.
- Les activités du contribuable et les 3 M$ ont ensuite été transférés à NewCo, à la suite de quoi Deans Knight est devenue « une coquille sans actif et avec une seule dette; une obligation de verser le capital et les intérêts à Matco aux termes de la débenture convertible » 6.
- Matco a convenu d’utiliser son expertise pour organiser une occasion d’affaires pour Deans Knight visant à recueillir de nouveaux fonds, en l’occurrence un premier appel public à l’épargne (un « PAPE »). Afin d’éviter de déclencher une acquisition du contrôle de jure en vertu du paragraphe 111(5) de la Loi, les fonds seraient utilisés pour établir une entreprise dont les revenus seraient protégés par les pertes fiscales de Deans Knight.
- Matco a en outre été tenue de payer un montant supplémentaire de 800 000 $ à NewCo (entre autres pour acquérir les actions de Deans Knight).
Le produit du PAPE de 100 M$ devait être géré par Deans Knight Capital Management Ltd. et utilisé pour acheter des titres de créance qui généreraient un revenu, lequel serait mis à l’abri de l’impôt grâce aux pertes, déductions et crédits totalisant 90 M$ accumulés par Deans Knight de 2009 à 2012. Matco a exercé son droit et converti la débenture de Deans Knight en actions avec et sans droit de vote, pour ensuite acheter les actions de NewCo pour 800 000 $, comme convenu. NewCo a donc reçu un total de 3,8 M$ pour les actions de Deans Knight; la valeur des actions de Deans Knight cotées en bourse détenues par Matco à la suite du PAPE était de 5 M$.
Décisions des tribunaux inférieurs
Cour canadienne de l’impôt
Dans son examen, la Cour canadienne de l’impôt (la « CCI ») a statué que la première étape du test relatif à la RGAÉ s’appliquait en l’espèce, le contribuable ayant obtenu un avantage fiscal des opérations en cause. En ce qui a trait à la deuxième étape du test, la CCI a déterminé que l’objectif principal des opérations était de monétiser les attributs fiscaux du contribuable, ce qui en faisait des opérations d’évitement. Son analyse a également fait ressortir ce qui suit7 :
- l’objet et l’esprit de l’alinéa 111(1)a), qui permet aux contribuables d’utiliser les pertes d’une société d’une année donnée durant une année d’imposition ultérieure, est d’« offrir un allègement aux contribuables qui ont subi des pertes étant donné que l’État, quand il prélève un impôt sur le revenu, tire profit de leurs revenus »;
- l’objet et l’esprit du paragraphe 111(5) est « la restriction des manipulations des pertes d’une société par une nouvelle personne ou un nouveau groupe de personnes qui assume le contrôle effectif des actions de la société »;
- l’objet et l’esprit du paragraphe 256(8) est d’« empêcher un contribuable de contourner les dispositions sur l’évitement fiscal en acquérant le contrôle sur les actions ou les droits de vote rattachés aux actions pour s’approprier le contrôle effectif d’une société ».
Après s’être penchée sur ces raisons d’être, la CCI a statué que l’avantage fiscal obtenu ne constituait pas un abus, principalement parce que « Matco n’avait pas concrètement le contrôle effectif de [Deans Knight], ou n’avait pas besoin de ce contrôle pour mener à bien le plan fiscal »8.
Cour d’appel fédérale
La Couronne a interjeté appel de la décision de la CCI devant la Cour d’appel fédérale (la « CAF »). Dans une décision unanime, cette dernière a conclu que les opérations en cause constituaient en effet un abus du paragraphe 111(5), déclenchant l’application de la RGAÉ de façon à empêcher le contribuable d’utiliser toute perte datant d’avant l’acquisition du contrôle en vertu du régime de restriction au report des pertes d’une société.
La CAF a confirmé que la CCI avait eu raison d’interpréter le paragraphe 111(5) comme ayant pour objet et pour esprit « la restriction des manipulations des pertes d’une société par une nouvelle personne ou un nouveau groupe de personnes qui assume le contrôle effectif des actions de la société ». Elle a cependant apporté certaines précisions concernant le concept de « contrôle effectif » dans ses motifs.
[72] Toutefois, l’énoncé de la Cour de l’impôt concernant la raison d’être du paragraphe 111(5) manque de clarté. Les observations présentées à notre Cour à propos de ce qu’entendait la Cour de l’impôt par « contrôle effectif » le montrent bien. Je reformulerais l’objet et l’esprit du paragraphe 111(5) dans les termes suivants : il vise à restreindre l’utilisation de certaines pertes, y compris les pertes autres que les pertes en capital, lorsqu’une personne ou un groupe de personnes acquiert le contrôle réel des actions d’une société, par un contrôle de jure ou autrement.
. . .
[93] Pour ces motifs, je conclus que l’objet et l’esprit du paragraphe 111(5) sont au moins en partie de restreindre l’utilisation de certaines pertes, y compris les pertes autres que les pertes en capital, lorsqu’une personne ou un groupe de personnes acquiert le contrôle réel des actions d’une société, par un contrôle de jure ou autrement.
En outre, la CAF a expliqué au paragraphe 83 de ses motifs que la CCI n’utilisait pas l’expression « contrôle effectif » comme un synonyme de « contrôle de jure »; elle l’a par conséquent remplacée par« contrôle réel » afin d’éviter toute confusion9, créant une nouvelle norme propre à la raison d’être du paragraphe 111(5) :
[83] Il est vrai que l’objet ou l’esprit du paragraphe 111(5), tel qu’il est formulé ci-dessus, inclut des formes de contrôle de jure et de contrôle de facto. Toutefois, le critère du contrôle réel est différent du critère du contrôle de facto du paragraphe 256(5.1) de la Loi. De plus, il faut se rappeler que la RGAÉ a pour but de compléter les dispositions de la Loi, en visant l’évitement fiscal abusif. Je ne vois rien d’incohérent dans la conclusion selon laquelle l’objet ou l’esprit du paragraphe 111(5) prend en considération différentes formes de contrôle, même si le libellé de la disposition se limite au contrôle de jure.
Deans Knight a présenté une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême, invoquant l’importance et la portée des enjeux abordés dans ce dossier pour un large éventail de contribuables canadiens. Le 10 mars 2022, la Cour suprême a accueilli la demande d’appel, lequel porterait sur les questions suivantes :
- la CAF a-t-elle commis une erreur en se basant sur la RGAÉ pour conclure que l’intention du Parlement aux paragraphes 37(6.1), 111(5) et 127(9.1) de la Loi était de déterminer le « contrôle réel »?
- la CAF a-t-elle commis une erreur en allant à l’encontre des conclusions du juge de première instance pour déterminer que les opérations d’évitement constituent un abus des dispositions des paragraphes 37(6.1), 111(5) et 127(9.1)10?
Jugement de la CSC
Dans un jugement à 7 contre 1 rédigé par le juge Rowe, la Cour suprême a conclu que les opérations étaient abusives, de telle sorte que la RGAÉ s’appliquait pour justifier le refus des avantages fiscaux.
Elle a d’abord examiné divers principes liés à l’application de la RGAÉ précédemment établis dans la jurisprudence, soulignant qu’il est inévitable qu’une incertitude subsiste quant à l’application d’une disposition générale comme la RGAÉ, mais que celle-ci établit un équilibre qui fournit un degré raisonnable de certitude. Elle a ensuite rappelé le test en trois étapes qui consiste à se poser les questions suivantes : (1) y a-t-il eu avantage fiscal; (2) l’opération ayant généré l’avantage fiscal était-elle une opération d’évitement; et (3) l’opération d’évitement était-elle abusive?
Toujours selon la Cour, il est crucial de faire la distinction entre la raison d’être d’une disposition et les moyens qui ont été choisis pour y donner effet lorsque vient le temps d’en déterminer l’objet et l’esprit. La CSC a également affirmé que dans les cas où cette analyse exige un examen du texte, du contexte et de l’objet d’une disposition, les tribunaux doivent se demander ce que celle-ci révèle sur l’intention et les préoccupations sous-jacentes du Parlement, plus particulièrement en ce qui concerne la relation entre la disposition dont le contribuable aurait abusé et le régime particulier auquel elle appartient.
En l’espèce, il a été déterminé qu’un examen du texte, du contexte et de l’objet du paragraphe 111(5) révélait sa raison d’être comme étant l’interdiction de reporter des pertes d’une société en cas de manque de continuité au sein de celle-ci, en fonction à la fois de l’identité de ses actionnaires majoritaires et de ses activités commerciales. La Cour a toutefois souligné que la raison d’être du paragraphe 111(5) n’était pas pleinement reflétée dans le critère du contrôle de jure et qu’il convenait plutôt d’effectuer un examen des dispositions connexes qui étendent et restreignent les circonstances dans lesquelles une acquisition du contrôle peut se produire, notamment en regardant plus loin que la documentation normalement utilisée pour procéder à une analyse fondée sur le critère du contrôle de jure. L’objet et l’esprit du paragraphe 111(5), ensemble, consistent à « empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires »11.
À la suite de son examen de la situation, la Cour a conclu que les parties étaient parvenues à un résultat que le Parlement cherchait à éviter puisque leurs opérations permettaient à Matco (une partie non liée) d’obtenir l’« équivalent fonctionnel » d’une acquisition du contrôle de jure de Deans Knight en vertu d’une convention d’investissement contournant le paragraphe 111(5).
La Cour a plus précisément décrit les faits comme suit :
- Matco a obtenu par contrat la faculté de sélectionner les administrateurs de Deans Knight;
- La convention d’investissement a eu pour effet de restreindre grandement les pouvoirs du conseil d’administration qui, n’eût été l’opération court-circuit ayant eu lieu dans la présente affaire, surviendrait normalement par la voie d’une convention unanime des actionnaires et qui déclencherait une acquisition du contrôle de jure;
- Les opérations ont permis à Matco de retirer des avantages financiers importants, tout en privant l’actionnaire votant majoritaire de Deans Knight de tous les droits essentiels qu’il aurait pu habituellement exercer. Toute liberté résiduelle qu’avait Deans Knight était illusoire parce que la convention lui interdisait de se livrer à toute activité autre que l’étude et l’acceptation de l’occasion d’affaires, et parce que le refus de l’occasion d’affaires était lourd de conséquences.
CSC : opinion dissidente
La juge Côté a émis l’opinion dissidente que le pourvoi aurait dû être accueilli et que les juges majoritaires avaient adopté une approche ad hoc qui élargissait la notion de contrôle en y incluant un vaste éventail de facteurs opérationnels, et ce, malgré l’adoption non équivoque par le Parlement du critère de contrôle de jure au paragraphe 111(5). Selon elle, les juges majoritaires n’ont pas tenu compte du principe fondamental voulant que la RGAÉ ne serve pas et ne puisse pas servir à passer outre à l’intention spécifique du Parlement quant à des dispositions de la Loi. S’appuyant sur la jurisprudence, elle a de plus affirmé que toute analyse de la RGAÉ doit se faire à l’aide de la même méthode que celle employée par la CSC pour toute interprétation législative. Effectivement, le texte d’une disposition peut parfois s’avérer déterminant, particulièrement dans le cas de règles anti-évitement comme celles du paragraphe 111(5), où la question clé consiste à savoir si le Parlement avait spécifiquement l’intention d’empêcher ou de permettre un certain type d’opérations.
La juge Côté, en adoptant l’approche interprétative de la Cour, a estimé que l’objet et l’esprit du paragraphe 111(5) étaient de restreindre l’utilisation des attributs fiscaux d’une société par une partie non liée lorsque celle-ci y accède au moyen d’une acquisition du contrôle de jure. Le Parlement, en formulant la raison d’être des règles de restriction au report des pertes d’une société, n’a jamais eu l’intention que les tribunaux examinent d’autres facteurs que ceux relatifs à la propriété d’actions pour déterminer qui détient le contrôle de la société. La juge Côté a ajouté que le fait d’introduire le principe d’« équivalent fonctionnel », qui traite une convention d’investissement comme un acte constitutif, revenait à ignorer les « manières radicalement différentes » dont ces types d’ententes sont exécutés et contrevenait à « l’expression claire par le Parlement au par. 111(5) d’un test fondé sur le contrôle de jure pour restreindre l’utilisation des pertes ».
Commentaire
Affinement de la jurisprudence entourant la RGAÉ
Fondamentalement, la décision de la CSC dans l’arrêt Deans Knight n’offre pas vraiment de nouvelles indications sur les manières d’interpréter ou d’appliquer la RGAÉ; elle représente plutôt un affinement de la jurisprudence établie, une grande partie du jugement étant consacré à l’examen du droit actuel. Plus précisément, la Cour a repris un test en trois étapes existant et confirmé le besoin de déterminer l’objet et l’esprit des dispositions pertinentes de la Loi lorsqu’il est question d’évaluer si une opération d’évitement constitue un abus de ces dernières12.
Il n’est pas inédit ou controversé de déclarer que « rien n’empêche d’appliquer la RGAÉ lorsque la Loi prévoit des conditions précises auxquelles il faut satisfaire pour atteindre un résultat en particulier, comme dans le cas d’une règle anti‑évitement spécifique » (voir le paragraphe 71 de la décision de la CSC). Comme l’a souligné la Cour, les dossiers précédents relatifs à la RGAÉ ont tous été abordés de la même façon. Son affirmation que « les dispositions spécifiques rédigées minutieusement sont, elles aussi, susceptibles d’abus » (voir le paragraphe 72 de ses motifs) ne semble pas faire l’objet de contestations sérieuses; cela dit, le processus utilisé pour déterminer l’objet et l’esprit de dispositions demeure en constante évolution.
Bien que la détermination de l’objet et l’esprit des règles de restriction au report des pertes d’une société ait une valeur de précédent limitée en raison des modifications réglementaires qui ont suivi, le jugement de la CSC indique clairement qu’elle a jugé bon d’appuyer et d’affiner légèrement les analyses de la RGAÉ existantes. Il est alors raisonnable de conclure que la Cour considère la RGAÉ comme étant à la hauteur des intentions du Parlement et qu’il n’est pas nécessaire d’y apporter de changements importants13.
Rejet du test du « contrôle réel » par la CSC
Le jugement dans Deans Knight réalise deux objectifs importants. En premier lieu, il rejette les expressions « contrôle réel » et « contrôle effectif » utilisées par la CAF et la CCI dans leurs formulations de l’objet et l’esprit du paragraphe 111(5) de la Loi. Le critère de « contrôle réel », qui incluait des éléments du contrôle de jure et de facto, mais prétendait s’en distinguer, a créé de la confusion dans le monde des affaires ainsi que chez les fiscalistes. En remplaçant l’expression « contrôle effectif » employée par la CCI par « contrôle réel », la CAF a en fait « exacerbé le problème », selon la Cour suprême. Il était donc approprié que cette dernière écarte ces formulations trop vagues et apporte enfin des certitudes tant attendues aux contribuables canadiens.
En deuxième lieu – et plus important encore –, la Cour a catégoriquement accepté le critère de contrôle de jure mentionné dans la Loi comme le marqueur utilisé par le Parlement pour l’application de la raison d’être du paragraphe 111(5)14 :
[128] Comme je l’ai expliqué, le critère du contrôle de jure a été utilisé au par. 111(5) comme moyen de mettre en œuvre les objectifs énoncés par le Parlement parce que ce critère reconnaît à juste titre que l’obtention d’une majorité des actions avec droit de vote confère la capacité d’élire le conseil d’administration et, partant, de contrôler la gestion des affaires de la société (Buckerfield’s, p. 302‑303; Duha Printers, par. 35‑36). Matco est parvenu à l’équivalent fonctionnel d’une telle acquisition du contrôle au moyen de la convention d’investissement, tout en contournant le par. 111(5), parce qu’elle a utilisé des opérations distinctes pour démanteler les droits et avantages dont jouirait normalement un actionnaire majoritaire. Plusieurs aspects des opérations en cause illustrent cette équivalence fonctionnelle, ce par quoi je veux dire que Matco a atteint le résultat que le Parlement visait à prévenir, sans directement acquérir les droits qui auraient déclenché l’application du par. 111(5) (Trustco, par. 57; Copthorne, par. 69).
Le jugement de la CSC s’articule autour de ce deuxième point. Ni la CAF ni la Couronne n’ont accepté le critère de contrôle de jure comme étant inhérent à l’objet et à l’esprit du régime de restriction au report des pertes d’une société, et la CSC (dans les motifs de jugement comme dans les motifs dissidents) a grandement dissipé l’incertitude à cet égard en rejetant le test proposé qui se fondait sur le degré de contrôle exercé sur une société. Le critère de contrôle de jure a en fait été reconnu dans Deans Knight comme la pierre angulaire de la raison d’être des dispositions législatives pertinentes, le seuil étant le degré de contrôle acquis lorsqu’une personne détient la majorité des actions avec droit de vote d’une société et peut donc en diriger les activités, ou l’« équivalent fonctionnel ». La conclusion de la Cour peut être paraphrasée comme suit : la raison d’être des règles de restriction au report des pertes d’une société est contrecarrée lorsqu’une personne ou un groupe de personnes obtient l’équivalent fonctionnel du contrôle de jure, et ce, même si cette acquisition du contrôle n’entre pas dans la définition juridique de la notion ou si elle est obtenue par des moyens qui ne cadrent pas avec cette dernière. Il s’agit d’un dénouement raisonnable, même considérant qu’il faudra faire preuve d’une certaine souplesse et que des divergences subsisteront quant à ce qui constitue un « équivalent fonctionnel ». Contrairement aux arguments en faveur d’un critère de contrôle au seuil inférieur, la décision de la CSC a le mérite d’être claire et précise sur le plan conceptuel, puisqu’elle adhère étroitement au texte et au contexte des dispositions pertinentes qui font normalement appel au critère de contrôle de jure.
Le juge Rowe a soigneusement étudié l’historique législatif des règles de restriction au report des pertes d’une société afin d’en établir l’objet (« le pourquoi » et « le comment », pour rependre ses mots). Il a ensuite élaboré une formulation de la raison d’être de ces dernières qui s’avère plutôt large; peut-être même trop, en tout respect, si l’on se fie à une analyse approfondie de la Loi et d’éléments extrinsèques pertinents :
[78] La première étape de l’analyse du caractère abusif, soit cerner l’objet et l’esprit des dispositions en cause, est une question de droit isolable, assujettie à la norme de la décision correcte (voir Alta Energy, par. 50, citant Trustco, par. 44; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8). Pour cerner la raison d’être sous‑jacente du par. 111(5), il faut considérer le texte, le contexte et l’objet de la disposition (Copthorne, par. 70). Un tel examen révèle que le Parlement avait l’intention d’interdire que des tiers n’ayant aucun lien avec une société, qui en acquièrent le contrôle et en changent les activités puissent en déduire les pertes inutilisées. J’énoncerais donc ainsi l’objet et l’esprit du par. 111(5) : empêcher que des sociétés soient acquises par des parties avec qui elles n’étaient pas liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés pour réduire le revenu d’une autre entreprise au profit des nouveaux actionnaires.
. . .
[113] À la lumière de ce qui précède, le par. 111(5) a pour raison d’être d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. Le Parlement a cherché à garantir que l’absence de continuité quant à l’identité d’une société soit accompagnée d’une rupture correspondante dans la capacité de reporter des pertes autres qu’en capital. Voilà la raison d’être sous‑jacente de la disposition et ce qui explique correctement ce qui a incité le Parlement à adopter le par. 111(5).
La référence à la notion d’« acquisition » dans le paragraphe susmentionné est plutôt vague et laisse place à l’interprétation, comme le souligne la juge Côté. Cependant, l’application de l’expression se veut limitée et pragmatique; les règles entrent en ligne de compte dans le cas où une partie non liée obtient l’équivalent fonctionnel du contrôle de jure, même lorsque cela se produit par d’autres moyens que ceux prévus par le test au paragraphe 111(5) (par exemple par l’entremise d’ententes contractuelles ne se rapportant pas aux droits de vote conférés par des actions).
On ne saurait trop souligner à quel point il est important que la Cour suprême ait rattaché le seuil de déclenchement de l’application de la raison d’être du régime de restriction au report des pertes d’une société (c.-à-d. un degré de contrôle qui correspond à l’équivalent fonctionnel du contrôle de jure) au test du contrôle de jure habituellement utilisé. Ce faisant, elle a refusé l’invitation de la Couronne à appliquer un critère de contrôle inférieur à celui établi par le Parlement15 ou un autre critère n’ayant aucun lien avec le contrôle; elle a également jugé que l’atteinte de l’équivalent fonctionnel du contrôle au moyen de méthodes différentes de celles prévues par la Loi contrecarrait l’intention du Parlement. Le fait que la Cour, dans son analyse de la raison d’être des dispositions pertinentes, s’appuie sur le test du contrôle de jure relatif aux règles de restriction au report des pertes d’une société devrait être très rassurant pour la communauté des affaires. Cette délimitation de la portée concrète de l’objet et l’esprit des dispositions pour n’y inclure que ce qui est manifestement évident dans l’application des dispositions ne se rapportant pas à la RGAÉ est possiblement le principe juridique ayant la plus grande valeur de précédent à être ressorti de Deans Knight.
Motifs dissidents de la juge Côté
La juge Côté propose une formulation de l’objet et de l’esprit du paragraphe 111(5) et des dispositions connexes beaucoup plus pointue :
[175] En somme, un changement de contrôle est l’unique élément déclencheur des restrictions sur l’utilisation des pertes au par. 111(5). La notion de « contrôle » est donc essentielle à la mise en œuvre du par. 111(5), et toute formulation de son objet et son esprit qui n’en tient pas compte manque de cohérence. À mon avis, le par. 111(5) a pour objet et esprit d’interdire le report des pertes d’une société lorsqu’une personne ou un groupe de personnes en a acquis le contrôle de jure.
La juge Côté s’est dite préoccupée par les nombreuses possibilités d’interprétation d’« équivalent fonctionnel »16, en plus d’exprimer son désaccord avec l’acceptation de cette notion comme faisant partie de l’objet et de l’esprit du paragraphe 111(5) dans le cadre d’une acquisition du contrôle de jure. Les différences entre les motifs de jugement et les motifs dissidents dans Deans Knight se déclinent en trois volets principaux :
- Les juges majoritaires ont déterminé que l’équivalent fonctionnel d’une acquisition de contrôle de jure pouvait déclencher l’application des règles sur le report des pertes d’une société, alors que la juge Côté a indiqué être d’avis que le seul critère à employer pour l’application des règles devait être l’acquisition du contrôle de jure17.
- En n’appliquant pas strictement le critère de contrôle de jure, la Cour a indiqué qu’il était acceptable de considérer des facteurs et des moyens qui ne sont pas nécessairement rattachés à la propriété d’actions avec droit de vote (p. ex. des contrats commerciaux comme la convention d’investissement) et que ce critère ne reflétait pas pleinement l’intention du Parlement18; la juge Côté n’aurait pas procédé de cette façon.
- À la lumière des faits, les juges majoritaires ont conclu que Matco avait obtenu l’équivalent fonctionnel du contrôle de jure, alors que la juge Côté a atteint une tout autre conclusion – elle a même affirmé qu’il était impossible d’atteindre ce niveau de contrôle en raison des différences juridiques significatives entre les droits de vote rattachés aux actions et les contrats commerciaux comme la convention d’investissement.
La juge Côté a exprimé l’avis que lorsque les tribunaux examinent l’intention qu’avait le Parlement en adoptant ces règles pour appliquer le critère de démarcation de jure, ils devraient se limiter à évaluer non seulement le même degré de contrôle que celui conféré par le contrôle de jure, mais aussi s’attarder aux mêmes facteurs et méthodes (par exemple pour ce qui touche les droits de vote rattachés aux actions) que ceux pris en compte par le test du contrôle de jure prévu par la Loi. La conclusion de la juge était que le contrôle de Matco, quel qu’il soit, avait été obtenu au moyen de facteurs comme les droits contractuels conférés par la convention d’investissement ne faisant pas partie de l’analyse du contrôle de jure considérant les droits de vote rattachés à la propriété d’actions. Les opérations en cause ne pouvaient donc pas être jugées comme abusives.
La juge Côté, dans ses motifs dissidents, s’est essentiellement rangée du côté de l’appelante pour ce qui touche par exemple la question juridique des facteurs acceptables et pertinents dans la détermination de l’objet et de l’esprit des règles de restrictions au report de pertes d’une société et le degré de contrôle requis pour déclencher l’objet et l’esprit de ces dernières. Elle a fait une interprétation rigoureuse et textuelle du régime de restriction au report des pertes d’une société et de la RGAÉ, s’opposant à l’approche ad hoc des juges majoritaires. Elle a d’abord émis l’opinion que la prépondérance de la preuve concernant le texte et le contexte des règles de restriction établissait que l’intention du Parlement était probablement de limiter la capacité d’une société à utiliser ses propres pertes à la suite d’une acquisition de contrôle de jure, en fonction des droits de vote rattachés aux actions. La juge Côté n’a pas donné d’exemples de preuves précises19, mais pensons notamment à l’exclusion constante de facteurs autres que les droits de vote rattachés aux actions dans le texte des dispositions pertinentes20, à l’absence de toute mention de tels facteurs dans les documents extrinsèques connexes, aux nombreuses occasions qu’a eues le gouvernement d’exprimer son intention d’inclure ces facteurs dans l’objet et l’esprit des règles (dans ses notes explicatives ou en adoptant le test du contrôle de facto), à la modification du paragraphe 256.1, aux décisions anticipées en matière d’impôt de l’ARC à propos de la monétisation des pertes, ainsi qu’au fait que la planification fiscale abusive était une possibilité connue du Parlement lorsqu’il a adopté les règles.
Plus important encore, la juge Côté note la différence profonde et concrète entre le contrôle conféré par la propriété de la majorité des actions avec droit de vote d’une société et celui que procure une entente contractuelle :
[178] Ce nouveau concept assimile la convention d’investissement à un acte constitutif de la société pour les fins de l’analyse du contrôle (par. 122). La nuance qui échappe à mon collègue est la suivante : les actes constitutifs et les accords externes sont exécutés de manières radicalement différentes. Ceci étant, un contrat ordinaire ne peut jamais être l’équivalent fonctionnel d’un acte constitutif.
On peut constater la pertinence de cette distinction en se posant une simple question : si une meilleure offre que celle de Matco s’était présentée, Deans Knight aurait-il pu la saisir? Dans une situation où Matco aurait eu le pouvoir d’orienter les décisions de Deans Knight en exerçant une influence sur la majorité de ses actions avec droit de vote et ainsi contrôler le droit de vote des administrateurs, l’existence d’une meilleure offre – aussi alléchante fut-elle – n’aurait eu aucune importance, puisque Matco aurait simplement pu l’ignorer et contraindre le contribuable à aller de l’avant avec l’entente existante. Cependant, puisque Matco ne possédait que des droits commerciaux ordinaires, son seul recours était de faire appel aux tribunaux civils pour empêcher le contribuable de mener à terme une opération de remplacement et l’obliger à respecter l’entente existante. Il s’agirait là d’une option plutôt décevante puisque l’audience de Matco se serait probablement déroulée plusieurs mois après la conclusion de l’opération en cause.
Dans tous les cas, la différence entre la décision et l’opinion dissidente de la juge Côté (et de la CCI) quant à la liberté d’action du contribuable en vertu de la convention d’investissement de Matco ne concerne que les faits précis du dossier Deans Knight, et s’avère donc d’une valeur jurisprudentielle limitée. Sur le plan juridique, les deux manières d’établir la raison d’être des règles sur le report des pertes d’une société (c’est-à-dire la question de savoir si les tribunaux sont autorisés à examiner si un tiers a acquis l’équivalent fonctionnel du contrôle de jure pour déterminer s’il y a eu abus de ces règles) peuvent raisonnablement faire l’objet d’opinions divergentes. L’autre élément à considérer – quoique d’importance secondaire – est l’utilisation du critère de contrôle pertinent, soit le contrôle de jure et non un autre critère inférieur.
L’introduction par le tribunal de la notion d’équivalent fonctionnel pour déterminer la raison d’être des règles vaut la peine d’être soulignée et suit la trajectoire actuelle de la jurisprudence. Avant même Deans Knight, de nombreux conseillers fiscaux estimaient qu’un contribuable ayant obtenu l’équivalent fonctionnel d’un résultat visé par les règles du Parlement était à risque de dépasser les limites des politiques fiscales de ces dernières et de déclencher l’application de la RGAÉ. Les contestations de l’importance de la manière dont l’équivalent fonctionnel a été atteint (dans l’affaire qui nous intéresse, les facteurs et moyens autres que ceux se rapportant aux droits de vote, par exemple la convention d’investissement) sont tout aussi importantes que légitimes, comme l’a souligné la juge Côté. Elle a également indiqué être de l’opinion que le contribuable dans Deans Knight avait avancé de forts arguments voulant que l’équivalent fonctionnel du contrôle de jure n’eût pas été atteint. Cependant, ce dossier illustre la réalité concrète qui attend les contribuables lorsque l’on considère (à tort ou à raison) qu’ils ont atteint un résultat correspondant à l’équivalent fonctionnel du résultat décrit dans le régime législatif pertinent, soit une lutte difficile pour convaincre les tribunaux que la RGAÉ ne doit pas s’appliquer. La leçon fondamentale à retirer de ce dossier est qu’un contribuable qui atteint le même résultat – ou un résultat similaire – que celui visé par la disposition pertinente de la Loi (à savoir acquérir le contrôle de jure, dans Deans Knight) :
- doit absolument être en mesure d’expliquer clairement pourquoi ce résultat ne correspond pas à l’équivalent fonctionnel des résultats visés par la disposition pertinente;
- peut (mais ne doit pas s’attendre à) convaincre l’ARC ou un tribunal (le cas échéant) qu’une facette dans la manière dont ce résultat a été atteint était suffisamment importante pour qu’elle ne s’inscrive pas dans la raison d’être de la disposition pertinente.
Discrétion accrue dans l’analyse de l’abus
Il convient de souligner que le juge Rowe s’attarde dans ses motifs à la raison d’être (ou le « pourquoi », comme il l’appelle) pour déterminer quels facteurs autres que ceux touchant les droits de vote doivent être pris en compte dans le critère de contrôle de jure. Cette élévation de la raison d’être au détriment du texte et du contexte reflète potentiellement un raisonnement fondé sur les résultats et donne une plus grande place au caractère discrétionnaire de l’analyse des abus puisque les énoncés d’objet sont, par leur nature, généraux et discrétionnaires.
Il est dangereux d’utiliser des énoncés d’objet globaux comme des discours budgétaires à titre de preuve de la raison d’être d’une disposition puisqu’ils s’en tiennent habituellement aux grandes lignes et n’exposent pas toutes les nuances incluses délibérément dans les politiques fiscales de la Loi21. Le fait que la Cour ait jugé nécessaire d’avoir recours à du matériel extrinsèque sur les versions antérieures des règles de restrictions au report de pertes d’une société datant des années 1950 et 1960 et employant des seuils d’application bien différents est remarquable. Il sera intéressant de voir si les tribunaux accepteront aussi d’utiliser des énoncés d’objet généraux pour examiner la raison d’être de dispositions favorables qui confèrent des avantages.
Le principal point à retenir de la décision de la CSC, du point de vue pragmatique, est que si un tribunal juge qu’un contribuable a obtenu un résultat allant à l’encontre des objectifs globaux des dispositions générales, ce dernier ne sera pas sauvé par de subtiles nuances législatives et ne pourra pas s’en sortir en adoptant des techniques de planification qui s’approchent des limites, mais ne les dépassent pas. Les contribuables doivent plutôt s’attendre à ce que l’ARC invoque la notion d’équivalent fonctionnel dans d’autres dossiers touchant la RGAÉ à l’avenir.
C’est à cet élément interprétatif de Deans Knight que la communauté des affaires doit porter attention. Une RGAÉ solide qui protège l’assiette d’imposition est essentielle dans notre système fiscal, mais elle doit demeurer juste, c’est-à-dire que sa portée ne doit pas devenir excessive et qu’elle doit continuer de respecter l’objectif qu’avait le gouvernement en l’adoptant en 1988 : présenter des résultats raisonnablement prévisibles afin d’aider les contribuables à se conformer à la règle et les tribunaux à l’appliquer facilement22. Ajoutons qu’il est possible pour des personnes raisonnables d’être en désaccord avec le jugement rendu dans Deans Knight. Dorénavant, l’ARC se fiera probablement au critère de l’équivalence fonctionnelle pour justifier l’application de la RGAÉ à des situations qui semblent s’approcher des limites (particulièrement celles où une planification fiscale complexe a été élaborée)23. Dans cette mesure, la décision de la CSC soutient l’application de la RGAÉ sur une base discrétionnaire, sans avoir à passer par le processus rigoureux proposé par la Chambre de commerce.
Incidence sur la nécessité d’apporter des modifications à la RGAÉ
Il convient de relever que Deans Knight réfute en quelque sorte les motifs sur lesquels se fonde le gouvernement pour proposer des modifications législatives visant à simplifier l’application de la RGAÉ. En août 2022, le ministère des Finances a publié un document de consultation24 proposant diverses modifications législatives à l’article 245. L’objectif de ce projet y a été décrit comme suit :
Le présent document fait suite à l’engagement pris dans l’Énoncé économique de l’automne 2020 d’améliorer l’équité fiscale en consultant les Canadiens et les Canadiennes sur les approches possibles pour renforcer la règle générale anti-évitement (RGAÉ) dans la Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi).
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Une abondante jurisprudence a été élaborée, laquelle a contribué à apaiser les inquiétudes exprimées au moment de l’introduction de la RGAÉ selon lesquelles elle introduirait beaucoup trop d’incertitude dans le régime fiscal canadien. Néanmoins, un certain nombre de décisions et d’autres développements ont souligné quelques problèmes liés à la RGAÉ qui devraient être réglés afin qu’elle réponde mieux à son objectif de prévenir l’évitement fiscal abusif.
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Cette consultation représente un diagnostic ciblé et pratique sur la RGAÉ, eu égard à la jurisprudence établie, aux commentaires d’universitaires et de fiscalistes, aux expériences de l’ARC et du ministère de la Justice (Justice) en matière de relations avec les contribuables (et leurs conseillers) et les tribunaux, et au point de vue du ministère des Finances sur la limitation de l’évitement fiscal abusif.
Avant même que la Cour suprême rende sa décision dans Deans Knight, le gouvernement fédéral a proposé dans son budget du 28 mars 2023 diverses modifications à la RGAÉ (les « propositions législatives »)25, qui sont expliquées de la manière suivante :
La règle générale anti-évitement (RGAÉ) de la Loi de l’impôt sur le revenu a pour but de prévenir les opérations d’évitement fiscal abusives sans pour autant nuire aux opérations commerciales et familiales légitimes. Lorsque l’on constate un évitement fiscal abusif, la RGAÉ s’applique afin de refuser l’avantage fiscal découlant de l’opération abusive.
Une consultation sur différentes approches visant à moderniser et renforcer la RGAÉ a récemment été menée. Un document de consultation […] publié en août [2022] a recensé un bon nombre d’enjeux liés à la RGAÉ et a énoncé des façons possibles d’y remédier. Dans le cadre de la consultation, le gouvernement a reçu un certain nombre de soumissions, représentant un large éventail de points de vue.
Dans le but de répondre aux enjeux soulevés dans le document tout en tenant compte de la rétroaction des parties prenantes, le budget de 2023 propose de modifier la RGAÉ de la façon suivante : introduire un préambule, changer la norme d’une opération d’évitement, instaurer une règle sur la substance économique, instaurer une pénalité et prolonger la période de nouvelle cotisation dans certaines circonstances.
Le gouvernement a indiqué clairement qu’il recueillerait des commentaires sur les modifications proposées dans son budget jusqu’au 31 mai 2023, puis qu’il irait de l’avant sans tenir d’autres consultations26.
La Chambre de commerce du Canada a présenté une soumission en réponse au document de consultation27, puis une autre au sujet des propositions législatives de mars 202328, déposée en mai 202329. Cette dernière se penchait sur le droit touchant la RGAÉ (et les documents extrinsèques publiés par le gouvernement à son entrée en vigueur en 1988) dans le but d’interroger la prétention du gouvernement que la jurisprudence existante ne répond pas adéquatement aux préoccupations au cœur de l’adoption de la RGAÉ. Ce qui en est ressorti est que les propositions législatives du gouvernement s’attaquent à des enjeux déjà réglés dans la jurisprudence. Quel est donc l’objectif du gouvernement avec ses propositions de mars 2023? Modifier la loi ou codifier la jurisprudence? Sans éclaircissements du gouvernement à cet égard, il serait dangereux – et, comme l’a affirmé la CSC, inutile – de procéder à des modifications législatives puisqu’elles risqueraient de compromettre les orientations fournies par les tribunaux au fil des années en ce qui concerne la RGAÉ.
Dans son budget de mars 2023, le gouvernement a expliqué le besoin perçu d’ajouter un préambule à la RGAÉ introduisant l’article 245 ainsi :
L’ajout d’un préambule à la RGAÉ permettrait, d’une part, d’aborder des questions d’interprétation et, d’autre part, de faire en sorte que la RGAÉ s’applique comme prévu. Il permettrait également d’aborder trois domaines où des questions ont été soulevées.
Même si la RGAÉ éclaire l’interprétation de toutes les autres dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu, et s’applique à celles-ci, elle refuse fondamentalement les avantages fiscaux que l’on cherche à obtenir par l’intermédiaire d’opérations d’évitement fiscal abusif. Elle établit en réalité des limites : bien que les contribuables soient libres d’organiser leurs affaires de manière à obtenir des avantages fiscaux prévus par le Parlement, ils ne peuvent pas abuser de l’utilisation des règles fiscales pour obtenir des avantages imprévus.
Comme indiqué dans les notes explicatives initiales accompagnant la RGAÉ, l’intention est de trouver un équilibre entre le besoin de certitude des contribuables dans la planification de leurs affaires et la responsabilité du gouvernement de protéger l’assiette fiscale et l’équité du régime fiscal. Le mot « équité » dans ce sens est employé de façon générale, reflétant ainsi les effets distributifs inéquitables de l’évitement fiscal, car il transfère le fardeau fiscal de ceux qui ont la volonté et la capacité d’éviter de payer des impôts à ceux qui ne l’ont pas.
Enfin, le préambule préciserait également que la RGAÉ est censée s’appliquer, indépendamment du fait que la stratégie de planification fiscale utilisée pour obtenir l’avantage fiscal ait été prévue ou non.
La jurisprudence actuelle se rapportant à la RGAÉ aborde déjà ces trois principes, ce que Deans Knight illustre clairement. La Cour suprême s’est par ailleurs prononcée dans son jugement sur le rôle global de la RGAÉ :
[47] Cependant, le principe énoncé dans l’arrêt Duke of Westminster « n’a jamais été absolu » (Lipson, par. 21) et il est loisible au Parlement d’y déroger. C’est ce qu’il a fait au moyen de la RGAÉ. Celle-ci n’écarte pas le principe énoncé dans l’arrêt Duke of Westminster en ce qui a trait à la planification fiscale légitime. Elle reconnaît plutôt qu’il existe une différence entre la planification fiscale légitime — que constitue la vaste majorité des opérations et qui demeure permise, conformément au principe énoncé dans l’arrêt Duke of Westminster — et la planification fiscale qui a pour effet d’abuser des règles du régime fiscal — auquel cas l’intégrité du régime fiscal est préservée en refusant l’avantage fiscal, même si les opérations qui génèrent cet avantage respectent le libellé des dispositions invoquées. Ainsi, les contribuables sont autorisés à mener des opérations, même lorsqu’elles visent à minimiser l’impôt à payer, à moins qu’elles n’entraînent un abus dans l’application des dispositions de la Loi (Lipson, par. 25). Lorsqu’il est démontré que l’opération est abusive, le principe énoncé dans l’arrêt Duke of Westminster est « atténu[é] » par la RGAÉ (Trustco, par. 13).
Elle a aussi explicitement reconnu que la RGAÉ permettait l’équilibre susmentionné entre la certitude des contribuables et le maintien de l’assiette fiscale :
[48] En établissant une règle anti‑évitement générale qui servirait à refuser des avantages fiscaux au cas par cas, le Parlement était conscient de l’incidence qu’elle aurait sur le degré de certitude en matière de planification fiscale. Le Parlement a cherché l’équilibre entre « la protection de l’assiette fiscale et le besoin de certitude des contribuables » (ministère des Finances, Notes explicatives sur le projet de loi concernant l’impôt sur le revenu [1988], p. 492). La RGAÉ a été adoptée à titre de « mesure de dernier recours » pour contrer uniquement l’évitement fiscal abusif et elle n’a donc pas été conçue comme source d’incertitude généralisée en matière de planification fiscale (Trustco, par. 21; Copthorne, par. 66). Il est inévitable que l’adoption d’une règle générale entraîne une certaine incertitude (Dodge, p. 21; Copthorne, par. 123). Cependant, l’équilibre qu’établit la RGAÉ donne un degré de certitude raisonnable.
. . .
[50] Dans le cadre de cette analyse, les principes de certitude, de prévisibilité et d’équité ne jouent pas de rôle indépendant; ils sont plutôt pris en compte dans le critère minutieusement calibré conçu par le Parlement, et décrit à l’art. 245 de la Loi, ainsi que dans l’interprétation de ce dernier par la Cour.
Enfin, la Cour suprême a confirmé que la RGAÉ pouvait s’appliquer à la planification fiscale tant prévue qu’imprévue :
[45] L’évitement fiscal abusif peut consister en stratégies fiscales qui n’avaient pas été prévues (Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L., 2021 CSC 49, par. 80). Par exemple, dans Alta Energy, la Cour a jugé que la preuve de la connaissance et de l’acceptation par le Parlement de la stratégie fiscale en cause était une considération pertinente pour l’examen de son intention. Cependant, la RGAÉ ne s’applique pas uniquement aux situations imprévues; comme la Cour l’a expliqué, elle est conçue pour englober des situations qui minent l’intégrité du système fiscal en contrecarrant l’objet et l’esprit des dispositions invoquées par le contribuable (Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3, par. 2; Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721, par. 71‑72; voir aussi Gladwin Realty Corporation c. Canada, 2020 CAF 142, par. 85 [CanLII]; D. G. Duff, « General Anti‑Avoidance Rules Revisited: Reflections on Tim Edgar’s “Building a Better GAAR” » (2020), 68 Rev. fisc. can. 579, p. 591).
Dans le même ordre d’idées, la doléance exprimée par le gouvernement dans son document de consultation, à savoir que « [l]a RGAÉ ne tient pas suffisamment compte de la substance économique des opérations », s’oppose à ce que prouve la jurisprudence. En effet, un examen de cette dernière révèle que la substance économique des opérations (qu’on utilise ou non cette expression exacte) est généralement analysée par les tribunaux lorsqu’ils déterminent la raison d’être des dispositions pertinentes et évaluent les critères indiquant s’il y a eu abus ou non. L’affaire Deans Knight ne fait pas exception. En s’interrogeant sur la raison d’être des règles de restriction au report des règles, le juge Rowe a repris dans ses motifs des commentaires du ministre des Finances en poste en 1963 (voir le paragraphe 107 du texte de la décision) :
Il était d’usage chez les propriétaires de commerces rentables acquittant des impôts sur leurs bénéfices de se porter acquéreurs de sociétés, qui n’étaient souvent que des carcasses, mais qui avaient droit à un report de pertes; ce droit leur servait à défalquer ces pertes de leurs propres bénéfices et leur évitait des paiements d’impôt. Cette disposition tend à empêcher de tels agissements. Je suis prêt à reconnaître qu’en théorie, si l’on examine la société qui a ce droit du fait d’être une personne morale distincte, elle prend [sic] ses droits, quand elle devient la propriété de quelqu’un d’autre. Toutefois, c’est exactement cela que nous voulons enrayer. [Je souligne.]
(Débats de la Chambre des communes, vol. V, 1re sess., 26e lég., 1er novembre 1963, p. 4513 [l’hon. Walter L. Gordon])
Au paragraphe 110, il a ajouté :
Lorsqu’une société change de mains, et que l’entreprise déficitaire cesse d’être exploitée, la société est en pratique un nouveau contribuable qui ne peut se prévaloir des pertes autres qu’en capital accumulées par l’ancien contribuable. L’extrait suivant fournit une explication utile :
[traduction] En premier lieu, les reports de pertes après un changement de contrôle ne sont généralement pas permis en termes de politiques fiscales. En principe, un contribuable ne peut pas utiliser à son profit les pertes d’un autre contribuable. Dans le cas d’une entité artificielle comme une société, on considère essentiellement qu’un changement de contrôle au sein d’une société en fait un nouveau contribuable puisque des actionnaires différents acquièrent indirectement le droit de tirer profit de sa réussite financière. [Je souligne.]
(Strain, Dodge et Peters, p. 4:52)
Parallèlement, le juge Rowe a jugé nécessaire de se questionner sur la substance économique des opérations en cause :
[124] Le paragraphe 111(5) a pour esprit et objet d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. Comme je l’ai déjà expliqué, le par. 111(5) reflète la proposition selon laquelle, lorsque l’identité du contribuable a effectivement changé, la continuité au cœur de la règle sur le report de pertes prévue à l’al. 111(1)a) n’existe plus. De ce point de vue, le même résultat a été atteint par le truchement des opérations contestées. En effet, les opérations de réorganisation ont entraîné la transformation quasi totale de l’appelante : ses actifs et passifs ont été transférés à Newco, si bien qu’il ne restait que ses attributs fiscaux. En d’autres termes, l’appelante a été vidée de tout vestige de son ancienne « vie » en tant que personne morale et elle est devenue une coquille vide dotée d’attributs fiscaux.
. . .
[127] Quant à ses activités commerciales, l’appelante a servi de coquille pour une tout autre entreprise organisée par DKCM et choisie par Matco. Le seul lien qui subsistait entre l’appelante après les opérations et son ancienne « vie » en tant que personne morale était donc les attributs fiscaux; à d’autres égards, il s’agissait, en pratique, d’une société dotée de nouveaux actifs et passifs et de nouveaux actionnaires qui exploitaient une nouvelle entreprise. Par conséquent, les opérations ont donné lieu à un changement profond de l’identité de la contribuable. La capacité continue de l’appelante de bénéficier des déductions pour report de pertes contrecarre la raison d’être de la décision du Parlement de rompre la continuité du traitement fiscal au par. 111(5), surtout compte tenu des droits et avantages obtenus par Matco.
. . .
[133] Troisièmement, les opérations ont permis à Matco de retirer des avantages importants. En effet, grâce aux opérations en cause, Matco est devenu un actionnaire important et a conservé une participation dans la société d’une valeur de 4,5 M$ à la suite du PAPE.
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[140] Compte tenu de l’ensemble des circonstances exposées précédemment, le résultat atteint par les opérations a clairement contrecarré la raison d’être du par. 111(5) et constituait donc un abus. Le paragraphe 111(5) a pour objet et esprit d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. Les opérations ont atteint le résultat même que le par. 111(5) tente de prévenir. Sans déclencher une « acquisition de contrôle », Matco a obtenu le pouvoir d’un actionnaire majoritaire et transformé les actifs, les passifs, l’identité des actionnaires ainsi que l’entreprise de l’appelante. Cela a rompu la continuité du traitement fiscal qui est au cœur de l’objet et de l’esprit du par. 111(5).
La décision de la Cour suprême dans Deans Knight rend toute justification des modifications législatives relatives à l’abus proposées par le gouvernement caduques, car la jurisprudence en lien avec la RGAÉ remplit déjà les fonctions que celles-ci seraient censées remplir. Le gouvernement devrait donc réexaminer ses propositions législatives et les rétracter ou, du moins, expliquer plus clairement comment elles compléteraient la jurisprudence actuelle et indiquer si leur but est d’influer sur l’état du droit après Deans Knight (et dans l’affirmative, de quelle façon).
La Cour suprême aurait pu se ranger du côté du gouvernement en appuyant son document de consultation30 ou en demandant une réforme au Parlement31, mais elle ne l’a pas fait et a plutôt avalisé la législation actuelle et confirmé la jurisprudence, la jugeant suffisante et valable. Cette prise de position ne doit pas être ignorée. Le gouvernement devrait en fait prendre le temps d’étudier Deans Knight et en tirer des leçons afin de guider ses prochaines propositions de réforme.
Cette affaire met en lumière les lacunes des propositions législatives de mars 2023 du gouvernement, notamment celles visant à introduire une pénalité propre à la RGAÉ. Au bout du compte, elle a révélé l’ambiguïté de certaines dispositions législatives, notamment en ce qui a trait à l’objet et à l’esprit de la restriction au report des pertes d’une société, à la pertinence du critère de contrôle de jure et aux différences d’opinions quant aux droits des contribuables dans les faits. Il est difficile de comprendre pourquoi des pénalités en lien avec la RGAÉ devraient être imposées puisque cette dernière repose sur une compréhension intrinsèque du fait qu’il n’est pas toujours suffisant d’appliquer strictement la Loi pour capturer l’intention du Parlement et du fait que seules la considération juridique d’une transaction et les dispositions pertinentes peuvent confirmer l’interprétation de la Loi qu’un contribuable et l’ARC doivent appliquer. Deans Knight a été examiné par un total de 12 juges, sans consensus (10 contre 2). Dans une telle situation où même les plus hautes instances n’ont pas pu s’entendre, il serait tout à fait injuste de pénaliser les contribuables; il ne s’agit en outre pas de l’objectif des pénalités. Ce dossier prouve encore une fois qu’il serait injustifié d’imposer une pénalité générale du point de vue stratégique; cette proposition a d’ailleurs été rejetée en 1988.
Et maintenant?
Dans son document de consultation, le gouvernement s’est penché sur les manières dont il pourrait potentiellement formuler plus clairement la raison d’être des dispositions qu’il adopte. Il a par ailleurs indiqué être ouvert à « entendre les propos de certaines personnes portant sur d’autres questions liées à la RGAÉ ayant pu entraîner des résultats inappropriés ». Ses propositions législatives de mars 2023 n’ont pas traité de la question.
La soumission de la Chambre de commerce du Canada présentée en mai 2023 avance que le choix entre la certitude et la protection de l’assiette fiscale (que ce soit considéré ou non comme équitable) est en réalité un faux dilemme.
En effet, elle explique que les deux options ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives; la responsabilité de clarifier la raison d’être des dispositions législatives sans diminuer l’efficacité de la RGAÉ pour empêcher les comportements fiscaux abusifs revient presque entièrement au gouvernement, comme le suggère son document de consultation. Elle ajoute en outre qu’il n’est pas obligatoire de sacrifier la certitude pour atteindre d’autres objectifs puisqu’elle se voit même améliorée, tout comme l’équité, lorsque la raison d’être de dispositions législatives est bien formulée.
Le gouvernement est actuellement dans une position particulière puisqu’il a la possibilité de réduire l’incertitude quant à la pertinence continue de la jurisprudence relative à la RGAÉ (et ainsi atteindre son propre objectif de remporter un plus grand nombre de causes en la matière) en annonçant ce qu’il planifie faire pour donner suite aux suggestions contenues dans son document de consultation. Quelles que soient les lacunes perçues dans la jurisprudence relative à la RGAÉ, Deans Knight y remédie; le gouvernement n’a donc rien à corriger avec des propositions législatives.
La Chambre de commerce du Canada a affirmé qu’étant donné que la clarté de la raison d’être d’une disposition législative dépend en majeure partie de la manière dont le gouvernement la formule, ce dernier devrait redoubler d’efforts à cet égard afin d’être en mesure de remporter davantage d’affaires liées à la RGAÉ. Cela engendrerait certains coûts, mais le gouvernement serait de loin la partie la mieux positionnée pour les assumer, particulièrement si on les compare à ceux que nécessiteraient la vérification, le réexamen et le traitement des dossiers liés à la RGAÉ; les frais seraient également moindres pour les contribuables. Les conseillers et juristes spécialisés en droit fiscal seraient les seuls à se voir désavantagés. Le gouvernement, s’il cherche à préserver l’équité de son système fiscal, devrait absolument tenir compte des soumissions de la Chambre de commerce.
À noter qu’il n’est pas attendu de la communauté des affaires qu’elle soit parfaite ou qu’elle parvienne à des certitudes à tous coups. Toutefois, certains aspects de la RGAÉ faisant souvent l’objet de controverses (comme le dépouillement des surplus et l’utilisation des pertes) pourraient être ciblés par le gouvernement en priorité afin d’apporter une plus grande clarté et d’engendrer des répercussions directes sans avoir à préparer de guide explicatif portant sur toute la Loi.
Au fond, Deans Knight porte sur une question juridique théorique assez générale qui, bien qu’elle soit importante, n’est pas particulièrement complexe; le litige aurait pu être évité si les notes explicatives accompagnant la RGAÉ avaient précisé que le paragraphe 111(5) s’applique à la suite d’une acquisition du contrôle de jure, alors que la politique fiscale sous-jacente s’applique lorsqu’une partie non liée fait l’acquisition d’un degré de contrôle correspondant à l’équivalent fonctionnel du contrôle de jure d’une société (de ses droits de vote, par exemple).
Pour ce qui est du désir du gouvernement de recevoir des commentaires sur des résultats de la RGAÉ perçus comme inappropriés, il sera intéressant de voir s’il répond aux suggestions de réforme et d’amélioration de l’administration de la règle envoyées par la Chambre de commerce qui visent à éviter les excès du gouvernement et à établir la formulation de la raison d’être des dispositions législatives le plus rapidement possible pour réduire le volume et le coût des litiges liés à la RGAÉ. Deans Knight met en lumière l’importance de mobiliser la Couronne rapidement lors d’un litige lié à la RGAÉ (généralement lors de la présentation des arguments au Comité de la RGAE) afin qu’elle expose clairement son point de vue. Si cela avait été fait dans cette affaire, le différend se serait probablement réglé beaucoup plus rapidement, à moindre coût. Si la Couronne ne peut pas ou ne veut pas se prononcer de manière raisonnablement précise sur ce qu’elle estime être le seuil pour que les dispositions pertinentes se déclenchent ou puissent être contournées pour des questions de politique fiscale, il convient d’en retenir que l’objet et l’esprit desdites dispositions n’ont pas été présentés convenablement, ou qu’il s’agit d’un dossier faible qui nécessite un examen plus poussé avant de passer à la prochaine étape.