une main qui tient une guitare

Perspectives

L’élargissement des pouvoirs de vérification fiscale de l’Agence du revenu du Canada et le recul des droits des contribuables

Le budget fédéral déposé le 16 avril 2024 (« budget 2024 ») comprend des propositions de modifications qui étendront la portée des pouvoirs de l'Agence du revenu du Canada (« ARC »). À première vue, les modifications proposées visent à inciter les contribuables à se conformer aux demandes de l’ARC. Toutefois, en y regardant de plus près, les nouveaux pouvoirs prévus aux articles 231.1 et 231.7 de la Loi de l'impôt sur le revenu (« LIR ») soulèvent des questions, notamment quant à un risque d'abus de la part de l’ARC ainsi qu’une érosion grandissante de la Charte des droits du contribuable, ceci en introduisant des pénalités en cas de non-conformité et en prolongeant la période normale de nouvelle cotisation.

Les amendements proposés dans le budget 2024 créent essentiellement un processus de divulgation de la preuve avant même que le processus ne soit judiciarisé, et ce, sans garanties procédurales. En ce sens, l’implication d’un conseiller juridique gagnera d’être envisagée plus tôt dans le processus afin de protéger les droits du contribuable et d’empêcher la communication de renseignements excédentaires à ce que requiert la LIR.

Ce que vous devez retenir

L’adoption des modifications proposées à la LIR permettraient à l’ARC :

  • d’émettre un avis de non-conformité chaque fois qu’elle considère qu'une demande de renseignements n’a pas été respectée, en l’assortissant d’une pénalité pouvant aller jusqu'à 25 000 $;
  • de demander à la cour une ordonnance d’exécution pouvant être assortie d’une pénalité correspondant à 10 % de l’impôt total à payer;
  • d’imposer que les entretiens oraux et les réponses écrites soient fournis sous serment, sans aucune garantie procédurale;
  • d’appliquer les nouvelles règles aux autres lois fiscales administrées par l'ARC (Loi sur la taxe d'accise, Loi de 2001 sur l'accise, Loi sur la taxe sur les logements sous-utilisés, etc.)

Comment en sommes-nous arrivés là?

En 2019, dans l'affaire Cameco (2019 FCA 67), qui a fait couler beaucoup d'encre, la Cour d'appel fédérale a conclu que la LIR n'autorisait pas l'ARC à contraindre les contribuables à se soumettre à des entretiens oraux. Après cette défaite, le gouvernement fédéral a proposé de modifier la loi dans le cadre du budget 2021 afin d’octroyer à l’ARC le pouvoir de requérir qu'un contribuable ou "toute autre personne" réponde à des questions, à la fois oralement et par écrit, en vertu de l'alinéa 231.1(1)(d) de la LIR1. Cette modification est entrée en vigueur en décembre 2022 et a marqué un net élargissement des pouvoirs de l'ARC en matière de vérification, écartant la décision de la Cour dans l'affaire Cameco.

Le gouvernement fédéral a déclaré que l’utilisation des ordonnances d’exécution n’a « généralement pas été efficace en ce qui a trait à l’obligation de se conformer »; l’ARC semble ainsi considérer que ses pouvoirs actuels n’ont pas suffisamment de mordant. Pourtant, depuis 2001, les pouvoirs prévus par la LIR permettent au ministre du Revenu national de demander à la Cour fédérale d’émettre une ordonnance d’exécution, dont le non-respect peut être sanctionné par une peine d'emprisonnement. Comme le prévoit l'article 238 LIR, lorsqu'une personne refuse de fournir un accès, une assistance, une information ou un document et qu'une ordonnance d’exécution est accordée en vertu de l'article 231.7 de la LIR, il est possible d'obtenir une condamnation par procédure sommaire, assortie d’une pénalité pouvant atteindre 25 000 $ ou 12 mois d'emprisonnement. 

En outre, l'ARC a toujours eu le pouvoir d’émettre une cotisation arbitraire2. Face à un contribuable qui refuse de fournir les documents ou les informations demandés, l’ARC peut émettre une cotisation (ou une nouvelle cotisation) d'impôt. Les montants cotisés seront présumés valides jusqu'à ce que le contribuable s'y oppose. Ce pouvoir renverse le fardeau de preuve et oblige le contribuable à prouver que les montants cotisés sont incorrects.

Avis de non-conformité (« ANC »)

Le budget 2024 propose l’adoption de l'article 231.9 de la LIR. Cette nouvelle disposition permettrait à l'ARC d'émettre un nouveau type d'avis (appelé « avis de non-conformité ») à une personne qui n’a pas respecté une mise en demeure ou un avis émis par l’ARC requérant de fournir de l’aide ou des renseignements en vertu des alinéas 231.1(1)(d) - (f), du paragraphe 231.1 (2) ou du paragraphe 231.1(6) LIR. La formulation générale de cette disposition vise toute personne, non seulement le contribuable faisant l’objet de la vérification, ce qui permettrait à l'ARC d'envoyer des avis de non-conformité à des personnes telles que les conseillers, les comptables, les employeurs et les conjoints du contribuable.

Une personne qui ne se conforme pas à un ANC (soit en exerçant son droit de contester l’avis, soit en l'ignorant tout simplement) serait pénalisée à hauteur de 50 $ par jour de retard, jusqu'à concurrence de 25 000 $. Toute pénalité appliquée serait annulée si l'émission de l’ANC était ultimement annulée, et ce, après une révision par l’ARC dans un premier temps, ou par un juge de la Cour fédérale dans un second temps, dans le cadre du droit de révision prévu par la LIR. Un ANC pourrait alors être annulé s’il est établi que son émission était déraisonnable ou si la personne s'est raisonnablement conformée. Toutefois, l’ARC étant le premier pallier de révision de l’ANC, l’ARC se trouverait à réviser la raisonnabilité d’un avis qu’elle a elle-même émis.

L'élément le plus troublant du nouveau régime d’ANC est possiblement la prolongation du délai accordé au ministre pour établir une nouvelle cotisation. En cas d’émission d’un ANC, la période normale de nouvelle cotisation serait prolongée de « la période durant laquelle l’avis est en suspens »3. Cette prolongation de la période de nouvelle cotisation du contribuable s'appliquerait également si l'ANC était émis à une personne ayant un lien de dépendance avec le contribuable, même si le contribuable n'était pas au courant de l’émission de l'ANC. Autrement dit, si un avis était envoyé par exemple à un enfant, frère, sœur, conjoint, conjoint de fait, une société contrôlée par le contribuable ou une société membre d’un groupé lié, et que cette personne faisait défaut de transmettre les renseignements en réponse à cet avis, le contribuable serait pénalisé en voyant sa période de nouvelle cotisation prolongée indéfiniment. Non seulement une contestation infructueuse exposerait les contribuables à une pénalité pouvant aller jusqu'à 25 000 $, mais elle prolongerait automatiquement la période normale de nouvelle cotisation pour l'année d'imposition en question.

Face à ces options, de nombreux contribuables pourraient décider de se conformer à l’ANC même s’il existe des motifs légitimes de contester l’avis et de ne pas fournir les informations ou les documents demandés. En outre, les propositions ne font pas de distinction entre la situation où un contribuable refuse de se conformer à une demande de renseignements et celle où le contribuable n'a tout simplement pas accès aux renseignements. Dans ce dernier cas, le contribuable pourrait tout de même se voir émettre un ANC qui serait considéré comme "en suspens" et entraînerait les conséquences ci-haut mentionnées (soit une pénalité et la prolongation de la période normale de nouvelle cotisation). La portée des documents et des renseignements que l’ARC pourra demander serait élargie et nous nous attendons à ce que ce nouvel outil dans la boîte à outils de l’ARC soit utilisé afin de contraindre les contribuables à se conformer à des demandes de production de documents déraisonnablement lourdes ou inappropriées.

Nous anticipons que ce nouvel outil dont dispose l’ARC sera utilisé afin de repousser la limite des renseignements pouvant être demandés par l’ARC et, ce faisant, d’imposer une communication de renseignements volumineuse, voire disproportionnée, ou inappropriée. Les amendements proposés et l'élargissement des pouvoirs d’application et d’exécution de la LIR soulèvent également la question d'une éventuelle utilisation abusive de ces pouvoirs. La ligne de démarcation entre les pouvoirs de vérification fiscale et d'enquête peut être floue; ainsi, l’objet prédominant d’une demande pourrait potentiellement osciller de la vérification à l’enquête criminelle, contrairement aux enseignements de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Jarvis (2002 CSC 73).

Interrogatoire sous serment

La possibilité d'envoyer des ANC s’annonce encore plus compliquée par la superposition d'un autre pouvoir, soit la possibilité de requérir que les réponses soient fournies sous serment.

Les interrogatoires sous serment sont courants lors de la communication de la preuve préalable à l’instance devant les tribunaux, y compris la Cour canadienne de l’impôt. En revanche, les règles de la Cour canadienne de l’impôt (ainsi que la common lawet le droit civil) prévoient des garanties procédurales afin de protéger les droits du contribuable. Par ailleurs, les contribuables sont généralement représentés par avocat, ce qui renforce la protection de leurs droits lorsqu'ils sont confrontés à des demandes déraisonnables ou injustes. Le nouveau pouvoir d'exiger que les renseignements soient fournis sous serment au stade de la vérification équivaut à permettre à l'ARC d’exiger la communication de la preuve au stade de la vérification, alors que de nombreux contribuables ne sont pas encore représentés par un avocat. En l’absence de garanties formelles à l’effet contraire, l'ARC pourra contourner le droit d'un contribuable voulant que les questions de preuve soient réglées par la Cour au cours de la procédure préalable au procès.

Ce nouveau pouvoir soulève également la question de l'admissibilité devant les tribunaux des renseignements obtenus sous serment ou des affirmations lors de la vérification. Cette question est d'autant plus pertinente que les contribuables qui refusent de se conformer à une telle demande peuvent se voir émettre un ANC, devenant alors passibles des pénalités. Comment les tribunaux peuvent-ils s'appuyer sur des déclarations faites sous la menace d'une pénalité? En outre, qui fera prêter serment? Seraient-ce les employés de l'ARC? Les contribuables seront-ils obligés de se présenter devant un commissaire à l’assermentation pour répondre aux demandes de vérification? Les contribuables pourront-ils être contre-interrogés sur les déclarations faites sous serment au stade de la vérification? Ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses questions qui découlent de l'absence d'indications claires sur les limites régissant l'utilisation de ce nouveau pouvoir par l'ARC.

Ordonnance d’exécution et pénalités

Afin de dissuader davantage les contribuables de contester les demandes péremptoires ou les avis émis par l'ARC, le budget 2024 propose une pénalité automatique lorsque l'ARC obtient une ordonnance d’exécution contre un contribuable en vertu de l'article 231.7 LIR et que l'impôt dû pour l'une des années d'imposition auxquelles se rapporte l'ordonnance d’exécution dépasse 50 000 $. La pénalité serait égale à 10 % de l'impôt total dû par le contribuable au titre de l'année ou des années d'imposition auxquelles se rapporte l'ordonnance d’exécution.

Le nouveau paragraphe 231.7(8) de la LIR permettrait à l'ARC de demander une ordonnance d’exécution avant ou après l'envoi d'un ANC. En vertu de cette nouvelle règle, une demande péremptoire pourrait faire l'objet à la fois d'un ANC (révisable par la Cour fédérale) et d'une demande d'ordonnance d’exécution. La décision de ne pas se conformer à une demande péremptoire pourrait entraîner l'application de deux pénalités distinctes : la pénalité applicable tant que l'ANC demeure en suspens, de même que la pénalité applicable lorsque l'ARC réussit à obtenir une ordonnance d’exécution.

Est-ce que Revenu Québec suivra l’ARC?

Le 18 avril 2024, dans le bulletin d’information 2014-5, le gouvernement du Québec a annoncé son intention d’harmoniser la législation et la réglementation fiscales québécoises avec les modifications relatives à l’impôt sur le revenu (augmentation du taux d’inclusion, instauration de l’incitatif aux entrepreneurs, augmentation de l’exonération cumulative des gains en capital et hausse de la limite de retrait du RAP) ainsi qu’à la TPS et la TVH. Pour le reste des modifications, incluant celles relatives aux pouvoirs de vérifications de l’ARC, les décisions d’harmonisation seront annoncées ultérieurement.

Les pouvoirs de vérification de Revenu Québec aux termes de la Loi sur l’administration fiscale sont généralement similaires aux pouvoirs prévus en vertu des lois fiscales fédérales dans leur version actuelle. Historiquement, Revenu Québec a toujours été proactif en matière de collecte de renseignements. Il est fort probable que le législateur québécois s’alignera sur les propositions contenues dans le budget fédéral, mais il pourrait même aller au-delà de celles-ci.

Conclusion

Si elles sont adoptées, les propositions incluses dans le budget 2024 renforceraient considérablement les pouvoirs de vérification de l'ARC. Ce renforcement ne tient pas compte des nombreux ajouts apportés aux pouvoirs de l'ARC au cours des dernières années (par exemple, la capacité de contraindre les contribuables à participer à des entretiens oraux) ou aux règles de divulgation obligatoire du contribuable (par exemple, les opérations à déclarer et à signaler, de même que les traitements fiscaux incertains). Au lieu de permettre à ces changements de produire au fil du temps les résultats escomptés, l’ARC ajoute une nouvelle couche de complexité à un ensemble déjà alambiqué d'exigences de conformité pour les contribuables.

La législation fiscale est particulièrement complexe et ces nouveaux pouvoirs de vérification et exigences de divulgation hausseront de nouveau les coûts relatifs à la conformité pour les contribuables. L’adoption de pénalités et de sanctions en cas de non-conformité augmente toujours davantage la nécessité d’obtenir des conseils juridiques; incidemment, le coût et la complexité de la conformité pour les contribuables ne font que grimper.

Le thème général qui sous-tend les propositions incluses dans le budget 2024 semble être de sévir à l’encontre des contribuables cherchant à restreindre la divulgation aux seuls renseignements pertinents. Face à la perspective de sanctions sévères et d'une prolongation de la période normale de nouvelle cotisation, de nombreux contribuables se contenteront assurément de se conformer aux demandes de l'ARC, alors qu'ils pourraient avoir des motifs valables de refuser de s'y conformer.

Communiquez avec nous

Si vous avez des questions sur les pouvoirs de vérification de l'ARC, les demandes de renseignements, les interrogatoires sous serment ou le nouvel avis de non-conformité, communiquez avec votre avocat de BLG, les autrices du présent article, l'une des personnes-ressources ci-dessous ou un membre du groupe Fiscalité de BLG.

Les autrices remercient Youness Ellithi, stagiaire en droit, pour sa généreuse contribution à ce texte.

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