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Perspectives

Portée de la suspension de procédures en faveur d’un administrateur sous le régime de la LACC

Jusqu’où peut aller un tribunal en accordant une suspension de procédures en faveur de l’administrateur d’une société débitrice sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies?1 Une telle suspension peut-elle s’étendre aux créances personnelles non liées à la société débitrice?

Contexte

Composé de plus de 70 entités, le Groupe ELNA figure parmi les principaux réseaux intégrés de cliniques médicales au Canada. Toutes ces entités appartiennent directement ou indirectement au fondateur et seul administrateur du Groupe, Laurent Amram (Amram).

Le 10 décembre 2024, trente-quatre d’entre elles (les Demanderesses) se sont placées sous la protection de la LACC par voie d’une Demande d’ordonnance initiale, d’ordonnance initiale modifiée, d’ordonnance d’approbation du PVSI et d’autres mesures accessoires (la Demande initiale), dans laquelle Amram est mis en cause.

Les Demanderesses voulaient que la suspension de procédures initiale de dix jours s’applique non seulement à elles, mais à l’ensemble des procédures et mesures prises ou qui pourraient être prises à l’encontre d’Amram et de ses actifs (la Demande de suspension d’Amram)2.

Analyse – Ordonnance initiale

Le 11 décembre 2024, au terme de la première journée d’audience, le juge Martin F. Sheehan, j.c.s., a partiellement fait droit à la Demande de suspension d’Amram3.

Le juge Sheehan s’est d’abord penché sur le paragraphe 11.03(1) de la LACC, qui permet au tribunal de suspendre des procédures intentées contre des administrateurs « relativement aux réclamations qui sont antérieures aux procédures intentées sous le régime de la [LACC] visent des obligations de la compagnie dont ils peuvent être, ès qualités, responsables en droit4 ».

Le juge Sheehan a également souligné que les tribunaux, qui disposent d’une grande latitude en vertu des articles 11 et 11.02 de la LACC, peuvent accorder une suspension de procédures à des tiers qui ne sont pas eux-mêmes parties demanderesses, notamment lorsque ceux-ci réclament l’exécution de garanties personnelles contre un administrateur5.

Comme l’a fait remarquer le juge Sheehan, lorsqu’une suspension est accordée pour protéger un administrateur, elle vise le plus souvent a) des réclamations tombant sous le coup du par. 11.03(1) de la LACC; ou b) des garanties personnelles relatives aux dettes d’une société.6 Les mesures réclamées dans la Demande de suspension d’Amram dépassaient donc celles que l’on accorde normalement à un administrateur dans le cadre de procédures sous le régime de la LACC.

Afin d’établir s’il y a lieu d’exercer leur discrétion pour étendre une suspension de procédures à des personnes qui ne sont pas demanderesses, les tribunaux prennent en compte les facteurs suivants, qui ne se veulent pas exhaustifs7 :

  1. L’entreprise et les activités du tiers étaient fortement liées et intégrées à celles de la société débitrice;
  2. Étendre la suspension aux tiers contribuerait au maintien de la stabilité et de la valeur des actifs durant la procédure sous le régime de la LACC;
  3. Ne pas étendre la suspension aux tiers nuirait à la capacité de la société débitrice de se restructurer, ce qui pourrait mettre en péril sa restructuration et la poursuite de ses activités;
  4. Le préjudice économique découlant de l’incapacité de la société à convenir d’une restructuration avec ses créanciers serait vaste et considérable;
  5. L’échec de la restructuration serait davantage préjudiciable à la clientèle, aux fournisseurs, aux locateurs et aux autres parties prenantes dont les droits seraient visés par la suspension demandée par un tiers;
  6. Si le tribunal faisait droit aux procédures de restructuration, la société débitrice poursuivrait ses activités au profit de toutes ses parties prenantes, et celles-ci conserveraient tous leurs recours en cas de manquement ultérieur de la société débitrice n’ayant pas trait aux réclamations quittancées;
  7. La prépondérance des inconvénients favorise l’inclusion du tiers à la suspension.

À l’appui de la Demande de suspension d’Amram, Amram a affirmé que son travail et sa personne étaient essentiels aux activités des Demanderesses et aux procédures de restructuration, et qu’il aurait besoin de travailler sans aucune distraction, notamment en ce qui concerne toute réclamation portée contre lui. À ce propos, la Cour précise ce qui suit8 :

[TRADUCTION] « [54]   Bien qu’il suscite la sympathie de prime abord, cet argument ne peut être retenu à lui seul. Dans le cas contraire, n’importe quel actionnaire principal, administrateur ou employé clé de la débitrice serait admis à demander la protection contre ses créanciers au cours de la restructuration, à condition de démontrer qu’il est un acteur clé du processus. Cela représenterait un écart marqué par rapport à la pratique actuelle. Dans les faits, les Demanderesses n’ont présenté aucune décision de jurisprudence qui justifierait que la Cour prononce une suspension illimitée protégeant les principales parties prenantes d’une procédure sous le régime de la LACC contre des poursuites liées à des dettes personnelles. »
[C’est nous qui soulignons.]

Amram a par ailleurs prétendu avoir obtenu des prêts personnels dont il aurait entièrement investi le produit dans le Groupe ELNA. Selon lui, sa fortune personnelle étant intimement liée à la valeur du Groupe ELNA, il ne pourrait remplir ses propres obligations qu’une fois les démarches de restructuration pleinement mises en œuvre9. De plus, il lui était impossible de déclarer faillite personnellement, car cela l’aurait empêché d’être administrateur d’une société régie par la Loi canadienne sur les sociétés par actions10.

Le juge Sheehan a statué que, même si c’est le cas, [TRADUCTION] « une suspension générale visant toutes les réclamations contre M. Amram » ne serait néanmoins ni justifiée ni étayée par la preuve. Il convient de noter que très peu d’éléments de preuve avaient été présentés quant à l’actif et au revenu d’Amram, que rien dans la preuve n’appuyait la prétention que le produit de prêts personnels avait été réinvesti dans le Groupe ELNA, et qu’en tout état de cause, l’existence de ces prêts personnels n’avait pas été établie11.

Par conséquent, la Cour a suspendu les procédures contre Amram (la Suspension d’Amram ») à l’encontre des réclamations suivantes seulement :

  1. Les réclamations contre Amram en sa qualité d’administrateur aux termes du paragraphe 11.03(1) de la LACC;
  2. Les garanties personnelles relatives aux créances des Demanderesses;
  3. Les prêts personnels dont le produit a été entièrement réinvesti dans les Demanderesses.

Cette dernière catégorie de réclamations ne figurait pas parmi celles que le juge Sheehan, dans ses motifs, avait décrites comme étant normalement visées par les suspensions de procédures au profit des administrateurs.

Analyse – Ordonnance initiale modifiée et reformulée

Lors de la nouvelle audience, tenue le 17 décembre 2024, le juge Sheehan a accepté de prolonger la Suspension d’Amram jusqu’au 12 février 202512.

Bien que les principaux créanciers garantis des Demanderesses aient appuyé la Suspension d’Amram, M. Brandon Shiller (Shiller), un prêteur privé à qui Amram devait 2,8 M$ (le Prêt de Shiller), s’y est opposé. Le Prêt de Shiller est garanti par une hypothèque de deuxième rang sur la résidence personnelle d’Amram13.

La déclaration assermentée et le bilan personnel présentés par Amram ont porté le juge Sheehan à tirer les conclusions suivantes :

  1. La fortune personnelle d’Amram est intimement liée à la valeur du Groupe ELNA et à défaut d’une restructuration, il ne sera pas à même de rembourser ses dettes;
  2. Le produit des prêts personnels les plus importants (dont le Prêt de Shiller) a été réinvesti dans le Groupe ELNA;
  3. Beaucoup de ces prêts personnels sont garantis par des Demanderesses ou par leurs biens;
  4. Outre ceux du Groupe ELNA, beaucoup de biens d’Amram servent de sûretés.

Il a également constaté qu’Amram avait viré l’essentiel du produit du Prêt de Shiller au Groupe ELNA le jour après l’avoir reçu14.

À titre d’unique administrateur, actionnaire et fondateur du Groupe ELNA, Amram a été qualifié d’essentiel aux activités des Demanderesses et à la réussite du processus de restructuration. L’inclure à la suspension permettrait de préserver une certaine stabilité, la valeur des biens concernés et le statu quo durant la procédure sous le régime de la LACC, et l’exclure minerait la capacité des Demanderesses à effectuer la restructuration, ce qui pourrait mettre en péril la réussite de celle-ci.

Il convient de noter que le juge Sheehan a conclu que la prolongation de la Suspension d’Amram ne causerait pas de préjudice important à Shiller – sa créance ne perdrait pas de valeur, et l’intérêt continuerait à courir. Seuls ses recours seraient temporairement suspendus15.

En ce qui concerne la portée de la Suspension d’Amram, le juge Sheehan s’est déclaré désormais [TRADUCTION] « convaincu que le produit des prêts accordés par certains des prêteurs figurant dans le tableau déposé comme Pièce LA-1 (annexe B de l’Ordonnance initiale modifiée et reformulée) a pour l’essentiel été réinvesti dans le Groupe ELNA afin de maintenir l’entreprise à flot16. » Exiger que ces fonds soient retracés en détail comme condition préalable à l’accord de la prolongation réclamée nécessiterait un temps considérable, sans toutefois présenter d’avantage important. Lui-même en faveur de la prolongation de la Suspension d’Amram, le contrôleur a émis l’opinion que ce dernier était pleinement investi dans la restructuration, et qu’il serait contreproductif de refuser la prolongation17.

Comme l’a observé la Cour suprême du Canada dans Century Services, sous le régime de la LACC, l’opportunité de rendre une ordonnance est évaluée « en déterminant si elle favorisera la réalisation des objectifs de politique générale qui sous-tendent la Loi.  Il s’agit donc de savoir si cette ordonnance contribuera utilement à la réalisation de l’objectif réparateur de la LACC — à savoir éviter les pertes sociales et économiques résultant de la liquidation d’une compagnie insolvable18. »

Le juge Sheehan a maintenu la Suspension d’Amram, qu’il a étendue aux réclamations personnelles des créanciers mentionnés à l’annexe B de l’Ordonnance initiale modifiée et reformulée (laquelle comprend la réclamation de Shiller à l’égard du Prêt de Shiller) et prolongée jusqu’au 12 février 2025. Il a toutefois précisé que sa décision ne limitait en rien le droit des créanciers de réclamer l’imposition de limites supplémentaires à la Suspension d’Amram, voire son élimination19.

Conclusion

Comment le souligne le juge Sheehan, les suspensions au profit d’administrateurs sont normalement limitées aux réclamations tombant sous le coup du paragraphe 11.03(1) de la LACC ou aux garanties personnelles d’obligations de la société débitrice.

Pour déterminer s’il y a lieu d’élargir la protection que confère une suspension aux administrateurs, les tribunaux se fondent sur la liste non exhaustive des facteurs retenus par les tribunaux pour accueillir les demandes de suspension présentées par des tiers.

Au bout du compte, pour déterminer s’il est opportun d’étendre la suspension à un administrateur, le tribunal doit se demander si la suspension contribuerait utilement à la réalisation de l’objectif réparateur de la LACC. En l’espèce, les circonstances uniques de l’affaire justifiaient la Suspension d’Amram.

Cette décision met en lumière l’importance d’appliquer ce principe général aux circonstances de chaque affaire, en particulier lorsque la Cour exerce la vaste discrétion que lui accorde la LACC. 

Appel

Par un avis d’appel notifié le 7 janvier 2025, Shiller a cherché à faire renverser la Suspension d’Amram pour les motifs suivants20 :

  1. [TRADUCTION] La Cour a fait fausse route en ordonnant quelque chose d’explicitement interdit par la LACC, soit la suspension d’une réclamation personnelle fondée sur une obligation personnelle d’Amram qui n’a aucun lien avec la restructuration, ce qu’elle a par ailleurs fait sur la foi d’erreurs de droit manifestes;
  2. Subsidiairement, la Cour a exercé sa discrétion de manière déraisonnable à cet égard.

En ce qui concerne le premier motif, Shiller prétend que l’exercice de la vaste discrétion conférée par l’article 11 de la LACC est explicitement « soumis aux restrictions énoncées dans la LACC21 ».

Shiller soutient que l’article 11.03 de la LACC restreint la discrétion des tribunaux de suspendre des procédures contre des administrateurs. Comme le paragraphe 11.03(1) limite ces suspensions « aux réclamations qui sont antérieures aux procédures intentées sous le régime de la présente loi et visent des obligations de la compagnie dont ils peuvent être, ès qualités, responsables en droit22 », et comme le paragraphe 11.03(2)23 précise qu’une telle suspension « ne s’applique toutefois pas aux actions contre les administrateurs pour les garanties qu’ils ont données relativement aux obligations de la compagnie », la Cour n’était pas admise à accorder la Suspension d’Amram en vertu de l’article 11, celle-ci ne respectant pas ces restrictions. Shiller fait valoir essentiellement que la Cour ne pouvait pas faire indirectement ce qu’il lui était interdit de faire directement24.

Subsidiairement, Shiller prétend que le juge Sheehan ne pouvait conclure, sur la foi de la preuve dont il disposait, que l’essentiel du produit du Prêt de Shiller avait été viré aux Demanderesses, et que les conclusions tirées de cette preuve découlaient d’un exercice déraisonnable de sa discrétion25.

La demande en autorisation d’appel a été entendue le 16 janvier 2025. Elle a été rejetée.

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