L’intelligence artificielle générative étant en voie de révolutionner les méthodes de travail dans tous les secteurs, les juristes de demain confieront-ils de plus en plus de leurs tâches à une machine? Ou la technologie leur permettra-t-elle plutôt de se concentrer davantage à la prestation de conseils stratégiques et concrets? Première personne à être nommée cheffe de l’intelligence artificielle dans un cabinet juridique canadien, Lisa Chamandy de BLG explique ce qui risque d’être bouleversé par l’IA générative dans le milieu, et ce qui ne le sera pas.
BLG : Les regards des entreprises canadiennes et internationales sont tous tournés vers l’IA générative. Jusqu’à quel point les différents secteurs l’ont-ils déjà adoptée?
Lisa Chamandy : L’IA générative a suscité un fort intérêt très rapidement; plusieurs sont restés sous le choc en constatant qu’ils pouvaient désormais converser avec des machines d’une manière qui était jusqu’à tout récemment réservée aux humains. Je parle, tu me réponds, je te réponds… cette banalité devient soudainement extraordinaire quand l’un des interlocuteurs est muni d’un microprocesseur, du moins initialement. En effet, lorsque l’IA sera capable de nous voir ou de dialoguer de vive voix avec nous, l’agent conversationnel actuel perdra vite de son éclat.
Pour l’instant, l’IA générative ne s’est pas autant incrustée dans notre quotidien que ce que les médias laissent entendre. Les outils n’accomplissent que des tâches bien précises et ne remplacent personne (et ils ne sont pas près de le faire). Il s’agit de solutions pointues à des cas d’utilisation restreints; nous sommes loin d’avoir un ordinateur comme collègue.
Les entreprises qui ne veulent pas manquer le bateau devraient se concentrer sur leurs principaux irritants. Quels problèmes pourrions-nous tenter de régler? Quelles nouvelles portes nous ouvrirait l’IA? C’est ce qui leur permettra potentiellement de diversifier leurs activités ou d’accroître leur productivité, donc d’en tirer un avantage concurrentiel.
BLG : À quel point la courbe d’adoption de l’IA est-elle comparable à celle des technologies habituelles?
Lisa Chamandy : Je n’ai jamais rien vu de tel. L’observateur moyen est ébahi non seulement par les produits déjà sur le marché, mais aussi par la vitesse à laquelle le phénomène se répand et la trajectoire qu’il emprunte, de même que le battage médiatique qui l’entoure. Les entreprises doivent cependant garder la tête froide. L’IA générative, comme n’importe quelle autre technologie, n’est qu’un énième nouvel outil conçu pour nous aider dans notre travail.
Le parcours des technologies classiques était plus linéaire : lorsqu’on trouvait un outil possiblement utile, on s’assurait qu’il était sécuritaire, puis on encourageait les gens à s’en servir. Quand il est question d’IA générative, la sécurité devient un tout autre enjeu. Les outils sont intrinsèquement plus risqués. Où les données sont-elles conservées? Serviront-elles à entraîner des modèles? À quel point le jeu de données est-il fiable? L’outil hallucine-t-il?
Une autre source de risques : la façon dont les utilisateurs interagissent avec les outils. Ces derniers relèvent-ils du domaine de compétence de l’utilisateur? Les circonstances sont-elles propices? Les requêtes sont-elles bien formulées? Les outils sont-ils adéquatement surveillés? Sont-ils compris et ont-ils été correctement montrés aux intervenants pertinents?
La réponse à la question de l’adoption doit donc être réfléchie et nuancée. Pour chaque enjeu à considérer, il faut savoir doser. Une bonne stratégie d’adoption doit tenir compte des réalités d’une organisation.
BLG : Que recommanderiez-vous aux entreprises qui ignorent par où commencer quand il est question d’IA générative?
Lisa Chamandy : J’ai quelques trucs pour elles. L’IA générative n’est plus une idée farfelue et ne pourra être ignorée encore longtemps. En fait, c’est le moment ou jamais de s’y intéresser.
Premièrement, il faut mettre la table et répondre à certaines questions stratégiques. Qui sera responsable de l’IA générative? Comment s’inscrira-t-elle dans la stratégie de l’entreprise? Quelles politiques doivent être mises en place? Comment former les équipes à l’utilisation des outils? Comment pourront-elles aider à définir les modalités de leur mise en œuvre? Comment s’assurer que les données seront fiables, à jour et exhaustives à partir de maintenant? Comment vous démarquerez-vous par rapport à la concurrence?
Ensuite, je nommerais une personne chargée de suivre l’évolution de l’IA dans votre secteur d’activité : technologies, cadre juridique et utilisations les plus répandues. Elle devra aussi mesurer les attentes de vos clients, partenaires et fournisseurs, en gardant à l’esprit qu’ils empruntent tous un chemin qui leur est propre en matière d’IA générative. Organisez des ateliers pour entendre diverses perspectives. Demandez à des collègues à l’esprit critique aiguisé de lancer la discussion : examinez l’incidence éventuelle de l’IA générative sur vos activités, vos façons de faire, votre clientèle, vos tarifs, vos équipes, vos flux de travail et votre culture.
Ensuite, démarrez quelques petits projets pilotes pour tester des outils qui cadrent avec votre stratégie et vos objectifs et qui ont le potentiel de corriger vos irritants, voire de vous aider à saisir de nouvelles occasions. Pensez à imposer des paramètres, des restrictions et des lignes directrices aux participants et participantes : que veut-on qu’ils fassent avec l’outil pendant la période d’essai? Qu’arrivera-t-il lorsqu’il sera officiellement déployé?
Tout au long du processus, assurez-vous de minimiser les risques. Pour ce faire, il faut comprendre l’évolution du paysage juridique et les pratiques optimales au sein de votre secteur d’activité. Il faut également s’attaquer aux risques présentés par les outils eux-mêmes en étudiant leurs fonctionnalités et leurs mesures de sécurité et en s’assurant que de bons facteurs d’atténuation contractuels sont en place.