L’interdiction des plastiques à usage unique est toujours en vigueur au Canada – du moins pour l’instant. Dans Coalition pour une utilisation responsable du plastique c. Canada (Environnement et Changements climatiques), 2023 CF 1511, la Cour fédérale a annulé un décret du gouverneur en conseil qui autorisait le gouvernement à prendre des règlements interdisant l’utilisation, la fabrication et la vente de plastiques à usage unique (le « décret ») au motif qu’il était déraisonnable et anticonstitutionnel. Cependant, la Cour d’appel fédérale a récemment sursis à cette décision dans Canada (Attorney General) v. Responsible Plastic Use Coalition, 2024 FCA 18, faisant en sorte que le décret et les règlements qui en découlent demeureront en vigueur jusqu’au jugement d’appel; l’affaire devrait être entendue par la Cour d’appel fédérale plus tard cette année.
Contexte
On retrouve à l’annexe 1 de Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), LC 1999, c 33 (la « LCPE ») la Liste des substances toxiques. Le gouverneur en conseil peut y ajouter une substance par décret, sur recommandation du ministre de l’Environnement et du Changement climatique et du ministre de la Santé (les « ministres »), s’il est convaincu qu’elle est toxique aux termes de la LCPE. Il est ensuite autorisé à réglementer son utilisation, sa fabrication, sa vente, son importation ou exportation, son entreposage et son rejet dans l’environnement.
Le 12 mai 2021, le gouverneur en conseil a publié un décret visant à ajouter les « articles manufacturés en plastique » à la Liste des substances toxiques. Cette initiative s’inscrivait dans l’engagement national du Canada envers l’atteinte de son objectif de zéro déchet de plastique d’ici 2030 et se basait sur diverses études suggérant que les articles de ce genre ont le potentiel de devenir de la pollution plastique et de nuire à l’environnement, dont un rapport des ministres recommandant « la prise de mesures visant à réduire les macroplastiques et les microplastiques qui se retrouvent dans l’environnement » et un document de consultation d’Environnement et Changement climatique Canada traitant de la possibilité d’interdire certains produits de plastique répondant à des critères précis1.
En octobre 2020, le projet de décret ainsi qu’une première étude d’impact de la réglementation ont été publiés dans la Gazette du Canada et soumis à une consultation publique. Un grand nombre d’intervenants ont bien accueilli la proposition, mais plusieurs associations et organisations de l’industrie des plastiques, deux gouvernements provinciaux et un gouvernement étranger s’y sont opposés; 52 parties ont demandé aux ministres de constituer une commission de révision afin d’évaluer les risques des articles manufacturés en plastique. Les ministres ont refusé et le décret a été enregistré.
La Coalition pour une utilisation responsable du plastique, qui se compose d’entreprises de cette industrie, a déposé une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale dans le but de contester le décret pour des motifs administratifs et constitutionnels et de contester la décision de refuser la constitution d’une commission de révision. Comptaient également parmi les demanderesses d’autres sociétés qui fabriquent et distribuent des plastiques ou des produits pétrochimiques. Le paragraphe 57(5) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 stipule qu’un procureur général est automatiquement réputé être partie à un appel portant sur une question constitutionnelle; l’Alberta et la Saskatchewan, entre autres intervenantes, ont donc présenté des observations en réponse à l’avis de question constitutionnelle signifié par les demanderesses.
Le pouvoir de réglementation dont disposait le gouverneur en conseil en vertu de la LCPE lui a permis d’ajouter des articles manufacturés en plastique à la Liste des substances toxiques et de mettre en œuvre diverses mesures dans le cadre de l’engagement stratégique du Canada à réduire son utilisation du plastique. Mentionnons notamment le Règlement interdisant les plastiques à usage unique, DORS/2022-138, qui vise à interdire la fabrication, l’importation et la vente de pailles, de sacs d’emplettes, d’ustensiles, de récipients alimentaires, de bâtonnets à mélanger et d’anneaux pour emballage de boissons en plastique à usage unique, entre autres. Ce dernier fait toutefois l’objet d’une contestation devant la Cour fédérale dans le dossier T-1468-22; certaines dispositions étaient déjà entrées en vigueur.
Décision de la Cour fédérale
Dans ses motifs rédigés par la juge Furlanetto, la Cour fédérale a indiqué être d’accord avec les demanderesses qu’il n’y avait pas lieu d’ajouter les articles manufacturés en plastique à la Liste des substances toxiques. Elle a annulé le décret, du fait qu’il était déraisonnable et qu’il outrepassait la compétence fédérale en matière de droit criminel, et qu’il était donc anticonstitutionnel. Il a aussi été décidé que le refus des ministres de constituer une commission de révision était déraisonnable.
La norme de la décision raisonnable doit être appliquée
La Cour fédérale a déterminé qu’il convenait d’examiner le décret et le rejet de la demande de constitution d’une commission de révision selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’approche établie dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65. Elle a en outre souligné l’importance accordée à la considération des dispositions législatives limitatives dans son contrôle du pouvoir de réglementation du gouverneur en conseil selon la norme de la décision raisonnable. En appliquant cette norme plutôt que de se demander si le règlement pris était « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » à l’objet de la loi, elle a notamment tenu compte de la jurisprudence établie dans les arrêts Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64 et Portnov c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 171.
La question de l’application continue du cadre établi dans l’arrêt Katz après l’arrêt Vavilov n’a pas encore été réglée pour de bon par la Cour suprême du Canada, mais deux audiences d’appel fixées au 25 avril 2024 offriront probablement des éclairages à ce sujet : Roland Nikolaus Auer c. Aysel Igorevna Auer, et al., 40582 (2022 ABCA 375) et TransAlta Generation Partnership, et al. c. Sa Majesté le Roi du chef de la province d’Alberta, et al., 40570 (2022 ABCA 381). Dans ces affaires, la Cour d’appel de l’Alberta avait fait une distinction entre les règlements du gouverneur en conseil et les décisions administratives auxquelles Vavilov est censé s’appliquer, maintenant l’application de l’arrêt Katz lorsque des règlements font l’objet d’un contrôle judiciaire (contrairement à ce qui avait été décidé dans l’arrêt Portnov).
Le décret était déraisonnable en raison du manque de preuves
À l’issue d’un contrôle selon la décision de la norme raisonnable, la Cour fédérale a conclu que la décision d’ajouter les articles manufacturés en plastique à la Liste des substances toxiques était déraisonnable. Se reportant aux dispositions pertinentes de la loi, elle a souligné que le gouverneur en conseil ne peut ajouter une substance ou une classe de substances à l’annexe 1 de la LCPE à sa discrétion; il doit être convaincu qu’elles sont « toxiques » selon des exigences objectives. Elle a aussi précisé que la prise du décret ne pouvait pas être considérée comme étant stratégique ou « fondamentalement de nature exécutive ».
Les preuves présentées au gouverneur en conseil ont été examinées par la Cour fédérale, qui a déterminé qu’elles ne permettaient pas de conclure que tous les articles manufacturés en plastique sont toxiques. Le décret mettait l’accent sur le potentiel de ces articles de devenir de la pollution plastique, mais cela se basait sur une « logique inversée » plutôt que sur des faits. Il existe des preuves que les sacs et les anneaux de plastique ont des effets nocifs sur les animaux qui s’y trouvent enchevêtrés ou qui les ingèrent, mais il ne convient pas de faire des extrapolations pour l’ensemble des articles manufacturés en plastique sur cette base, étant donné la grande variabilité de leur taille, de leur forme et des risques qu’ils présentent. En effet, il a été prouvé que certains types d’articles manufacturés en plastique considérés comme toxiques dans le décret ne nuisaient pas à l’environnement. Au bout du compte, la Cour fédérale a statué que le gouverneur en conseil avait outrepassé sa compétence.
Le refus de constituer une commission de révision était déraisonnable puisqu’il ne tenait pas compte du manque de preuves au cœur du débat
Poursuivant dans la même veine, la Cour fédérale a conclu qu’il était déraisonnable de la part des ministres de refuser de constituer une commission de révision pour évaluer les risques des articles manufacturés en plastique. Leur décision devait se baser sur la suffisance des données scientifiques à l’appui du projet de décret, ce qui n’a pas été le cas. Qui plus est, 52 des 60 avis d’objection reçus demandaient la constitution d’une commission de révision. La réponse écrite des ministres ne respectait pas non plus les principes de justification et de transparence établis dans les arrêts Vavilov et Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 exigeant que les motifs du décideur « tiennent valablement compte des questions et des préoccupations centrales soulevées par les parties ». À la lumière de tous ces éléments, le décret a été jugé déraisonnable.
Le décret était anticonstitutionnel puisqu’il ne se limitait pas aux dommages à l’environnement
Autre conclusion de la Cour fédérale : le décret était anticonstitutionnel en vertu de la répartition des pouvoirs prévue par la Loi constitutionnelle de 1867, car il ne relève pas de la compétence fédérale en matière de droit criminel de réglementer des enjeux environnementaux.
Elle a par ailleurs rappelé qu’une loi, pour être validement adoptée en vertu de la compétence fédérale en matière de droit criminel, doit relever du paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, c’est-à-dire : 1) avoir un objet de droit criminel; 2) prévoir une interdiction; 3) inclure une sanction qui l’appuie.
La Cour fédérale a déterminé que l’objectif principal ou le caractère véritable du décret était « d’inscrire les articles manufacturés en plastique sur la liste des substances toxiques afin que ces articles puissent être réglementés pour gérer les dommages environnementaux potentiels associés au fait qu’ils deviennent de la pollution plastique ». Elle a aussi ajouté que la protection de l’environnement par l’interdiction des substances toxiques était « un objectif public tout à fait légitime dans l’exercice de la compétence en matière de droit criminel ». Le décret ne se limitait toutefois pas à cet objectif, car ce ne sont pas tous les types d’articles manufacturés en plastique qui sont susceptibles de susciter une crainte raisonnée de préjudice. L’argument du gouvernement voulant que la délégation générale de son pouvoir de réglementation était constitutionnellement valide puisqu’il existait des contraintes administratives à ce pouvoir délégué limitant les objectifs de son règlement sur les plastiques à usage unique à des fins de protection environnementale a été rejeté par la Cour fédérale.
Selon elle, l’omniprésence du plastique dans la société signifie que l’utilisation et la gestion des articles manufacturés en plastique relèveraient de la compétence provinciale. Ainsi, la nature particulièrement large de la catégorie des articles manufacturés en plastique constitue une menace à l’équilibre du fédéralisme, car elle ne limite pas la réglementation à ceux qui sont réellement susceptibles de causer des préjudices à l’environnement.
Appel devant la Cour d’appel fédérale et sursis
Le gouvernement canadien a porté en appel la décision de la Cour fédérale d’annuler le décret du gouverneur en conseil, en plus de déposer une requête de surseoir à cette décision jusqu’à l’issue de l’appel. La juge Gleason, saisie de la requête, a conclu que les trois critères relatifs à l’obtention d’un sursis étaient satisfaits, car : 1) l’appel se basait sur une question sérieuse, 2) le Canada subirait un préjudice irréparable si le sursis n’était pas accordé et 3) la prépondérance des inconvénients favorisait l’octroi du sursis.
Elle a déterminé qu’un sursis serait dans l’intérêt public, en partie à cause du lien entre le décret et le Règlement interdisant les plastiques à usage unique imposant déjà aux organisations canadiennes de changer leurs pratiques en matière d’utilisation du plastique. En effet, puisque plusieurs entreprises avaient déjà pris des mesures pour se conformer à ce dernier, ne pas accorder de sursis causerait un préjudice irréparable et créerait une grande confusion quant aux exigences à respecter. Ainsi, il a été décidé que la réglementation des plastiques à usage unique en vertu de la LCPE demeurerait en vigueur jusqu’à l’issue de l’appel du gouvernement. La juge Gleason a de plus pris une ordonnance pour que les questions en litige dans la requête soient tranchées par une instruction accélérée de l’instance.
Depuis, plusieurs groupes ont demandé l’autorisation d’intervenir dans l’appel, y compris la Canadian Constitution Foundation et l’Association canadienne des médecins pour l’environnement. La Cour d’appel fédérale devra donc appliquer sa récente jurisprudence en la matière, qui est perçue comme plus restrictive que celle d’autres tribunaux (voir Le-Vel Brands, LLC c. Canada (Procureur général), 2023 CAF 66, qui précise le critère appliqué aux requêtes en intervention et confirme qu’elles sont évaluées selon l’utilité des interventions proposées et la rigueur des observations présentées).
Principales questions en litige devant la Cour d’appel fédérale
La Cour d’appel fédérale devra vraisemblablement examiner les questions suivantes soulevées par la décision de la Cour fédérale :
- Norme de contrôle : S’appuyant sur les motifs de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Portnov, la Cour fédérale a déterminé qu’il convient d’appliquer, après l’arrêt Vavilov, la norme de contrôle de la décision raisonnable aux contestations de décisions du gouverneur en conseil quant à la prise de règlements. La Cour d’appel fédérale devra décider si le seuil plus élevé proposé dans Katz est encore pertinent dans l’examen de la réglementation – la question n’a pas encore été réglée par la Cour suprême du Canada. Ce sera l’occasion de considérer des appels qui maintiennent le cadre établi dans l’arrêt Katz plutôt que celui de l’arrêt Vavilov.
- Preuve de préjudice : La décision de la Cour fédérale permet au gouvernement de continuer à réglementer les plastiques, mais pour demeurer raisonnable, la réglementation doit s’appliquer seulement à ceux qui ont des effets nocifs. La Cour, face au manque de preuves entourant le potentiel de pollution des articles manufacturés en plastique et à leur ajout à la Liste des substances toxiques, a considéré la nature large et exhaustive de leur catégorie et finalement conclu que la décision du gouvernement était déraisonnable. À noter que cette décision semble insinuer qu’il incombe au gouvernement de fournir des preuves du caractère raisonnable de sa décision d’inscrire les articles manufacturés en plastique à l’annexe 1 de la LCPE, alors que le fardeau de prouver que la décision était déraisonnable repose plutôt sur la partie demanderesse. La Cour d’appel fédérale devra se prononcer sur le niveau de preuves que doit présenter une partie demanderesse, en se fiant aux directives de la Cour suprême du Canada dans Vavilov et Mason. Elle aura aussi à se pencher sur le niveau de précision nécessaire pour ajouter une substance à la Liste des substances toxiques, ce qui est, selon les défendeurs, contraire à l’esprit de la LCPE et à son objectif de fournir des outils rigoureux et efficaces au gouvernement pour prévenir la pollution.
- Balises relatives à l’évaluation de la compétence en matière de droit criminel: La Cour fédérale a conclu que des lois et règlements sont réputés avoir un objet de droit criminel valide s’il existe suffisamment de balises pour les maintenir dans les limites constitutionnelles de la compétence fédérale en la matière; cela signifie notamment de prouver qu’il y a une crainte raisonnable de préjudice. La Cour fédérale s’est rangée du côté des demanderesses pour dire que la compétence du gouverneur en conseil en matière de droit criminel ne lui permettait pas d’exercer un contrôle sur l’ensemble des articles manufacturés en plastique sur la promesse que les règlements seront limités à ceux qui posent un risque réel pour l’environnement. Cette conclusion soulève d’importantes questions constitutionnelles sur la portée de la compétence fédérale en matière de droit criminel et son application adéquate.
BLG représente la Canadian Constitution Foundation, l’une des intervenantes proposées dans les procédures devant la Cour d’appel fédérale, avec une équipe composée notamment de Rick Williams, Pierre Gemson et Brett Carlson.
Pour plus d’information sur les interventions devant la Cour d’appel fédérale, consultez notre article sur le sujet (en anglais seulement).
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