Dans son arrêt Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest c. Territoires du Nord-Ouest (Éducation, Culture et Formation), 2023 CSC 31, la Cour suprême du Canada (CSC) a rappelé le controversé cadre d’analyse de l’arrêt Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12 et le rôle important des non-ayants droit dans le respect des droits à l’instruction dans la langue de la minorité au titre de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ce jugement montre clairement que l’évaluation du caractère raisonnable d’une décision selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Doré exige un examen sérieux des répercussions de celle-ci sur les valeurs pertinentes de la Charte, même si elle ne porte pas directement atteinte à l’un des droits garantis par la Charte.
Contexte
L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés indique que les citoyennes et citoyens canadiens dont la première langue apprise ou la langue d’instruction au niveau primaire était l’anglais ou le français, mais qui résident dans une province ou un territoire où cette langue est celle de la minorité linguistique, ont le droit constitutionnel de faire instruire leurs enfants dans cette langue aux niveaux primaire et secondaire. Dans les Territoires du Nord-Ouest, le français est une langue minoritaire et les parents titulaires de droits au sens de l’article 23 ont le droit constitutionnel de scolariser leurs enfants dans un établissement francophone.
Dans le dossier qui nous intéresse, plusieurs parents proches de la communauté franco-ténoise tentaient de faire admettre leurs enfants dans une école francophone alors qu’ils ne répondaient pas aux critères prévus à l’article 23 pour être titulaires de droits (notamment parce qu’ils n’avaient pas la citoyenneté canadienne ou que le français n’était pas leur première langue).
Une directive ministérielle des T.-N.-O. prévoit trois catégories de parents non-ayants droit pouvant demander l’admission de leurs enfants dans une école francophone : 1) un parent ou un grand-parent qui aurait été un ayant droit s’il avait eu la possibilité de fréquenter une école francophone; 2) un parent qui satisfait aux critères de l’article 23 de la Charte, à l’exception du fait qu’il n’a pas la citoyenneté canadienne; 3) un parent qui a immigré récemment au Canada et dont l’enfant, qui ne parle ni anglais ni français, est inscrit dans une école canadienne pour la première fois.
En l’occurrence, les parents ne répondaient pas aux critères de la directive. Malgré cela, la Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest (CSFTNO) s’est unie aux parents pour demander à la ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel et d’admettre les enfants dans des écoles francophones. Face au refus de la ministre, les parents et la CSFTNO ont présenté une demande de contrôle judiciaire.
La Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest a annulé les décisions de la ministre, estimant qu’elle n’avait pas dûment tenu compte des protections conférées par l’article 23 de la Charte (2020 TNOCS 28). La ministre a porté ce jugement devant la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest, laquelle a statué à la majorité de rétablir les décisions annulées au motif qu’il n’existait aucune obligation légale ni constitutionnelle d’admettre l’enfant d’un parent non-ayant droit dans une école francophone (2021 TNOCA 8).
Cour suprême du Canada
Rédigeant les motifs unanimes de la CSC, la juge Côté a accueilli l’appel et annulé les décisions de la ministre de refuser la scolarisation des enfants dans une école francophone.
A. Application du cadre d’analyse de l’arrêt Doré
La CSC a conclu que cette affaire exigeait sans équivoque l’application du cadre d’analyse articulé dans l’arrêt Doré, qui régit le contrôle judiciaire des décisions administratives mettant en jeu la Charte et établit une norme de contrôle du caractère raisonnable. S’appuyant sur sa décision dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 qui a mené à une refonte des normes du cadre d’analyse, la CSC a jugé qu’il n’y avait aucune raison de s’écarter de la norme de la décision raisonnable en l’espèce.
En reprenant le cadre d’analyse de l’arrêt Doré, la CSC a également fait référence aux principes du contrôle du caractère raisonnable énoncés dans l’arrêt Vavilov, y compris la nécessité pour les décideurs de se justifier au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents. Selon la démarche prescrite par l’arrêt Doré, la cour de révision doit d’abord déterminer si la décision administrative en cause « fait intervenir la Charte en restreignant les protections que confère cette dernière — qu’il s’agisse de droits ou de valeurs ». Dans l’affirmative, la cour de révision doit évaluer si la décision en cause tient compte de manière proportionnée des protections et valeurs prévues par la Charte selon les objectifs légaux pertinents. Dans l’arrêt Vavilov, le contrôle judiciaire s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision ». En intégrant ces principes dans le cadre d’analyse de l’arrêt Doré, la CSC a estimé que pour être proportionnée, la décision doit montrer que le décideur s’est attaqué « de façon significative » aux protections conférées par la Charte de manière à refléter les répercussions que sa décision peut avoir sur l’individu ou le groupe visé.
B. Mise en balance des valeurs pertinentes de la Charte
L’essentiel du désaccord opposant les parties portait sur la possibilité d’invoquer l’article 23 de la Charte pour infirmer les décisions de la ministre, étant donné que les parents dont les enfants se sont vu refuser l’admission dans les établissements francophones n’étaient pas titulaires de droits et qu’il ne pouvait donc pas y avoir de violation des droits garantis par la Charte.
Dans son arrêt, la CSC a réaffirmé sa conclusion selon laquelle le cadre d’analyse prescrit par l’arrêt Doré s’applique non seulement lorsqu’une décision administrative porte directement atteinte aux droits garantis par la Charte, mais aussi lorsqu’elle met simplement en jeu une valeur garantie par la Charte. La CSC a également clarifié le lien entre les droits et les valeurs de la Charte, expliquant que ces valeurs sont « indissociables des droits garantis par la Charte, qui en sont le reflet, et leur donnent un sens ». La jurisprudence reconnaît diverses fonctions aux valeurs consacrées par la Charte selon le contexte dans lequel elles interviennent, notamment le développement de règles de la common law et l’interprétation statutaire. Les décideurs administratifs doivent toujours prendre en considération les valeurs pertinentes à l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, car elles représentent des contraintes constitutionnelles. La CSC s’est appuyée sur les considérations énoncées dans l’arrêt Vavilov, selon lesquelles le caractère raisonnable d’une décision doit être justifié au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents.
Elle a en outre défini pourquoi, dans certaines circonstances, il est évident qu’une valeur de la Charte est pertinente et doit être prise en compte par un décideur administratif, à savoir : 1) en raison de la nature du régime législatif applicable; 2) parce que les parties l’ont soulevée devant le décideur administratif; 3) en raison du lien entre cette valeur et la matière sous considération.
C. Pertinence des valeurs qui sous-tendent l’article 23 de la Charte
La CSC a estimé que les valeurs qui sous-tendent l’article 23 de la Charte étaient mises en jeu par les décisions de la ministre dans cette affaire. En effet, ses décisions étaient susceptibles d’avoir une incidence sur l’environnement éducatif de la minorité linguistique dans les Territoires du Nord-Ouest.
La CSC a précisé les valeurs de la Charte qui régissaient le pouvoir discrétionnaire de la ministre et rappelé que l’article 23 de la Charte avait un triple objet, soit préventif, réparateur et unificateur. Le maintien et l’épanouissement des minorités linguistiques font partie des valeurs qui sous-tendent l’article 23. L’éducation joue un rôle essentiel à cet effet, car les établissements scolaires sont des lieux de socialisation qui permettent aux jeunes de développer leur potentiel dans leur propre langue et de se familiariser avec leur culture.
La CSC a estimé que les valeurs sous-tendant l’article 23 sont toujours pertinentes dans les décisions discrétionnaires touchant l’admission d’enfants de non-ayants droit dans les écoles de la minorité linguistique. Admettre dans ces écoles les enfants issus de la majorité linguistique pourrait submerger ceux de la minorité. À l’inverse, l’accroissement démographique de la communauté linguistique minoritaire contribue également à la réalisation de la promesse de l’article 23, soit de faire des deux groupes linguistiques officiels du Canada des partenaires égaux dans le domaine de l’éducation. Dans tous les cas, ces valeurs sont pertinentes et doivent être prises en compte.
D. Les décisions de la ministre ont eu pour effet de restreindre les valeurs sous-jacentes à l’article 23 de la Charte
Après avoir établi que les décisions de la ministre mettaient en jeu ces valeurs, la CSC a cherché à déterminer si elles avaient aussi eu pour effet de les restreindre.
Le CSC a procédé à une analyse contextuelle fondée sur la dynamique linguistique unique de la communauté francophone en question. Il ressort de la preuve que l’admission d’un certain nombre d’enfants de parents non-ayants droit dans les écoles francophones contribue concrètement à l’accroissement démographique de la communauté franco-ténoise, favorise son épanouissement, atténue le risque d’assimilation et prévient l’érosion culturelle. L’admission d’enfants de non-titulaires de droit pourrait avoir des effets néfastes sur la communauté linguistique minoritaire (ex. : si les écoles deviennent des centres d’assimilation) et alimenter l’argumentaire d’un refus. Cependant, dans le cas présent, l’effet s’est révélé positif grâce à des facteurs régionaux et aux caractéristiques individuelles de chaque demandeur.
Par conséquent, les valeurs de maintien et d’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires qui sous-tendent l’article 23 ont été restreintes par les décisions de la ministre, qui était tenue de trouver un point d’équilibre entre ces valeurs et les intérêts du gouvernement.
E. La ministre n’a pas mis en balance de manière proportionnée les valeurs de la Charte
La CSC a déterminé que la ministre avait pris ses décisions sans mettre en balance de manière proportionnée les valeurs constitutionnelles de maintien et d’épanouissement de la communauté linguistique minoritaire prévues par la Charte.
Dans le cas d’un des appelants, la ministre n’a pas du tout pris en considération les valeurs pertinentes de la Charte. La Cour en est arrivée à la conclusion que la mise en balance était nécessairement disproportionnée.
Pour justifier ses autres refus, la ministre s’est appuyée sur l’article 23, mais la CSC a estimé que ses motifs ne tenaient pas compte des répercussions potentielles importantes sur la communauté franco-ténoise. La ministre n’a donc pas accordé le poids nécessaire aux valeurs pertinentes. Elle s’est concentrée sur la question de savoir si l’admission des élèves était « nécessaire » à la protection de la communauté franco-ténoise et ne s’est pas demandé si elle favoriserait son épanouissement.
La CSC a estimé que les décisions de la ministre allaient à l’encontre des valeurs consacrées par l’article 23 de la Charte en raison de leur incidence considérable sur l’épanouissement de la communauté linguistique minoritaire et le maintien de sa langue et de sa culture. La ministre a attaché trop d’importance à son obligation de prendre des décisions cohérentes et, ce faisant, a accordé un poids disproportionné au coût de l’admission des élèves dans les écoles francophones. Ses décisions ont donc été jugées déraisonnables.
Points à retenir
Le jugement rendu par la CSC dans l’affaire Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest c. Territoires du Nord-Ouest confirme l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Doré, y compris dans les cas où une décision met en jeu des valeurs de la Charte sans toutefois enfreindre directement l’un des droits consacrés par celle-ci. L’application du cadre d’analyse du caractère raisonnable des décisions de droit administratif qui touchent à la Charte a fait l’objet de critiques de la part des milieux universitaires et judiciaires, notamment des juges dissidents Côté et Brown dans l’affaire Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, 2018 CSC 32. Des analystes judiciaires et la magistrature ont remis en question l’avenir du cadre d’analyse de l’arrêt Doré à la suite de la décision de la CSC dans l’affaire Vavilov, notamment pour ce qui touche ses observations sur les questions constitutionnelles soumises à des normes de contrôle. Toutefois, les juges de la CSC ont établi un nouveau précédent en justifiant l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Doré lorsque des décisions restreignent les valeurs de la Charte. Ce jugement unanime réaffirme avec force les motifs énoncés dans l’arrêt Vavilov.
La décision vient préciser l’obligation pour les décideurs administratifs de prendre en compte les valeurs de la Charte dans toutes les décisions où celles-ci sont mises en jeu, qu’elles soient soulevées par les parties ou non. La Cour propose aussi un nouveau test pour déterminer si les valeurs de la Charte sont mises en jeu. Pour évaluer si celles-ci doivent entrer en ligne de compte dans une décision donnée, un décideur administratif doit considérer : 1) la nature du régime législatif applicable fait intervenir les valeurs de la Charte; 2) la mention de celles-ci par les parties; 3) le lien entre les valeurs et la matière sous considération.
Il faut se demander si les valeurs de la Charte sont mises en jeu par une décision indépendamment du fait que celle-ci les restreigne ou pas. Si les valeurs de la Charte sont mises en jeu, il faut en tenir compte pour que la décision soit jugée raisonnable. Si les valeurs de la Charte sont restreintes, il faut trouver un juste équilibre entre ces restrictions et les objectifs du gouvernement.
Le jugement de la CSC sera un atout important pour les communautés linguistiques minoritaires et les droits à l’instruction dans la langue de la minorité puisqu’elle reconnaît le rôle important des non-ayants droit dans le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires. Plutôt que de considérer l’article 23 de manière étriquée en se fondant sur les effets négatifs sur les titulaires de droits individuels, la CSC a réaffirmé les aspects positifs et collectifs des protections de l’article 23 et adopté une approche contextuelle pour comprendre comment les personnes qui ont une volonté sincère de s’intégrer à la langue et à la culture de la minorité peuvent contribuer à sa vitalité à long terme.