une main qui tient une guitare

Perspectives

Pressions externes : un registre fédéral visant la transparence en matière d’influence étrangère prévu au Canada

Le 10 mars 2023, l’ancien ministre de la Sécurité publique du Canada, Marco Mendicino, a annoncé le lancement de consultations publiques concernant l’éventuelle mise en œuvre d’un nouveau registre visant la transparence en matière d’influence étrangère au Canada. Ces consultations faisaient suite au dépôt, le 22 février 2022, d’un projet de loi d’initiative parlementaire au Sénat, à savoir le projet de loi S‑237, intitulé Loi sur la responsabilité et le registre des agents d’influence étrangers

L’objectif de ces consultations était de recueillir des commentaires sur la façon dont un tel registre pourrait être mis en œuvre pour « renforcer la protection [du Canada] contre l’influence étrangère malveillante ». La période de consultation s’est terminée le 9 mai 2023. Dans une entrevue accordée par la suite aux médias, l’ancien ministre Mendicino a déclaré que le gouvernement avait conclu à la nécessité d’instaurer une certaine forme de registre, mais que le projet de loi d’initiative parlementaire à l’étude, le projet de loi S-237, n’était pas considéré comme un modèle adéquat.

L’ancien ministre n’a pas indiqué à quel moment la nouvelle loi établissant ce registre serait déposée, mais on s’attend à ce qu’elle le soit à l’automne.

La nature du problème : l’influence indue

Dans le cadre de ces consultations, Sécurité publique Canada a publié un document d’information intitulé « Accroître la transparence en matière d’influence étrangère : examiner les mesures pour renforcer l’approche du Canada ». Selon ce document d’information, la principale source de préoccupation est l’« influence étrangère malveillante », définie comme étant une initiative secrète menée par un commettant étranger, pour son compte ou avec son soutien substantiel, dans le but d’exercer une influence et d’influencer les résultats.

La nature secrète de ces activités d’influence est ce qui pose principalement problème. Certains gouvernements étrangers, ou leurs mandataires, peuvent inciter d’autres personnes au Canada à entreprendre des activités secrètes d’influence étrangère visant à façonner la politique du gouvernement, les résultats ou l’opinion publique, sans divulguer leurs liens avec le gouvernement étranger. Selon le document d’information, ces activités secrètes comprennent ce qui suit :

  • chercher à influencer les députés, les sénateurs, les fonctionnaires, les partis politiques ou les candidats aux élections;
  • faire des déclarations publiques, soit directement ou par l’intermédiaire des médias, en faveur d’un gouvernement étranger, tout en masquant leurs origines ou leurs motivations;
  • produire du matériel de communication destiné à influencer la société, la politique ou le gouvernement;
  • verser des sommes d’argent ou donner des objets de valeur au nom d’un gouvernement étranger à des fins d’influence.

Mesures applicables existantes

On pourrait se demander pourquoi un registre des agents étrangers est nécessaire alors que diverses mesures sont déjà en place pour traiter différents aspects du problème, comme ces lois fédérales : Loi sur le lobbying, Loi sur les conflits d’intérêts et Loi électorale du Canada.

La Loi sur le lobbying traite du fait de communiquer avec les titulaires d’une charge publique dans le but d’influencer certains types de décisions gouvernementales, notamment au moyen de ce que l’on appelle les « appels au grand public »1. Cela inclut les activités de lobbying menées au nom d’un gouvernement étranger. Les lois existantes ne couvrent pas certaines activités d’influence étrangère examinées en lien avec le nouveau registre sur la transparence envisagé. Par exemple, la Loi sur le lobbying couvre uniquement les activités de lobbying rémunérées et peut ne pas s’appliquer à certaines ou à l’ensemble des activités d’« influence étrangère malveillante » au sens défini dans le document d’information. 

Certains acteurs étrangers cherchent à influencer les fonctionnaires dans leurs décisions en menant des activités qui ne sont pas expressément visées par la Loi sur le lobbying ou en veillant à garder secrets les liens sous-jacents de leurs agents avec l’étranger. Un registre des agents étrangers exigerait probablement de procéder à l’inscription de toute personne cherchant à promouvoir des intérêts purement étrangers, peu importe que les activités d’influence en question soient visées ou non par la Loi sur le lobbying.

Modèles étrangers existants

Le document d’information indique que l’harmonisation sera l’un des principes directeurs mis de l’avant par le gouvernement pour élaborer le registre canadien : toute nouvelle mesure devrait s’harmoniser, dans la mesure du possible, avec celles des « partenaires du Canada aux vues similaires » afin de présenter une approche unifiée. À l’heure actuelle, seulement quatre de nos « partenaires [...] aux vues similaires » ont mis des mesures en place (les États-Unis, l’Australie, Israël et le Royaume-Uni2).

Parmi les mesures existantes, l’approche adoptée par les États-Unis dans la Foreign Agents Registration Act (FARA) est généralement considérée comme la référence absolue. La FARA a été initialement adoptée en 1938 pour réduire l’influence de la propagande étrangère qui avait alors cours aux États-Unis. Toutefois, jusqu’à tout récemment, la FARA était considérée par plusieurs comme un « élément stagnant de la législation américaine », n’ayant donné lieu qu’à sept poursuites entre 1966 et 2016.

De récentes modifications à la loi, une façon beaucoup plus musclée de l’appliquer et un certain nombre de condamnations très médiatisées ont fait en sorte d’en accroître la pertinence réglementaire. Par exemple, l’enquête de Robert Mueller sur l’influence de la Russie lors des élections fédérales américaines de 2016 a mené à plusieurs condamnations pour violation de la FARA. Cette enquête a également donné lieu à d’autres enquêtes ainsi qu’à des poursuites en vertu d’autres lois américaines.

Le concept de base de la FARA est simple. Elle ne cherche pas à interdire (ou à permettre) des actes ou des comportements particuliers. Elle vise plutôt à améliorer la transparence. Toute personne qui répond à la définition d’« agent » de « commettant étranger » doit s’inscrire auprès du gouvernement américain à l’aide du formulaire prévu à cet effet, créant ainsi un registre public de ces relations agent-commettant et de leurs éléments constitutifs. Les « agents » doivent, en outre, conserver certains autres dossiers privés aux fins de vérification.

Comme on pouvait s’y attendre, dans la pratique, un certain nombre d’incertitudes touchant des définitions, des exemptions et des problèmes d’application sont venus complexifier ce concept simple. Cela dit, la FARA n’en demeure pas moins le meilleur modèle pour le Canada et, comme l’harmonisation constitue l’un des principes directeurs du gouvernement fédéral, nous nous attendons à ce que le registre établi suive d’assez près le modèle de la FARA, du moins quant à son cadre général.

Éléments de base attendus d’un registre visant la transparence en matière d’influence étrangère

Si l’on se fie au cadre de la FARA et aux renseignements contenus dans le document d’information, nous pensons que le cadre du registre devra tenir compte de cinq éléments distincts :

  1. Quelles « ententes » entre un « agent » et un « commettant étranger » seront visées? Tout type d’entente entre un « commettant étranger » et une personne au Canada pourrait être assujettie à l’obligation d’inscription au registre lorsque l’intention de cette entente est d’influencer des Canadiens. Bien entendu, les définitions de « commettant étranger » et d’« agent » seront déterminantes ici; la FARA fournit toutefois quelques indications utiles.

Par exemple, « commettant étranger » désignera probablement toute entité qui est détenue, contrôlée ou dirigée, en droit ou en pratique, par un gouvernement étranger, ce qui inclura vraisemblablement les sociétés d’État étrangères, de même que les personnes ou les groupes ayant des liens avec un gouvernement étranger. La FARA va plus loin et inclut même les partis politiques étrangers, toutes les entités étrangères, ainsi que les personnes en dehors des États-Unis qui ne sont pas des citoyens américains.

Il sera intéressant de voir de quelle façon les États étrangers seront visés. La FARA, qui est de portée générale, s’applique de la même manière à tous les États étrangers, sans exception. Certains ont suggéré que le Canada exclue certains pays alliés, comme ceux du « Groupe des cinq », et adopte donc une approche dite par « liste négative » selon laquelle tous les pays seront visés, à moins d’être expressément exclus. Dans le projet de loi d’initiative parlementaire S-237, une approche par « liste positive » était préconisée, de manière à ce que le registre s’applique uniquement aux pays expressément inscrits en annexe.

Les approches dites par liste négative et liste positive semblent toutes deux trop peu pratiques et présenteraient des difficultés d’application, ainsi que des lacunes potentielles évidentes. Compte tenu du modèle qu’offre la FARA, nous serions surpris de voir un registre dont l’application ne serait pas générale et inclusive.

  1. Quels types d’activités devront être inscrites au registre? Les activités ne seront pas toutes visées et ne devront pas toutes être inscrites au registre. Les activités visées devront être définies de manière suffisamment générale pour garantir l’efficacité globale et éliminer les failles potentielles, mais sans pour autant créer des obstacles ou des problèmes d’application et de conformité inutiles.

Par exemple, le simple fait d’aider un investisseur étranger à établir une nouvelle présence au Canada peut être tout à fait anodin et devrait être exclu des activités visées, alors qu’aider une société d’État étrangère nouvellement installée au Canada à façonner l’opinion publique en sa faveur pourrait manifestement cacher des ambitions plus inquiétantes.

Les activités qui suivent, à tout le moins, devront sans doute être inscrites au registre, car elles sont au cœur du problème de l’influence malveillante : le lobbying parlementaire (présente un recoupement évident avec la Loi sur le lobbying); les activités de lobbying politique plus générales visant divers autres acteurs politiques au-delà des députés, des sénateurs et des fonctionnaires fédéraux, notamment les partis politiques fédéraux et les candidats aux élections; et la distribution d’argent ou d’objets de valeur destinés à influencer.

Il reste encore à déterminer si d’autres types d’« activités de communication » destinées à influencer le gouvernement ou l’opinion publique devraient être visées et, si oui, dans quelle mesure. Il semble probable qu’une partie du moins de ces « activités de communication » sera visée afin d’assurer l’efficacité globale.

  1. Quelles seront les exemptions à l’inscription? Si l’on se réfère à la FARA, certains types d’exemptions semblent raisonnables et devraient être prévus, comme la prestation de conseils juridiques et la représentation devant les organismes de réglementation et les tribunaux canadiens. Une exemption semble également raisonnable et probable à l’égard des activités diplomatiques et consulaires menées par des représentants accrédités.

En outre, la FARA prévoit une soi-disant « exemption commerciale » pour les activités privées et non politiques qui visent à promouvoir le commerce ou les échanges de bonne foi d’un commettant étranger. La portée et l’application de cette exemption, notamment son application aux sociétés d’État étrangères à l’heure actuelle, génèrent beaucoup d’incertitude et soulèvent d’importants débats aux États-Unis. Il sera donc intéressant de voir si le Canada décidera de prévoir une exemption commerciale semblable et, le cas échéant, qu’elle en sera la portée.

  1. Quels renseignements devront être fournis lors de l’inscription? La transparence étant la raison d’être du registre, il semble essentiel que les renseignements qui seront produits soient accessibles au public. Il en va ainsi sous le régime de la FARA3.

Il semble probable également que les renseignements à fournir doivent répondre aux exigences prévues au paragraphe 5(2) de la Loi sur le lobbying et doivent comprendre, notamment, le nom de l’agent, le nom du commettant étranger et une description des activités en cause. Selon la FARA, l’agent est également tenu de divulguer la rémunération qu’il touchera pour ses efforts. Comme la Loi sur le lobbying n’exige pas la divulgation de cette rémunération, il sera intéressant de voir quelle option le gouvernement fédéral choisira d’adopter ici.

La FARA exige également que l’agent produise des copies publiques des « documents d’information » qu’il transmet à deux ou plusieurs personnes pour le compte du commettant étranger, et qu’il y soit clairement indiqué que ceux-ci sont distribués par l’agent au nom du commettant étranger. Le document d’information de Sécurité publique Canada est, de façon générale, très peu explicite sur la façon dont de tels documents d’information pourraient ou non être visés.

  1. Quelles seront les mesures prises pour assurer la conformité et la mise en application? Étant donné que les activités problématiques sont délibérément gardées secrètes, un problème de conformité se posera inévitablement si des sanctions suffisantes ne sont pas instaurées pour créer un effet dissuasif. Comme le démontre clairement le cadre juridique existant, s’ils ne risquent aucune sanction importante, de nombreux agents et leurs commettants étrangers éviteront tout simplement de s’inscrire et en subiront les conséquences une fois que leurs activités auront été mises au jour, le cas échéant, et qu’ils auront exercé l’influence voulue.

De façon générale, la FARA a établi un régime administratif civil et réserve les sanctions pénales aux manquements « délibérés » à l’obligation d’inscription et aux fausses déclarations faites « sciemment ». Toute personne qui enfreint délibérément la FARA est passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 5 ans ou d’une amende maximale de 250 000 $ US. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’enquête de Robert Mueller sur l’influence de la Russie dans les élections fédérales américaines de 2016 a mené à plusieurs condamnations criminelles. Il ne fait aucun doute que, dans la plupart des cas, une mise en application souple faisant appel à une combinaison de sanctions possibles est souhaitable, mais il est clair que le dernier « recours » doit malgré tout être suffisamment rigoureux pour inciter à la conformité et faire en sorte que le registre devienne réellement efficace. Les sanctions civiles (comme les sanctions administratives pécuniaires) peuvent être suffisantes pour pénaliser les violations mineures ou non intentionnelles, mais la perspective d’une sanction pénale importante s’avérera probablement nécessaire pour garantir une conformité adéquate.

De toute évidence, un registre visant la transparence en matière d’influence étrangère aura des répercussions immédiates sur un large éventail d’entreprises et de fournisseurs de services canadiens qui agissent directement, ou en tant que représentants, pour le compte de gouvernements étrangers ou d’entités détenues ou contrôlées par des gouvernements étrangers exerçant leurs activités au Canada. Ces entreprises et fournisseurs comprennent des cabinets de services professionnels, tels que des cabinets d’avocats, des cabinets comptables et des cabinets de relations gouvernementales.

Communiquez avec nous

Nous continuerons de suivre le dossier et vous tiendrons informés de son évolution. Pour en savoir plus sur le registre visant la transparence en matière d’influence étrangère, n’hésitez pas à communiquer avec les personnes-ressources ci-dessous ou avec un avocat de notre groupe Politiques publiques et relations gouvernementales.


1 Les « appels au grand public » sont définis à l’alinéa 5(2)j) de la Loi sur le lobbying comme étant « un appel au grand public, directement ou au moyen d’un média à grande diffusion, pour persuader celui-ci de communiquer directement avec le titulaire d’une charge publique en vue de faire pression sur lui afin qu’il appuie un certain point de vue ».

2 Le Foreign Influence Registration Scheme (FIRS), le régime de déclaration des activités d’influence étrangère du Royaume-Uni, vient tout juste d’être établi en vertu de la National Security Act of 2023, qui a reçu la sanction royale le 11 juillet 2023. Le FIRS est un régime à deux volets. Dans le cadre du volet « influence politique », les ententes conclues en vue de mener des activités d’influence politique au Royaume-Uni, à la demande d’une puissance étrangère, doivent faire l’objet d’une inscription. Dans le cadre du volet « amélioré », le secrétaire d’État a le pouvoir d’exiger l’inscription d’un éventail plus large d’activités dans le cas de puissances étrangères déterminées ou d’entités contrôlées par celles-ci, lorsque cela s’avère nécessaire pour protéger les intérêts du Royaume-Uni.

3 Il est possible de consulter la base de données publique des renseignements produits sous le régime de la FARA et d’y effectuer des recherches ici [en anglais seulement].

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