Ceci est le troisième volet d’une série de trois articles.
Dans le premier volet de cette série sur les enquêtes virtuelles, nous avons discuté de l’incidence de la pandémie de COVID-19 sur les enquêtes en milieu de travail et des raisons pour lesquelles la procédure virtuelle peut être une option intéressante.
Dans le deuxième volet, nous avons abordé les meilleures pratiques en matière d’enquêtes virtuelles.
Partie III – Sommes-nous aptes à détecter le mensonge?
Les enquêtes et les audiences virtuelles sont devenues monnaie courante. Pourtant, certains se demandent encore si nous perdons les avantages de la procédure en personne. Comment pouvons-nous lire le témoin lorsque des écrans, des kilomètres et des fuseaux horaires nous séparent?
Dans ce troisième volet de notre article, nous nous attardons à l’évaluation de la crédibilité des témoins dans un contexte virtuel. Nous explorons comment le langage non verbal et le comportement, qui, selon les fervents de la procédure en personne, sont mieux évalués en personne, peuvent même induire l’enquêteur en erreur. Nous expliquons pourquoi il n’est pas nécessaire d’être en présence d’un témoin pour évaluer adéquatement sa crédibilité dans le but de mener une enquête approfondie.
L’intersection du comportement et de la crédibilité dans le système judiciaire
Lorsqu’ils interrogent un témoin, les enquêteurs ont tendance à s’attarder aux multiples indices présentés par leurs témoins, incluant leurs expressions faciales, leur langage non verbal et leur ton de voix afin d’évaluer leur crédibilité.
La Cour suprême du Canada a observé que « [s]uivant une présomption profondément enracinée dans notre système juridique, il importe pour la tenue d’un procès équitable que l’on puisse voir le visage du témoin, ce qui favorise un contre-interrogatoire efficace et une appréciation exacte de la crédibilité »1. Bien que cette déclaration ait été effectuée en contexte de procès devant les tribunaux, considérer que l’évaluation de la crédibilité nécessite une analyse visuelle du comportement non verbal d’un témoin est certainement transposable au domaine des enquêtes administratives.
Les indices faciaux s’inscrivent dans le concept général de common law de la preuve de comportement (behaviour evidence), comprenant l’attitude, la conduite et les manières des témoins. Ce concept est utilisé pour tirer des constats relatifs à la crédibilité des témoins lors de procès. Les tribunaux canadiens se sont néanmoins montrés prudents quant à l’utilisation excessive de la preuve de comportement dans l’évaluation de la crédibilité. Bien que les juges puissent la prendre en considération, le fait de tirer des conclusions fondées sur le comportement au procès en l’absence d’un « point de référence »2 sur la façon dont une personne « s’exprime normalement »3 a été jugé dans un cas comme étant troublant par la Cour d’appel de l’Ontario, constituant même une erreur sujette à révision4.
Évaluation virtuelle
Dans une affaire récente rendue pendant la pandémie de la COVID-19, le défendeur avait demandé un procès en personne, avançant que le comportement d’un témoin était important pour évaluer sa crédibilité. Un tel argument suggère que le comportement peut être mieux observé en personne. La Cour a réitéré que le comportement n’est qu’un facteur mineur dans l’évaluation de la crédibilité d’un témoin et que « [d]e plus, le témoin peut être vu virtuellement, et dans de nombreux cas, il est plus facile et mieux pour un juge d’observer un témoin virtuellement que dans une boîte à témoins devant et plus bas que l’estrade du juge »5.
Cela soutient l’argument voulant qu’une procédure virtuelle soit non seulement tout aussi adéquate, mais offre parfois même des avantages en ce qui concerne l’évaluation de la crédibilité devant être effectuée par le juge.
De plus, les attitudes stéréotypées ainsi que les pressions artificielles associées à une salle d’audience sont des facteurs qui ont été reconnus par nos tribunaux comme affectant le comportement. Les tribunaux ont reconnu que « l’un des dangers [de la preuve de comportement] est que la sincérité peut être et est souvent mal interprétée comme un indicateur de véracité ».6
Il n’y a aucune raison qu’il en soit autrement pour l’enquêteur, qui recueille des informations sur l’attitude afin d’évaluer la crédibilité, tout comme, à certains égards, le juge de première instance. De plus, le fait que le témoin se trouve dans un environnement de son propre choix peut contribuer à éliminer des facteurs de stress extérieurs pouvant influer sur la façon dont il se présente à l’enquêteur. L’atmosphère du témoignage est un facteur que nos tribunaux ont considéré comme pouvant modifier la façon dont un témoin témoignera7.
Ceci étant dit, même virtuellement, les enquêteurs doivent, tout comme les juges, être prudents de ne pas se fier indûment au comportement pour évaluer la crédibilité dans leurs enquêtes administratives.
Détection du mensonge
Si l’on s’en tient aux études d’experts, se fier à nos détecteurs de mensonges internes pour évaluer la crédibilité serait risqué.
Premièrement, il a été théorisé que les individus fonctionnent généralement sur la base d’une présomption voulant que les autres sont fondamentalement honnêtes. Cette idée selon laquelle les humains ont une tendance naturelle à croire que les autres disent la vérité est appelée la « théorie de la vérité par défaut » (Truth-default theory)<8. Les études démontrent également que nous mentons une fois par jour (et que c’est le double pour les étudiants de niveau collégial)9. Ces faits sont troublants lorsque juxtaposés au contexte des enquêtes en milieu de travail.
De surcroît, l’être humain ne réussit pas toujours à prendre les autres en flagrant délit de mensonge. Selon une méta-analyse citée à de nombreuses reprises, les taux de discrimination mensonge-vérité ne sont que d’environ 54 %10, ce qui signifie que nous avons à peine plus de chance d’avoir raison que dans le cadre d’une joute de pile ou face. Malheureusement, selon les experts, il semblerait que « le comportement honnête n’a pas beaucoup à voir avec l’honnêteté réelle »11.
Les enquêteurs chevronnés savent assurément que certains témoins sont plus doués que d’autres dans l’art de la persuasion, mais cela ne signifie pas qu’ils sont plus honnêtes. Il est cependant facile et tentant de se convaincre qu’ils le sont lorsqu’on évalue leur crédibilité en se disant : « ce témoin n’était pas nerveux, il n’a pas fui mon regard, il a parlé avec assurance, il s’est exprimé clairement et sa posture était détendue ». Peut-être sont-ils simplement plus à l’aise pour parler à des inconnus, ou plus aptes à contrôler les signes trahissant leur manque d’honnêteté.
Certains liront ces lignes et penseront qu’ils sont meilleurs pour détecter les mensonges, notamment, en raison de leur profession. Alors que les enquêteurs ont généralement une formation et une expérience approfondies en matière de gestion des témoins et d’évaluation de la crédibilité, ce que les experts appellent « l’expertise du récepteur » (receiver expertise) ne garantit pas une meilleure détection des mensonges lorsqu’ils tentent d’évaluer l’honnêteté12. En effet, les études n’ont pas démontré que ceux pouvant être identifiés comme des « experts en mensonge », tels que les membres des forces de l’ordre, les juges et les psychiatres, étaient meilleurs dans l’exercice de distinction du mensonge de la vérité13.
Évaluer la crédibilité « les yeux fermés »
Heureusement, d’autres éléments peuvent être recueillis, considérés et pris en compte indépendamment de la façon dont l’entrevue d’enquête se déroule, et ne requièrent pas de se questionner si chaque sourire cordial, chaque bras croisé ou chaque tic nerveux cache un mensonge.
Lorsqu’il mène une enquête, y compris une enquête virtuelle, l’enquêteur doit notamment se concentrer sur les points suivants :14
- Le témoin a-t-il un intérêt dans cette affaire/a-t-il une raison de mentir?
- Y a-t-il des incohérences dans le témoignage/avec d’autres témoignages?
- Le témoin a-t-il déjà menti à l’enquêteur?
- La preuve corrobore-t-elle le témoignage ?
- Quelle est la probabilité de la version du témoin?
- Le témoin était-il collaboratif ou défensif?
- Le témoignage est-il affirmatif ou négatif?15
Ces éléments sont plus objectifs que le comportement qui peut induire en erreur même l’enquêteur le plus avisé.
À retenir
En conclusion, le cadre virtuel exige de l'enquêteur qu’il soit flexible et vigilant, et qu’il s’adapte ses méthodes aux circonstances. Tenter d’obtenir une note de passage en matière d’évaluation de la crédibilité est probablement mieux accompli en se tournant vers des techniques plus factuelles, que ce soit en virtuel ou en personne.
Pour toute question concernant l’évaluation de la crédibilité en environnement virtuel, ou sur tout autre sujet abordé dans cette série sur les enquêtes en milieu de travail virtuelles, veuillez contacter l’auteur ou les contacts clés indiqués ci-dessous
Également dans cette série :
Partie I – Reporter l’enquête ou procéder par moyens virtuels