On nous demande souvent, en notre qualité d'avocats en droit du travail et de l'emploi, s'il est légal d'enregistrer une conversation au travail, surtout s'il s'agit de questions de rendement ou lorsqu'il existe un différend et que l'employé veut avoir un compte rendu exact de ce qui a été dit. On nous demande ensuite si l'enregistrement peut être fait à l'insu de l'interlocuteur. La réponse simple est « Oui » pour ce qui est d'enregistrer un entretien en milieu de travail, mais seulement si les conditions suivantes s'appliquent :
- vous participez à la conversation et consentez à ce qu'elle soit enregistrée;
- vous êtes un employé et n'agissez pas comme membre de la direction;
- vous deviez recevoir la communication.
Arrêtons-nous un instant pour comprendre le droit qui régit ce genre de situation au Canada. Il importe de savoir qu'il est illégal dans ce pays d'intercepter volontairement une communication privée (article 183 du Code criminel). « Intercepter » s'entend notamment du fait d'écouter, d'enregistrer ou de prendre volontairement connaissance d'une communication ou de sa substance, de son sens ou de son objet. Cela signifie concrètement que vous ne pouvez écouter subrepticement la conversation d'autrui, et encore moins l'enregistrer. En fait, il est illégal au Canada de posséder des dispositifs qui servent à faire des enregistrements clandestins.
Vous pouvez enregistrer votre propre conversation en raison de l'exception relative au consentement de l'une des parties : cela veut dire que si l'une des parties à une conversation consent à être enregistrée, vous pouvez y aller et enregistrer l'entretien. Ainsi, dans le contexte des conversations en milieu de travail qui font intervenir de multiples parties, il suffit qu'une partie consente à être enregistrée pour que l'exception s'applique.
Il faut aussi faire la distinction entre une conversation en milieu de travail et l'écoute policière. La police ne peut écouter vos conversations ou poser des micros dans votre salle de réunion afin de recueillir de l'information se rapportant à un acte criminel potentiel que si elle est munie d'un mandat qui l'autorise à agir ainsi ou que d'autres exceptions très limitées s'appliquent. Cependant, les règles qui visent les actes posés par la police sont beaucoup plus strictes que celles qui régissent ce que vous pouvez faire en milieu de travail parce que les agents de police sont des employés de l'État — et l'État peut chercher à vous envoyer en prison si vous êtes reconnu coupable d'un crime grave.
Pour en revenir à notre scénario et à la première question posée, si vous êtes en réunion avec votre patron et que vous allez discuter de votre rendement au travail, pouvez-vous utiliser votre téléphone pour enregistrer la conversation? En supposant que vous consentiez à être enregistré et que la conversation porte sur votre rendement, vous pouvez bel et bien enregistrer l'entretien au moyen de votre téléphone.
Pour ce qui est de la seconde question, « Non, vous n'êtes pas tenu de dire à l'autre partie que vous enregistrez la conversation », ce qui renvoie à l'exception relative au consentement de l'une des parties, dont nous parlons ci-dessus.
Mais, avant de vous mettre à enregistrer vos conversations au travail, vous devriez vous poser les questions suivantes :
- Que ferez-vous de l'enregistrement?
- Comment les autres réagiront-ils en sachant qu'ils ont été enregistrés?
- Si vous enregistrez la réunion sans que les intéressés le sachent, allez-vous faciliter les choses ou au contraire envenimer les relations au travail?
- Les autres souhaitent-ils également enregistrer la reunion?
Bien que l'enregistrement d'une conversation permette à chacun de savoir exactement ce qui a été dit, cette mesure peut aussi créer des tensions en milieu de travail. La confiance et l'honnêteté sont des considérations importantes, mais aussi leur contraire le sont également, à savoir la méfiance et l'impression d'avoir été berné : tout cela peut être soulevé par l'enregistrement subreptice de vos conversations au travail.
En outre, si vous êtes membre de la direction et que vous représentez l'entreprise, la réponse à la question de savoir si vous pouvez enregistrer les conversations avec vos subalternes change, étant donné que la loi sur la protection de la vie privée a des incidences sur la manière dont les employeurs recueillent, utilisent et communiquent les renseignements personnels de leurs employés.
Selon la province où l'on travaille et selon que l'employeur est régi par une loi provinciale ou une loi fédérale, c'est la loi provinciale sur la protection des renseignements personnels applicable ou la loi fédérale intitulée Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques qui gouverne la collecte, l'utilisation et la communication des renseignements personnels des employés.
Ainsi, même s'il peut sembler qu'une conversation avec un employé qui porte sur le rendement de celui-ci et qui est enregistrée fasse partie des exceptions prévues à l'article 15 de la loi de l'Alberta intitulée Personal Information Protection Act, lorsqu'un employeur recueille, utilise et communique des renseignements personnels d'un employé (ce qui comprend les conversations enregistrées qu'il a avec l'employé), il doit d'abord indiquer à celui-ci quels renseignements sont recueillis et comment ces renseignements seront utilisés ou communiqués. Par conséquent, si les entretiens avec les employés peuvent être enregistrés dans le cadre d'un programme de gestion du rendement ou d'une enquête, l'employeur doit informer les employés qu'il se peut qu'il enregistre les entretiens qu'il aura avec eux, leur indiquer à quoi serviront ces enregistrements et leur communiquer le nom de la personne à qui ils pourront parler au sujet des enregistrements. Qui plus est, il faut que les motifs associés à la collecte des renseignements soient raisonnables.
L'employeur qui veut enregistrer ses conversations avec les employés lorsque les entretiens portent sur le rendement et utiliser ces enregistrements pour gérer la relation d'emploi doit informer les employés de ses intentions. Cependant, il n'est peut-être pas raisonnable d'enregistrer tous les entretiens avec les employés, et ce, qu'il y ait ou non une politique qui précise que l'employeur peut en tout temps enregistrer les conversations qu'il a avec ses employés. L'employé peut déposer une plainte auprès du Commissaire à la protection de la vie privée au sujet de la collecte de ses renseignements personnels (ce qui comprend entre autres la surveillance vidéo et les entretiens enregistrés) ou tenter de faire en sorte que l'enregistrement soit considéré comme irrecevable en preuve dans un grief ou une autre procédure qui a trait à son rendement; par suite du dépôt de cette plainte, il se peut que l'employeur ait de la difficulté à imposer une mesure disciplinaire ou à mettre fin à l'emploi de l'intéressé pour un motif valable si la collecte des renseignements est jugée injustifiée ou irrecevable en preuve.
Enfin, dans la décision Jones v Tsige1 (« Tsige »), la Cour d'appel de l'Ontario a reconnu qu'il existe en common law le délit civil d'« intrusion dans l'isolement » (en anglais : « intrusion upon seclusion »). La Cour a ainsi délimité les éléments qui constituent ce délit :
- une intrusion non autorisée;
- qui est profondément choquante aux yeux d'une personne raisonnable;
- qui est commise à l'égard d'une question privée; et
- qui occasionne de l'angoisse et des souffrances.2
Le premier élément porte exclusivement sur l'acte comme tel (l'intrusion), par opposition à la diffusion ou à la publication de renseignements. L'élément central est le [ traduction ] « type d'intérêt en jeu et non l'endroit où l'intrusion se produit »3. Pour ce qui est du deuxième élément, les facteurs à considérer sont notamment la gravité de l'intrusion, le contexte, la conduite de l'auteur présumé du délit et les circonstances propres à celui-ci, les motifs et les objectifs de l'auteur du délit ainsi que les attentes de ceux dont la vie privée est bafouée. Au sujet du troisième élément, le demandeur (c'est-à-dire la personne dont la vie privée a été bafouée et qui intente la poursuite) doit démontrer que ses attentes quant à l'isolement étaient objectivement raisonnables. Enfin, pour ce qui est du quatrième élément, on suppose généralement qu'il existe dès qu'on a démontré l'existence des trois premiers.4
Dans la cause Tsige , la personne dont la vie privée avait été envahie avait déposé une plainte contre celle qui avait à tort pris connaissance de renseignements personnels au travail, mais non contre l'employeur dont les registres avaient été consultés. Il reste à voir dans quelle mesure le délit d'intrusion dans l'isolement se propagera dans le contexte du droit du travail et de l'emploi, mais, dans la cause d'arbitrage Alberta v Alberta Union of Provincial Employees, 2012 CanLII 47215 (AB GAA), l'arbitre Sims a accordé à chaque plaignant des dommages-intérêts de 1 250 $ par suite de l'intrusion de l'employeur dans la vie privée de ce groupe d'employés, en fonction partiellement des principes retenus dans la cause Tsige au chapitre des dommages-intérêts et de la somme octroyée en l'espèce. L'arbitre Sims n'a rendu aucune autre ordonnance quant au redressement, car cet élément avait déjà été traité dans une plainte déposée auprès du Commissaire à la protection de la vie privée. Par contre, en Colombie-Britannique, les tribunaux ont déclaré qu'il n'existe en common law aucune cause d'action en matière de manquement au respect de la vie privée. Ailleurs au Canada, le droit demeure imprécis à ce sujet.
Résumons. Vous pouvez peut-être bien enregistrer une conversation avec votre patron sans que celui-ci le sache, mais il vous faudra étudier soigneusement à quelles fins vous comptez utiliser l'enregistrement et, lorsque vous l'utiliserez, si vous vous aventurerez dans une arène où votre patron pourra intenter une action contre vous (et peut-être déposer une réclamation en dommages-intérêts) pour intrusion dans l'isolement.
1 Jones v Tsige 2012 ONCA 32.
2 Tsige au paragraphe 56.
3 Tsige au paragraphe 57.
4 Tsige au paragraphe 57-60.