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POINT DE VUE

Transformer une jeune pousse de l’IA en exemple de réussite : les conseils de Connor Atchison et Jenna Earnshaw, fondateurs de Wisedocs

Après avoir pris d’assaut le monde de la technologie, l’IA générative se propage maintenant à des secteurs plus traditionnels comme celui de l’assurance. Wisedocs, une jeune pousse torontoise se servant de l’IA pour passer en revue et résumer des dossiers médicaux, est un parfait exemple de cette évolution. L’entreprise vient d’ailleurs de lever un financement de 12,7 M$ de série A et de 4,5 M$ en capital-développement avec le soutien de BLG.

Frazer House, associé chez BLG, s’est entretenu avec les fondateurs de Wisedocs, Connor Atchison et Jenna Earnshaw, à propos des moments charnières qui ont mené à la croissance fulgurante de leur entreprise, de l’avenir du secteur de l’assurance et des meilleures façons de développer une jeune pousse dans le milieu des technologies.

Frazer : Connor, vous avez évolué dans le domaine militaire, tandis que vous, Jenna, possédez une expertise axée sur l’entrepreneuriat. Pourriez-vous nous parler de ce qui vous a inspiré à lancer Wisedocs?

Connor : L’idée est née de mon expérience personnelle et professionnelle dans les Forces armées canadiennes. Les problèmes entourant les dossiers médicaux étaient monnaie courante, surtout en ce qui avait trait à la transition des anciens combattants vers la vie civile. Tout se faisait manuellement et je me demandais pourquoi la tâche n’était pas confiée à une machine.

Jenna : J’ai été élevée par des parents entrepreneurs, dont un père qui passait son temps à inventer toutes sortes de choses. Après l’université, je me suis inscrite au programme d’entrepreneuriat The Next Big Thing (le prochain grand succès), aujourd’hui appelé The League of Innovators (la ligue des innovateurs), et j’ai su dès lors que le démarrage d’entreprise était ce qui me motivait à me lever le matin.

En discutant avec des gestionnaires de cas d’invalidité et des experts en sinistre de grandes organisations, Connor et moi avons constaté que ce que nous développions répondait aux besoins d’un marché inexploité.

"If people aren’t willing to work with you for free or for a lower cost or commitment, there’s a high likelihood they won’t be interested in putting this out to their entire enterprise organization. "

Frazer : Pourquoi avoir rebaptisé l’entreprise?

Connor : Bear était l’acronyme de Biomedical Evaluation Assessment Review (revue des études préparatoires en biologie médicale), ce qui n’était pas très évocateur.

Jenna : À l’époque, on parlait surtout de traitement documentaire intelligent, qui décrivait parfaitement ce que nous faisions. Dès que le nom Wisedocs (documentation sensée) nous est venu, il n’a plus été possible de nous en défaire, car nous déployons beaucoup d’efforts pour intégrer la « sagesse » dans tous les aspects de notre travail.

Frazer : Quels conseils donneriez-vous à une personne dont l’entreprise arrive à un tournant?

Connor : Nous avons commencé avec un modèle marchand-consommateur limité, en nous assurant de ne pas perdre de vue le point de rencontre entre technologie et stratégie de mise en marché. Si ces deux éléments ne sont pas alignés, vous développez probablement le mauvais produit ou vous desservez le mauvais marché. À mesure que nous élargissions nos activités, nous avons compris que notre marché cible était trop restreint et qu’un modèle interentreprises conviendrait mieux à notre couple produit-marché.

Si vous proposez un produit que votre équipe peut vendre et qui vous permet de tirer profit de la segmentation du marché, vous réussirez. Au début, je ne cessais de vouloir ajouter des cordes à notre arc, comme bon nombre d’entrepreneurs ont tendance à faire. Ne courez pas plusieurs lièvres à la fois. Concentrez-vous sur un projet et accomplissez-le bien.

Jenna : Je suggérerais à tout entrepreneur de prendre un pas de recul et de réfléchir à ce pour quoi les gens sont prêts à payer. Tout le monde s’intéresse à l’IA générative, à l’amélioration des processus et à la réduction des coûts. Mais il ne faut pas s’engager sur une voie pavée uniquement d’espoir et croire que les clients potentiels achèteront automatiquement un produit parce qu’il pique leur curiosité.

Les sociétés en premier développement ont tout à gagner en faisant des mises à l’essai par le biais, entre autres, de démonstrations de faisabilité ou de projets pilotes. Si une organisation n’est pas prête à travailler avec vous gratuitement ou moyennant un coût ou un engagement réduit, il y a fort à parier qu’elle n’adoptera pas votre technologie.

Frazer : J’ai remarqué d’emblée que tous les membres de votre équipe sont pleinement engagés dans la mission de votre entreprise. Sur quelles valeurs fondamentales repose Wisedocs et comment vous assurez-vous d’y rester fidèles malgré l’expansion de vos activités?

Connor : Notre culture – aussi bien dire notre raison d’être – s’appuie sur quatre valeurs fondamentales, que nous désignons par l’acronyme PHIT, soit persévérance, honnêteté, intelligence et ténacité. Une personne qui n’adhère pas à ces valeurs ne peut pas travailler avec nous. Et une culture, ça se propage! En quittant l’armée, j’ai perdu mon clan, mais j’en ai trouvé un autre auprès de l’équipe que nous avons formée.

Jenna : Je crois que toutes les entreprises se basent sur des principes fondamentaux qui ne se traduisent pas toujours au quotidien. Il y a trois ans, nous avions des valeurs différentes dont personne ne semblait pouvoir se souvenir. Nous avons donc redoublé d’efforts pour incarner nos nouvelles valeurs dans notre expérience de tous les jours. Nous avons des canaux Slack, nos prix PHIT et d’autres moyens stratégiques d’en faire une source d’inspiration pour notre équipe.

Frazer : Revenons à votre croissance. D’abord, toutes mes félicitations pour avoir levé un financement de presque 13 M$ de série A et 4,5 M$ additionnels en capital-développement. Que cela signifie-t-il pour Wisedocs et son avenir?

Jenna : Notre position était déjà favorable avant le financement. Nous avions une demande entrante de 100 % sans même disposer d’une équipe de vente en aval. Nous étions sollicités de toutes parts. C’est pourquoi nous cherchons surtout à servir nos clients actuels et à étendre nos activités pour mieux répondre à leurs besoins. Nous sommes heureux de pouvoir utiliser ce capital pour continuer de bâtir notre équipe et surfer sur la vague, plutôt que de devoir nous en servir pour prendre notre élan.

Frazer : Quelles principales tendances observez-vous dans le monde de l’IA?

Connor : Tout le monde semble offrir des solutions dernier cri propulsées par l’IA générative, alors que nous préférons nous tenir loin des expressions et des concepts à la mode. Les entreprises qui peuvent réellement développer des solutions logicielles dignes de ce nom sont celles qui visent le long terme.

Jenna : Le changement de cap des dernières années a de quoi surprendre. Le discours d’il y a trois ans laissait entendre que l’IA attirait l’attention, mais que très peu d’entreprises entamaient des démarches en la matière ou en faisaient une priorité. Aujourd’hui, les sociétés veulent leur propre stratégie d’IA et font des embauches en conséquence. Dans un contexte où plusieurs personnes ont encore peur de l’IA, les jeunes pousses peuvent tirer profit de la crainte des acteurs du marché de manquer le bateau ou d’agir trop tard.

 77% of professionals believe AI will have a high or transformational impact on their work over the next five years.  | Thomson Reuters

Frazer : Toutes les entreprises cherchent à collecter des données pour entraîner leur modèle d’IA. De votre côté, vous disposez d’un large éventail de contenu très pointu, comme des dossiers médicaux, pour le faire. Que conseilleriez-vous aux nouveaux joueurs du marché par rapport au développement d’un modèle d’intelligence artificielle?

Jenna : Les nouveaux venus ne connaîtront pas leurs angles morts avant d’avoir recueilli des données granulaires au moyen d’analyses. Nous avons dû procéder à une tonne d’études pour cerner les nôtres, et donc investir en conséquence.

Connor : Je crois que nos forces actuelles reposent sur ce qui était jadis pour nous des angles morts. Les analyses de données ressemblent beaucoup à des expériences scientifiques. Les secrets commerciaux résident souvent dans des éléments marginaux ou périphériques et, à moins d’avoir exploré toutes sortes d’avenues, impossible d’identifier ces éléments. C’est un aspect que les nouveaux joueurs semblent négliger, mais il est important de savoir ce que l’on ne sait pas.

Frazer : Quels ont été les plus grands défis rencontrés par Wisedocs dans le secteur de l’assurance et comment les avez-vous surmontés?

Jenna : Les préoccupations entourant l’usage des données. Nos entreprises partenaires insistent pour que soient instaurées des politiques d’utilisation de l’IA. Il faut garantir une intégrité tous azimuts, identifier l’information qui peut ou non servir à des fins d’entraînement de système et surtout, démontrer que l’on peut répondre aux besoins des entreprises. Nous avions déjà mis au point des modèles aux taux d’exactitude très élevés avant le boom de l’IA, ce qui nous a permis d’allouer des ressources à une approche réfléchie de la conformité, et ainsi de mieux tirer profit des avantages technologiques dont nous disposions.

Connor : Les gens prennent conscience que la quête d’efficacité par l’IA générative est un processus chronophage et accaparant. La clé est de trouver comment utiliser l’IA sans entraîner une surcharge de travail.

"If you quantify everything and it’s all about metrics, you’re losing out on that human-centric component."

Frazer : Selon vous, à quoi ressemblera le secteur de l’assurance dans 5 à 10 ans, et quel rôle voyez-vous Wisedocs y jouer?

Jenna : Je n’ai jamais vu d’industrie adopter aussi rapidement l’innovation et je crois que nous verrons les organisations miser davantage sur leurs investissements en IA. Cela dit, le risque de pousser l’automatisation trop loin existe, surtout dans les interactions avec les demandeurs. Il est pour moi capital que Wisedocs conserve une approche anthropocentriste, car nous avons une incidence sur la vie d’êtres humains.

Connor : Nous croyons que nos modèles d’IA sont mieux adaptés à un monde de l’assurance centré sur les gens. Si vous cherchez à tout quantifier ou à tout ramener à des données, vous perdrez l’aspect humain.

Nous verrons probablement deux courants de pensée s’affronter : la première consistant à grappiller chaque sou et à optimiser le rendement coûte que coûte, et la deuxième tenant compte des personnes derrière les réclamations d’assurance maladie – des gens vulnérables qui seront mieux pris en charge grâce à nous. À l’heure où cette dernière approche influencera la croissance de nos clients du secteur de l’assurance, c’est l’ensemble du système qui en sortira gagnant.

 

L'avenir du droit

 

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Frazer : Qu’en est-il de votre décision de vous concentrer sur le marché américain? Où en êtes-vous?

Jenna : Le marché des soins de santé est très segmenté aux États-Unis, c’est donc aussi le cas du milieu de l’assurance. Au Canada, tout le travail était accompli manuellement, alors que chez nos voisins, les variations abondaient. La fragmentation nous a permis de percer le marché avec une vraie solution propulsée par la technologie, car il n’y avait ni méthode de travail unique ni concurrent offrant un produit semblable au nôtre. Nous avons grandement misé sur cette situation et beaucoup investi dans la réussite de nos premiers clients, ce qui a servi de tremplin à notre croissance.

Frazer : Lorsqu’une entreprise bien implantée et ayant le vent dans les voiles souhaite accélérer son développement, l’une de ses plus grandes difficultés réside dans le choix des bons investisseurs. Comment les sociétés à forte croissance devraient-elles aborder ce défi?

Jenna : Les mariages entrepreneur-investisseur et entrepreneur-marché sont tout aussi importants l’un que l’autre. Nos investisseurs connaissent le domaine de l’assurance, le secteur juridique et le fonctionnement des institutions financières. Mieux vaut s’appuyer sur un tel savoir que d’opter pour des partenaires généralistes. La valeur de l’apport de nos investisseurs est à la fois évidente et mesurable.  

Frazer : Avez-vous un dernier conseil à offrir aux jeunes pousses technologiques?

Jenna : Plongez et mettez-y tout votre cœur, même si ça vous fait peur. L’une des principales leçons que j’ai retenues me vient d’un conseiller qui nous avait dit de ne jamais agir dans un environnement anxiogène. Bien sûr, l’aventure s’accompagnera toujours d’inquiétudes, mais assurez-vous d’entrer en scène là où vous vous sentez en confiance. Notez toutefois que vous ne trouverez jamais votre élan sans sortir de votre zone de confort. Prenez le temps de respirer, de réfléchir et de dormir, même s’il est facile d’oublier de le faire.

Connor : Avec le bon cofondateur ou la bonne cofondatrice, les possibilités sont illimitées. Un choix éclairé peut changer la donne et s’avérer la meilleure décision de toute une vie. Le rythme et le moment propice ne seront pas toujours en harmonie, mais ce qui compte avant tout, c’est de bâtir une équipe qui partage notre vision.

En sélectionnant des investisseurs dévoués et en vous assurant que vos cadres et votre haute direction sont aussi engagés que vous dans votre mission, vous jetterez les fondements de votre succès. Ce sont eux qui se tiendront à vos côtés sur le champ de bataille et qui seront la pierre angulaire d’une croissance pérenne.


La série « L’avenir du droit », lancée à l’occasion du 200e anniversaire de BLG, présente les perspectives de leaders sectoriels sur les sujets brûlants du droit et des affaires pour la prochaine décennie et au-delà, dans le but de susciter le dialogue et d’encourager les organisations partout au Canada à prendre les devants.