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Perspectives

La CSC tranche : les décisions discrétionnaires ne sont susceptibles de contrôle qu’en Cour fédérale

Dans Dow Chemical Canada ULC c. Canada, 2024 CSC 23 (Dow) et Iris Technologies Inc. c. Canada (Procureur général), 2024 CSC 24 (Iris), décisions publiées le 28 juin 2024, la Cour suprême du Canada (CSC) clarifie la ligne de démarcation juridictionnelle entre la Cour fédérale (CF) et la Cour canadienne de l’impôt (CCI). Dans Dow, le juge Kasirer, s’exprimant au nom de la majorité de 4 contre 3, rejette le pourvoi, affirmant que la CF a juridiction pour contrôler l’exercice, par le ministre, de son pouvoir discrétionnaire, même lorsque ce pouvoir a une incidence directe sur un montant d’impôt cotisé en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR). Ses collègues et lui sont arrivés à des conclusions similaires dans l’affaire Iris, qui touchait la Loi sur la taxe d’accise (LTA).

Points à retenir

  • La ligne de démarcation juridictionnelle entre la CF et la CCI est désormais tracée : les litiges fiscaux portant sur des questions discrétionnaires, y compris sur le processus décisionnel lui-même, relèvent exclusivement de la compétence de la CF.
  • Même si, comme son nom l’indique, la CCI se spécialise dans les dossiers entourant l’impôt, elle ne peut trancher tous les types de litiges fiscaux, notamment ceux où il y a contestation de l’exercice du pouvoir discrétionnaire ministériel, qui ne peuvent être présentés qu’à la CF.
  • Les décisions de la CSC dans Dow et Iris confirment que les principes relatifs à la norme de contrôle énoncés dans l’arrêt Vavilov s’appliquent aux litiges fiscaux.

Contexte

À la suite d’une vérification d’un prix de transfert, le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de l’année d’imposition 2006 de Dow, en augmentant le revenu de la société d’environ 307 M$ en vertu de l’article 247 de la LIR. L’entreprise a présenté une demande de contrôle judiciaire à la CF et un avis d’appel à la CCI. En raison de l’incertitude quant à l’instance devant laquelle le litige devait être entendu, les parties ont soumis la question suivante à la CCI avant le procès sur le fond :

La décision que rend le ministre du Revenu national lorsqu’il exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 247(10) de la Loi de l’impôt sur le revenu (« LIR ») pour rejeter la demande d’un contribuable sollicitant un redressement à la baisse du prix de transfert relève-t-elle de la compétence exclusive conférée à la Cour canadienne de l’impôt par l’article 12 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt et l’article 171 de la LIR?

La CCI a jugé que la décision du ministre de rejeter la demande du contribuable sollicitant le redressement à la baisse du prix de transfert relève de la compétence exclusive conférée à la CCI, pourvu que la cotisation découlant de cette décision fasse l’objet d’un appel en bonne et due forme devant cette cour. Dans sa décision, la juge Monaghan a conclu que l’élément discrétionnaire prévu au paragraphe 247(10), s’il est exercé de manière illégitime, rend la cotisation inexacte. Par conséquent, la CCI a déclaré qu’en ce qui a trait à un appel sur la validité de la cotisation, il relève de sa compétence d’examiner le fondement de la décision du ministre de rejeter le redressement à la baisse, qu’elle soit discrétionnaire ou non.

Le ministre a interjeté appel. La Cour d’appel fédérale (CAF) a infirmé la décision de la juge de première instance. Le juge Webb, écrivant pour la Cour, a fait la distinction entre le processus décisionnel de l’Agence du revenu du Canada et l’issue de la vérification, soit une cotisation. La CAF a insisté sur l’importance de cette distinction, car la CCI n’a de compétence qu’à l’égard de la pertinence du produit issu du procédé, c’est-à-dire la cotisation même. Elle a également estimé que la CCI ne peut accorder de réparation appropriée, étant donné qu’elle ne peut que modifier, annuler ou confirmer des cotisations; seule la CF peut forcer le nouveau contrôle de décisions discrétionnaires d’un ou une ministre.  Pour en savoir plus sur cette décision de la CAF, reportez-nous à notre article sur le sujet.

Dans l’affaire Dow, le contribuable avait estimé que la CCI était l’instance à privilégier. Dans le cas d’Iris, la question de juridiction soumise à la CAF était essentiellement la même, à la différence que le contribuable demandait à être entendu par la CF et voulait que celle-ci tienne compte de la LTA. Le ministre avait alors fait valoir qu’Iris utilisait les pouvoirs de contrôle judiciaire de la CF pour contester indirectement une cotisation qui aurait dû faire l’objet d’un appel devant la CCI, soit l’inverse de ce qui avait été décidé dans Dow. Nous nous concentrerons sur le dossier Dow pour le reste du présent article mais reviendrons à Iris dans la conclusion.

Dow à la CSC

En voulant interjeter appel devant la CSC, Dow a adopté une approche globale en soulignant que le manque de clarté juridictionnelle dans les litiges fiscaux touche tous les contribuables, particuliers comme entreprises, quel que soit le montant d’impôt en cause. La société a demandé à la Cour de tracer une ligne de démarcation entre la CF et la CCI et de statuer sur la question suivante :

La Cour d’appel fédérale a-t-elle eu raison de considérer que l’examen de la décision du ministre de rejeter une demande de redressement à la baisse du prix de transfert en vertu du paragraphe 247(10) de la LIR ne relevait pas de la compétence exclusive de la CCI?

Dow a fait valoir que la CCI était la bonne instance, car la contestation portait sur le bien-fondé ou la validité de la cotisation, et non sur le processus qui a permis d’en déterminer le montant. L’un des arguments que les juges ont trouvés les plus convaincants était le pouvoir expliqué à l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales. Cette disposition décerne compétence aux tribunaux lorsque leur loi habilitante prévoit explicitement un droit d’interjeter. Puisque le paragraphe 169(1) de la LIR permet de faire appel des cotisations devant la CCI, Dow a avancé qu’elle était le tribunal prioritaire dans un tel cas.

La position du Canada, que la CSC a acceptée, était que le contrôle des décisions discrétionnaires relève exclusivement de la compétence de la CF, et que Dow avait trouvé le moyen de se servir de la CCI pour contester indirectement une décision discrétionnaire. La Couronne a également souligné que la CCI ne semblait pas en mesure d’accorder une réparation appropriée, puisqu’elle ne pouvait ordonner au ministre de revenir sur sa décision de refuser un redressement à la baisse du prix de transfert.

Lors de l’audience, les juges ont questionné les juristes des deux parties à propos de la capacité potentielle de la CCI à trancher des litiges portant sur des questions discrétionnaires. Le juge Rowe a interrogé longuement la partie intimée à ce sujet, soulignant que la cotisation est au centre de tout litige fiscal, même dans des cas comme celui-ci où l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire est également en cause. La juge Côté a aussi soulevé des questions concernant les déductions prévues à l’article 67 de la LIR, demandant à l’intimé comment le libellé de cet article (« sauf dans la mesure où cette dépense était raisonnable dans les circonstances ») pouvait être considéré comme non discrétionnaire si le paragraphe 247(10) ne l’était pas.  

Décision de la CSC dans l’affaire Dow

Les juges majoritaires à 4 contre 3 ont fait la distinction entre le calcul de l’impôt et l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu du paragraphe 247(10) de la LIR. La Cour a finalement décidé que le ministre n’a aucun pouvoir discrétionnaire dans le calcul d’un montant d’impôt dû en vertu de la LIR et que ses décisions rendues ne constituent pas des cotisations ni ne font partie d’une cotisation.

Pour ce qui est de l’argument selon lequel la CCI avait hérité de la vaste compétence de la Cour de l’Échiquier et de son grand éventail de réparations, la majorité a plutôt jugé que la CCI avait considérablement évolué depuis l’époque de la Cour de l’Échiquier et qu’elle ne pouvait plus octroyer de réparations de droit administratif puisque sa compétence est bien plus limitée. Comme elle a déterminé que la LIR ne prévoit aucun droit exprès d’appel des décisions discrétionnaires, et que l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales stipule que la compétence de la CF doit être écartée, la majorité a rejeté l’élargissement de la compétence de la CCI.

En outre, la CSC a remis en question la norme qu’appliquerait la CCI si cette dernière devait avoir compétence pour contrôler des décisions discrétionnaires. Alors que la CCI entend de novo les appels de cotisation en vertu de l’article 169, il en serait tout autrement pour le contrôle des décisions discrétionnaires, qui repose sur la norme de la décision raisonnable, plus déférente. La Cour a jugé qu’il serait juridiquement impossible pour la CCI d’appliquer deux normes de contrôle contradictoires, puisque cela « irait directement à l’encontre de l’intention du Parlement quant à la manière dont la Cour de l’impôt devrait décider si une cotisation est exacte ».

Finalement, elle a rappelé que la CF a juridiction exclusive pour contrôler des décisions décisionnaires et a ordonné au ministre de revoir sa décision. Comme l’avait déjà déclaré la CSC dans l’arrêt Canada c. Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33, le contrôle judiciaire devrait demeurer un recours de dernier ressort (mais l’unique façon de trancher des litiges portant sur des décisions fiscales discrétionnaires). La majorité a conclu que seul le Parlement peut réformer le régime fiscal canadien de la façon dont le demandent Dow et Iris.

Affaire Dow – Motifs dissidents

Les trois juges dissidents ont convenu que bien qu’ils étaient d’accord avec les arguments soulevés par Dow, leur décision ne pouvait s’appuyer que sur le paragraphe 247(10) de la LIR. Lorsque Dow a demandé à la CSC de se prononcer sur les décisions discrétionnaires en général, la juge Côté, s’exprimant au nom de la minorité, a estimé que la Cour n’avait pas été saisie de cette question. Tout en soulignant qu’une grande réforme législative pourrait être nécessaire, elle a reconnu que ces questions de compétence ont « donné lieu à un manque de prévisibilité, de certitude et d’équité dans un domaine de droit où ces principes sont de la plus grande importance ».1

Les juges minoritaires se sont aussi penchés sur les paragraphes 247(2) et 217(1) de la LIR. Interprétés conjointement, ceux-ci indiquent que l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire est toujours nécessaire et fait donc invariablement partie du calcul du montant d’impôt dû. Les juges dissidents ont conclu que la CCI devrait avoir compétence exclusive pour contrôler les cotisations découlant d’un redressement à la baisse du prix de transfert.

Conséquences concrètes

La CSC a reconnu qu’une réforme était nécessaire pour résoudre les difficultés administratives auxquelles se butent les contribuables par rapport aux limites juridictionnelles des litiges fiscaux, mais qu’« il appartient au Parlement d’entreprendre pareille révision ».

Pour l’instant, lorsqu’une cotisation est assortie d’une décision discrétionnaire, les litiges doivent être portés devant les deux tribunaux si un contribuable souhaite exercer pleinement ses droits; un processus complexe, chronophage et onéreux. Selon la Cour, les principes énoncés dans l’arrêt Vavilov tiennent toujours : seule la Cour fédérale a compétence pour contrôler les décisions discrétionnaires.

Les arrêts Dow et Iris maintiennent un statu quo complexe et souvent déroutant : les cotisations doivent être contestées devant la CCI, et les décisions discrétionnaires des autorités fiscales, devant la CF, même si les deux contestations reposent sur les mêmes faits.

Pour toute question sur ces décisions ou sur les litiges fiscaux, communiquez avec les autrices de cet article ou nos équipes Litiges et règlement de différends en matière de fiscalité ou Plaidoirie en appel.

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