Le 6 mai 2024, l’arbitre Isabelle Leblanc rendait sa décision dans le dossier Syndicat des travailleuses et travailleurs de Rolls-Royce Canada – CSN c Rolls-Royce Canada Ltée (2024 CanLII 40021), concernant un grief de harcèlement psychologique de la part d’un salarié envers son supérieur immédiat.
Dans cette décision, l’arbitre Leblanc a rejeté le grief et apporté des éclaircissements fort intéressants, notamment sur les obligations de l’employeur quant à l’administration d’un grief pour harcèlement psychologique, l’obligation de faire enquête, ainsi que l’admissibilité des faits postérieurs au dépôt du grief (la théorie du continuum).
Bref retour sur les faits
Le plaignant a déposé un grief le 1er juillet 2020 à l’endroit de son supérieur immédiat dans lequel il dénonçait une situation de harcèlement psychologique, à la suite d’un événement culminant survenu le 30 juin 2020.
À la réception du grief, l’employeur a demandé des précisions sur les allégations de harcèlement psychologique, faute de détails dans la formule de grief. Le plaignant fournira, près de quatre mois plus tard, un document davantage détaillé concernant la situation alléguée de harcèlement psychologique contre son gestionnaire de l’époque. Les incidents allégués se seraient déroulés sur une période approximative de trois mois, d’avril à juin 2020. Dans ce document, le plaignant contestait à de nombreuses reprises des décisions de son supérieur ainsi que l’attitude de ce dernier à son égard.
Il faut noter qu’au moment de remettre ces précisions quatre mois plus tard, le plaignant n’était plus en contact avec le mis en cause, en raison d’un changement de quart de travail survenu quelques semaines auparavant.
Diverses circonstances entraîneront un délai important dans le traitement de la plainte; deux ans et demi plus tard, en janvier 2023, une firme d’enquête externe fut mandatée pour enquêter sur les allégations du plaignant face à son ancien supérieur, afin de déterminer la présence ou non de harcèlement en milieu de travail. À la suite de l’enquête externe, les enquêteurs ont conclu que les allégations du plaignant face au mis en cause ne s’apparentaient pas à une manifestation de harcèlement psychologique au sens de la Loi sur les normes du travail (la « LNT »), ni de la politique interne en vigueur chez l’employeur.
Les questions en litige
L’arbitre devait non seulement statuer sur le bien-fondé des allégations de harcèlement psychologique mais également sur la conduite de l’employeur dans le traitement de la plainte, voyant les délais de traitement du grief. En effet, le syndicat alléguait que l’employeur n’avait pas rempli ses obligations en vertu de l’article 81.19 LNT et demandait à l’arbitre d’émettre des ordonnances à cet égard. Le syndicat prétendait notamment que l’article 81.19 LNT incluait intrinsèquement un devoir pour l’employeur d’enquêter sur les signalements de harcèlement psychologique dès le dépôt du grief, et ce, nonobstant l’absence de détails concernant les allégations de harcèlement psychologique.
De surcroît, pour appuyer ses prétentions et ainsi tenter de démontrer la présence de harcèlement en milieu de travail, le plaignant a voulu déposer en preuve une liasse de faits postérieurs au grief, soit près de deux ans suivant son dépôt. Ces faits postérieurs au grief faisaient l’objet d’une objection de la part de l’employeur alléguant non seulement qu’ils étaient postérieurs au dépôt du grief, mais également qu’ils n’étaient pas en lien avec les allégations initiales.
La décision de l’arbitre : les points saillants
1. Les conflits de personnalité ne sont pas une manifestation de harcèlement psychologique
Après une analyse détaillée de chacune des allégations du plaignant, l’arbitre Leblanc conclut, de façon globale, à l’absence d’une situation de harcèlement psychologique, même si certaines des allégations constituaient individuellement une conduite vexatoire du mis en cause envers le plaignant, à la lumière de la preuve administrée et du droit. Globalement, l’arbitre a plutôt conclu à la présence d’un conflit interpersonnel entre le plaignant et son supérieur, et non à une manifestation de harcèlement psychologique à proprement parler.
La plupart des allégations soulevées par le plaignant contestaient la façon qu’avait son supérieur d’exercer son droit de gérance à son endroit, alléguant notamment qu’il agissait de façon arbitraire en lui réservant un traitement différent de ses collègues. Selon l’arbitre, le plaignant n’avait pas le comportement d’une victime : au contraire, dans les situations décrites par le plaignant lui-même, celui-ci se plaçait sur un pied d’égalité avec son supérieur et se montrait frondeur dans ses entretiens avec ce dernier.
En bref, bien que certaines des allégations pouvaient constituer une conduite hostile ou non désirée si elles étaient prises et analysées individuellement, l’arbitre a déterminé que selon l’analyse globale, le mis en cause n’avait pas fait preuve de harcèlement psychologique à l’endroit du plaignant.
2. L’arbitre ne peut se prononcer sur la négligence alléguée de l’employeur quant au traitement du grief
Le syndicat alléguait que l’employeur avait été négligent en omettant de faire enquête en temps utile suivant le dépôt du grief, pour plutôt conclure à l’absence de harcèlement et attendre environ deux ans et demi avant de déléguer un mandat d’enquête à une firme externe. Selon le syndicat, l’employeur avait par le fait même enfreint à son obligation prévue à l’article 81.19 LNT, soit celle de faire cesser le harcèlement psychologique lorsqu’il est porté à sa connaissance, manquant ainsi de diligence dans le traitement du grief.
Sur ce point, concernant l’évaluation de la conduite de l’employeur à la suite du dépôt du grief, l’arbitre a rejeté les arguments du syndicat et statué que « l’obligation de prendre les moyens raisonnables pour prévenir et faire cesser le harcèlement implique une obligation inhérente et préalable, soit celle d’évaluer s’il y a existence ou non d’une situation de harcèlement ». En d’autres mots, en l’absence d’une situation de harcèlement psychologique, on ne peut reprocher à l’employeur de ne pas avoir rempli son obligation de prévenir ou de faire cesser le harcèlement psychologique en vertu de l’article 81.19 LNT.
L’arbitre Leblanc a soulevé également que le libellé de l’article 123.15 LNT, lequel contient les pouvoirs d’intervention de l’arbitre de grief en matière de harcèlement psychologique, indique clairement que « pour émettre des ordonnances, il faut conclure que la personne visée est victime de harcèlement et qu’il y a violation des obligations prévues à l’article 81.19 de la Loi ».
3. L’inadmissibilité des faits postérieurs au grief en raison d’une absence de continuité
Finalement, concernant l’admissibilité des faits postérieurs au grief, l’arbitre a accueilli l’objection de l’employeur et refusé d’admettre en preuve le document du plaignant et les faits qui y sont relatés. L’arbitre rappelle d’emblée que les « obligations d’un employeur en matière de harcèlement psychologique sont de nature continue et justifient que certains faits postérieurs soient considérés par l’arbitre de grief ». Cependant, l’arbitre souligne également que les faits postérieurs ne pourront être admis que s’ils témoignent de la continuité du harcèlement, ou encore s’il existe une forme de proximité avec les faits initiaux. En l’espèce, aucune allégation ne vise la période entre la fin de l’année 2020 et novembre 2022, donc nous ne sommes pas en présence d’un continuum du harcèlement dénoncé à l’origine par le grief. De plus, les faits ne présentaient pas de lien avec les faits initiaux et ne permettaient pas de préciser ou de comprendre la situation lors du dépôt du grief, même si les allégations étaient de même nature ou similaires.
À retenir
Cette décision rassurera certainement les employeurs en confirmant clairement qu’un arbitre n’est pas habilité à émettre des ordonnances en vertu de l’article 81.19 de la LNT, en l’absence d’un constat de harcèlement psychologique.
De plus, la précision de l’arbitre Leblanc limitant l’admissibilité des faits postérieurs au grief aux cas de continuité du harcèlement ou de proximité avec les faits initiaux sera certainement appréciée, considérant que la nature même du harcèlement psychologique peut rendre beaucoup plus complexe le questionnement quant à la pertinence des faits postérieurs au grief.
Cependant, cette décision se veut également un rappel pour les employeurs que certaines situations, comme un changement de gestionnaire, apportent bien souvent des changements dans la dynamique de travail et que des conflits peuvent en résulter. Les employeurs auront tout avantage à être proactifs dans la gestion de telles situations afin d’éviter les escalades, comme le dépôt de plaintes de harcèlement psychologique. De telles plaintes, même si elles se révèlent non fondées, peuvent engendrer des coûts importants, non seulement au niveau financier, mais également au niveau humain pour les personnes directement impliquées.
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Comme à son habitude, le groupe Droit du travail et emploi de BLG se fera un plaisir de vous accompagner dans la prévention du harcèlement psychologique au sein de votre organisation et le traitement des signalements, le cas échéant. N’hésitez pas à contacter l’une de nos personnes-ressources, ci-dessous.