une main qui tient une guitare

Perspectives

Le projet de loi 124 jugé inconstitutionnel; l’arbitre Kaplan consent une augmentation salariale de 2,75 % aux enseignantes et enseignants ontariens

Hier, la Cour d’appel de l’Ontario a publié sa décision phare relativement à l’affaire Ontario English Catholic Teachers’ Association v. Ontario (Attorney General), 2024 ONCA 101, confirmant la décision de la Cour supérieure de justice de la province selon laquelle le projet de loi 124, intitulé Loi de 2019 visant à préserver la viabilité du secteur public pour les générations futures, est inconstitutionnel dans son application aux travailleurs syndiqués.

Ce jugement fait suite à l’augmentation de 2,75 % de la rémunération consentie à certains membres du corps enseignant de l’Ontario découlant de la décision de la Cour supérieure de justice, augmentation présentée dans une sentence arbitrale rendue le 9 février 2024 par l’arbitre William Kaplan.

Points à retenir

  • Le projet de loi 124 visait à limiter à 1 %, pour chaque tranche de 12 mois comprise dans une « période de modération » de 3 ans, les augmentations salariales du personnel syndiqué et non syndiqué du secteur public, y compris les enseignants et enseignantes et d’autres membres du personnel de conseils scolaires.
  • Le 29 novembre 2022, la Cour supérieure de justice a invalidé le projet de loi 124 au motif qu’il était inconstitutionnel du fait qu’il entravait la liberté d’association en restreignant la capacité du personnel à faire valoir son droit à la négociation collective et son droit de grève.
  • À la suite de cette décision, le 9 février 2024, l’arbitre William Kaplan a consenti une augmentation salariale de 2,75 % aux enseignants et enseignantes d’écoles publiques représentés par la FEEO et la FEESO pour l’année scolaire 2021-2022.
  • Le 12 février 2024, dans une décision à deux contre un, la Cour d’appel de l’Ontario a maintenu le jugement de la Cour supérieure de justice selon laquelle le projet 124 était inconstitutionnel dans son application au personnel représenté (syndiqué).
  • Le juge Hourigan n’était pas du même avis, suggérant que la majorité remettait en question des décisions politiques légitimes du gouvernement de l’Ontario.
  • Le gouvernement ontarien n’a pas porté ce jugement en appel devant la Cour suprême du Canada, et abrogera l’intégralité du projet de loi 124.

Contexte

Le projet de loi 124 avait instauré un plafond de 1 % pour les augmentations salariales dans le secteur public. Suivant son introduction par le gouvernement le 5 juin 2019, il avait obtenu la sanction royale le 7 novembre de la même année. Il s’appliquait aux travailleurs syndiqués et non syndiqués du secteur public dans son ensemble, y compris les conseils scolaires,

et imposait une « période de modération » obligatoire de 3 ans à la presque totalité des employés non cadres des conseils scolaires. Il ne s’appliquait toutefois pas aux « cadres désignés » selon la définition donnée dans la Loi de 2014 sur la rémunération des cadres du secteur parapublic, comme les directeurs et directrices de l’enseignement ainsi que les agents et agentes de supervision (surintendants), qui faisaient l’objet de gels salariaux en vertu de cette loi.

Au cours de chaque tranche de 12 mois de la période de modération, les taux de traitement du personnel ne pouvaient pas augmenter de plus de 1 % sous réserve de trois exceptions prévues par un régime de rémunération ou une convention collective : la durée d’emploi, l’évaluation du rendement ou l’achèvement d’une formation professionnelle. Des « droits à rémunération » étaient inclus dans cette limite de 1 %, ce qui signifie que les avantages, les primes et autres ne pouvaient pas servir à contourner le plafond de 1 %.

Jugé inconstitutionnel par la Cour supérieure de justice, le projet de loi 124 est annulé

Le 29 novembre 2022, le juge Koehnen de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu, dans Ontario English Catholic Teachers’ Assoc. v. His Majesty, 2022, 2022 ONSC 6658, que le projet de loi 124 était inconstitutionnel et par conséquent inopérant. Il a soutenu que le projet de loi entravait le droit de négociation collective et le droit de grève, qui font partie de la liberté d’association garantie par l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

Comme il l’écrit au paragraphe 9, le projet de loi 124 [traduction] « entrave les négociations collectives non seulement parce qu’il limite la portée des négociations relatives aux augmentations salariales, mais également [...] il empêche les syndicats d’échanger les demandes salariales contre des avantages non pécuniaires, il empêche le processus de négociation collective d’aborder les pénuries de personnel, il entrave le droit de grève, il compromet l’indépendance de l’arbitrage des intérêts et il s’interpose dans le rapport de force entre l’employeur et les employés ».

Le gouvernement ontarien n’a pas demandé la suspension du jugement, mais il l’a porté en appel devant la Cour d’appel de l’Ontario, qui a entendu l’affaire en juin 2023.

Augmentation salariale de 2,75 % consentie aux enseignants et enseignantes de l’Ontario pour l’année scolaire 2021-2022

Dans la foulée de la décision de la Cour supérieure de justice, le gouvernement ontarien et deux syndicats d’enseignants et d’enseignantes, à savoir la Fédération des enseignantes-enseignants de l’élémentaire de l’Ontario (FEEO) et la Fédération des enseignantes-enseignants des écoles secondaires de l’Ontario (FEESO), ont négocié des augmentations de 0,75 % pour les années scolaires 2019-2020 et 2020-2021, soit les deux premières années touchées par le projet de loi 124. Les parties ont renvoyé l’affaire du recours pour l’année scolaire 2021-2022 à l’arbitre William Kaplan.

La FEEO et la FEESO ont soutenu qu’une augmentation de 3,25 % devrait être accordée, tandis que la Couronne était d’avis qu’une hausse de 1,5 % était adéquate. Il convient de noter que ces augmentations de salaire se seraient ajoutées aux augmentations de 1 % déjà prévues dans le projet de loi 124.

L’arbitre Kaplan a consenti une augmentation salariale de 2,75 % pour l’année scolaire 2021-2022. Bien qu’il ait fondé sa décision sur plusieurs facteurs, il s’est particulièrement attardé aux taux d’inflation de 2022 de même qu’aux enjeux de recrutement et de rétention du secteur. Il a noté que l’augmentation accordée était légèrement inférieure aux tendances dans les secteurs de l’énergie et de la santé, mais quelque peu supérieure à celles de la fonction publique ontarienne et du secteur de l’éducation postsecondaire.

Maintien de la décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario par la Cour d’appel de l’Ontario

Le 12 février 2024, dans une décision à deux contre un, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé le jugement du juge Koehnen, concluant que le projet de loi 124 était inconstitutionnel dans son application au personnel syndiqué. Écrivant en son nom et en celui du juge Doherty, la juge Favreau a soutenu que l’alinéa 2d) de la Charte offrait une protection contre une ingérence substantielle à l’égard de l’activité associative que sont les négociations collectives. Pour conclure à une violation des droits à la négociation collective prévus à l’alinéa 2d), un tribunal doit :

  1. Évaluer l’importance de l’enjeu dans un contexte de négociation collective;
  2. Étudier de quelle manière et à quel point la mesure proposée brime le droit collectif à la négociation de bonne foi et à la consultation.

Selon une décision antérieure de la Cour d’appel dans Gordon v. Canada (Attorney General), 2016 ONCA 625, les mesures qui restreignent certaines modalités, comme le traitement, l’horaire de travail, la sécurité d’emploi, l’ancienneté, les conditions de travail équitables et humaines et les protections au chapitre de la santé et de la sécurité, sont considérées comme « douteuses du point de vue constitutionnel ».

La juge Favreau a déclaré que le projet de loi 124 ne permettait aucune négociation collective importante ni consultation significative quant aux augmentations de rémunération, étant donné que le plafond de 1 % entrait en vigueur à l’échéance des conventions collectives, le 5 juin 2019. En fait, le gouvernement avait présenté le projet de loi 124 en prévision du début des négociations collectives dans le secteur des conseils scolaires. De plus, la définition large de « rémunération » englobait tout type d’avantage ou de rémunération pouvant être exprimés en valeur monétaire, comme les congés de maladie, les vacances et d’autres avantages, ce qui limitait considérablement les points de négociation restants. Les dispositions du projet de loi ne correspondaient pas à celles des conventions collectives alors en cours de négociation dans le secteur public, qui prévoyaient souvent des augmentations salariales supérieures au plafond.

La juge Favreau a de plus statué que le projet de loi 124 ne prévoyait plus, pour ainsi dire, de droit de grève. Si, en vertu de l’article 27, le ministère pouvait [traduction] « soustraire une convention collective de l’application de cette loi » par règlement, ce qui jetait théoriquement les bases d’une éventuelle grève, bon nombre des employés visés par le projet de loi 124 n’étaient pas directement à l’emploi du gouvernement; une grève n’aurait donc pas eu pour effet de mettre une pression importante sur le gouvernement pour qu’il accorde une telle exception. » En outre, [traduction] « le droit de grève en Ontario naît après que les parties ont franchi une série d’étapes obligatoires et, par la suite, le syndicat et ses membres ne peuvent déclencher de grève que relativement à des points sur lesquels l’employeur peut faire des compromis » (par. 136).

Ayant déterminé une violation de l’alinéa 2d) de la Charte, la juge Favreau s’est penchée sur la question de savoir si cette violation pouvait se justifier au sein d’une société libre et démocratique en vertu de l’article 1 de la Charte, et a conclu que ce n’était pas le cas. Elle a noté que dans Health Services and Support - Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, la Cour suprême du Canada suggérait qu’une atteinte aux droits conférés par l’alinéa 2d) était possible « exceptionnellement et de façon généralement temporaire [...] par exemple dans des situations mettant en cause des services essentiels ou des aspects vitaux de l’administration des affaires de l’État, ou dans le cas d’une impasse manifeste ou d’une crise nationale. » Les circonstances entourant le projet de loi 124 ne correspondaient pas à cette norme élevée.

La juge Favreau a conclu que le gouvernement avait établi un objectif réel et urgent, à savoir la gestion responsable des finances de la province de façon à protéger la viabilité des services publics, mais que cet objectif n’était pas rationnellement lié au projet de loi 124 relativement à certains travailleurs, notamment dans les secteurs de l’électricité et de l’éducation postsecondaire qui ne dépendaient pas exclusivement du gouvernement pour leur financement. Qui plus est, il existait un moyen d’atteindre cet objectif suivant une atteinte plus minimale : tout simplement laisser libre cours aux négociations collectives mais y adopter une ligne dure pour ce qui touche le gel des salaires. En définitive, le gouvernement n’est pas parvenu à expliquer pourquoi un gel des salaires n’aurait pas pu être obtenu dans le cadre de négociations collectives de bonne foi. La juge Favreau a également tenu compte du fait qu’en raison du projet de loi 124, [traduction] « les travailleurs organisés du secteur public, dont bon nombre sont des femmes, des personnes racialisées ou des salariés à faible revenu, ont perdu la capacité de négocier pour obtenir une meilleure rémunération ou même de meilleures conditions de travail qui n’ont pas de valeur pécuniaire » (par. 225).

Toutefois, elle a maintenu que les employés non représentés ne bénéficiaient pas des protections conférées aux employés représentés aux termes de l’alinéa 2d) de la Charte et que, par conséquent, le projet de loi ne pouvait être déclaré inconstitutionnel qu’en ce qu’il s’appliquait aux employés représentés (syndiqués).

Dissidence du juge Hourigan

En dépit de la décision rendue à la majorité, le juge Hourigan a rédigé un long jugement dissident, concluant que le projet de loi 124 ne portait pas atteinte à l’alinéa 2d) de la Charte et qu’il n’était pas injustifié en vertu de l’article 1. Si une telle dissidence n’est pas juridiquement contraignante, elle peut avoir un effet de persuasion orientant de futures décisions. 

Le juge Hourigan a suggéré que la majorité et le juge de la Cour supérieure de justice remettaient en question des décisions politiques légitimes du gouvernement de l’Ontario visant à contenir les dépenses au titre de la rémunération des travailleurs du secteur public. Il s’est attardé à la question de savoir si le projet de loi 124 constituait une entrave substantielle au droit à la négociation collective et a conclu que ce n’était pas le cas. Des négociations collectives ont eu lieu en vertu du projet de loi 124, et les syndicats ont obtenu d’importants gains pour leurs membres, même si les augmentations de rémunération étaient temporairement plafonnées; le droit de grève quant à ces autres enjeux a été préservé et utilisé.

Le juge Hourigan était de plus en désaccord avec les conclusions de fait du juge Koehnen relativement à son analyse de l’article 1 de la Charte. Il s’est toutefois accordé avec la majorité sur le fait que le gouvernement avait un objectif réel et urgent : celui de la viabilité financière. Il a également conclu que le projet de loi 124 avait un lien rationnel avec cet objectif, qu’il s’agissait de l’option représentant l’atteinte la plus minimale pour le concrétiser (par opposition à celle de tenter d’obtenir un gel salarial dans le cadre de négociations collectives) et que la position budgétaire actuellement intenable de la province justifiait la violation de droits protégés par la Charte.

Réaction du gouvernement

Malgré la dissidence du juge Hourigan, le gouvernement de l’Ontario a confirmé dans un communiqué de presse publié le jour où le jugement a été rendu qu’il ne porterait pas la décision de la Cour d’appel devant la Cour suprême du Canada.  Il abrogera plutôt le projet de loi 124 dans son intégralité.

Dans l’intervalle, le gouvernement a déclaré : « Pour remédier aux inégalités créées par la décision de la cour d’aujourd’hui – à savoir que le projet de loi était constitutionnel tant qu’il s’appliquait aux employés non syndiqués –, la province introduira d’urgence des règlements pour exempter les travailleurs non syndiqués et non associés des dispositions de la loi 124 jusqu’à son abrogation ».

Principales répercussions

Les conseils scolaires doivent prendre connaissance de ces décisions d’importance. Même pour ceux qui n’emploient pas d’enseignants ou d’enseignantes représentés par la FEEO et la FEESO, l’augmentation de 2,75 % de la rémunération accordée par l’arbitre Kaplan aura une incidence sur les négociations salariales. Par ailleurs, la conclusion par la Cour d’appel que le projet de loi 124 se serait tout de même appliqué aux travailleurs non syndiqués du secteur public, n’eût été l’annonce récente du gouvernement ontarien, pourrait encourager ces employés à tenter de lancer des négociations collectives.

Si vous avez des questions sur cette décision déterminante, veuillez communiquer avec John-Paul Alexandrowicz et Melissa Eldridge, coprésidents de la pratique nationale spécialisée dans la gouvernance scolaire de BLG.

Principaux contacts