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Perspectives

Affaire Kraft – Clarifications de l’exception à l’interdiction de communiquer de l’information privilégiée fondée sur la notion de « cours normal des activités »

Au Canada, la communication d’information privilégiée concernant un émetteur est interdite pour ne pas compromettre l’intégrité des marchés financiers. Toutefois, les lois canadiennes sur les valeurs mobilières prévoient une exception importante : la transmission d’information privilégiée dans le « cours normal des activités ». Les personnes initiées des émetteurs assujettis se prévalent régulièrement de cette exception, même si les conditions exactes de son application étaient relativement floues.

Le Tribunal des marchés financiers de l’Ontario (le « Tribunal ») a récemment levé cette ambiguïté pour la première fois en rendant sa décision dans l’affaire Kraft (Re) (« Kraft »). En effet, il s’est prononcé explicitement sur les critères de l’exception décrite au paragraphe 76(2) de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario (la « LVMO ») en ce qui concerne la notion de « cours normal des activités ».

La décision Kraft fournit aux sociétés ouvertes et à leurs initiés des éclaircissements très attendus sur l’applicabilité de l’exception à l’interdiction de communication d’information privilégiée.

Ce que vous devez savoir

Dans sa décision dans l’affaire Kraft, le Tribunal a clarifié l’applicabilité de l’exception relative au cours normal des activités :

  • Fardeau de présentation : Toute personne qui cherche à se prévaloir de l’exception a la responsabilité de prouver qu’elle a communiqué de l’information privilégiée dans le « cours normal des activités ».
  • Justification insuffisante : La notion de « cours normal des activités » suppose que la communication de l’information privilégiée est essentielle ou indispensable au bon déroulement des activités de l’entreprise.
  • Objectivité : La nécessité de la démarche doit être établie objectivement. En pratique, cela signifie qu’un particulier ou une entreprise doit tenir compte du critère de nécessité objective dans sa décision avant de divulguer de l’information privilégiée sans fonder son raisonnement sur ses croyances ou intentions, même si elles sont honnêtes et de bonne foi.
  • Interprétation étroite : L’exception doit être interprétée et appliquée de manière raisonnablement stricte, en tenant compte de l’objectif primordial, soit le maintien de l’intégrité du marché.
  • Aucune règle de démarcation nette : L’Instruction générale 51-20, décrite plus bas, précise les circonstances dans lesquelles l’exception permet de justifier la divulgation d’information privilégiée; toutefois, il ne suffit pas de démontrer qu’il s’agit d’une divulgation sélective. Si la décision Kraft énonce d’autres facteurs que l’identité de l’initié secondaire pour déterminer l’applicabilité de l’exception fondée sur la notion de « cours normal des activités », elle n’établit aucune règle de démarcation nette.

Décision

WeedMD Inc., aujourd’hui Entourage Health Corp., est une société de production et de distribution de cannabis cotée à la Bourse de croissance TSX. En 2017, WeedMD a conclu une transaction avec Perfect Pick Farms Ltd. (la « transaction ») prévoyant une option d’achat d’un bien immobilier de Perfect Pick.

En octobre de la même année, Michael Kraft, alors président du conseil d’administration de WeedMD, a transmis des ébauches de documents contenant de l’information privilégiée au sujet de la transaction à un ami et associé de longue date, Michael Stein. La veille de l’annonce publique de la transaction, ce dernier a acheté 45 000 actions de WeedMD et les a revendues peu après en empochant une belle plus-value. Puisque les services de M. Stein n’ont pas été officiellement retenus ni rémunérés, il n’est pas question ici de services-conseils à proprement parler. La Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) a allégué que M. Kraft avait enfreint l’interdiction de communiquer de l’information privilégiée.

Le nœud juridique réside dans l’affirmation de M. Kraft selon laquelle les données divulguées l’ont été dans le « cours normal des activités ». Pour sa part, ce dernier a affirmé qu’il avait fait appel à M. Stein pour son expertise dans les questions financières et immobilières.

Comprendre l’exception à l’interdiction de communication d’information privilégiée fondée sur la notion de « cours normal des activités »

Le paragraphe 76(2) de la LVMO interdit explicitement aux émetteurs ou aux personnes entretenant des relations privilégiées avec eux de divulguer des faits ou des changements importants les concernant avant que ceux-ci soient annoncés publiquement, sauf « dans le cours normal des activités ».

La LVMO ne définit toutefois pas la notion de « cours normal des activités », renvoyant ainsi son interprétation principalement aux lignes directrices en matière de communication de l’information de l’Instruction générale 51-201. Publiée en 2002, l’Instruction générale 51-201 suggère que l’exception est nécessaire pour éviter toute ingérence injustifiée dans le cours normal des activités d’une entreprise. Elle précise aussi les circonstances dans lesquelles l’exception permet de justifier la divulgation d’information privilégiée.

La décision Kraft énonce d’autres facteurs que l’identité de l’initié secondaire pour déterminer l’applicabilité de l’exception fondée sur la notion de « cours normal des activités », mais elle n’établit aucune règle de démarcation nette. Quelques facteurs supplémentaires :

  • les activités de l’émetteur;
  • la relation entre l’initié primaire et l’émetteur;
  • la relation entre l’initié primaire et l’initié secondaire;
  • la nature précise de l’information privilégiée divulguée;
  • la pertinence de l’information privilégiée divulguée dans la relation entre l’initié primaire et l’émetteur (la nature de la relation justifie-t-elle la communication de l’information privilégiée faisant l’objet du litige?);
  • les raisons invoquées par l’initié primaire pour justifier la divulgation sélective;
  • la crédibilité de l’initié primaire qui cherche à faire valoir l’exception.

Le Tribunal a tenu compte de ces facteurs et conclu que Michael Kraft n’avait pas transmis d’information privilégiée « dans le cours normal des activités ». Voici les raisons invoquées :

  • Motif personnel de la divulgation : M. Kraft a communiqué de l’information privilégiée à M. Stein pour connaître son avis.
  • Absence de discussion interne : M. Kraft a divulgué l’information privilégiée sans avoir consulté au préalable le conseil d’administration de WeedMD ni son équipe de direction.
  • Divulgation précipitée : M. Kraft a divulgué l’information privilégiée précipitamment, sans se demander si c’était pertinent pour le cours normal des activités de WeedMD.
  • Manque d’expertise : Rien n’indique que M. Stein possédait une expertise spécialisée à laquelle WeedMD n’avait pas déjà accès.
  • Absence d’entente de confidentialité : M. Stein n’a pas reçu de consignes sur la confidentialité des informations divulguées ni sur leur utilisation potentielle.

Le Tribunal a reconnu M. Kraft coupable d’avoir transmis des ébauches de documents contenant de l’information privilégiée à M. Stein, et ce dernier d’avoir commis un délit d’initié.

Pratiques optimales pour l’avenir

S’il reste à en évaluer la portée, la décision Kraft apporte un éclairage nouveau et précieux pour éviter les pièges liés à la communication d’information privilégiée. Pratiques exemplaires :

  • Mesures de confidentialité : Il convient, s’il y a lieu, de signer des ententes de confidentialité avec les initiés secondaires et de discuter avec eux de leurs obligations et de la nature sensible de l’information divulguée.
  • Mesures de contrôle : Il est encore plus important d’appliquer des stratégies de gestion des risques en ce qui concerne le traitement et la communication d’information privilégiée, comme la mise en place d’un protocole exigeant l’approbation préalable de l’équipe de direction (et du conseil d’administration, au besoin). Le raisonnement de la direction ou du conseil d’administration sur la nécessité ou la pertinence de divulguer des données privilégiées doit être bien documenté.
  • Évaluation régulière  : Pour respecter leurs obligations et gérer efficacement les risques, les entreprises doivent régulièrement examiner et mettre à jour leurs stratégies de conformité relatives au traitement et à la divulgation d’information privilégiée. Pour ce faire, elles doivent aussi tenir compte de l’évolution de leur dynamique interne, des normes juridiques et de l’applicabilité de l’exception fondée sur la notion de « cours normal des activités ».
  • Conseils juridiques  : Il y a lieu de consulter des spécialistes pour définir des stratégies de conformité et ajuster les pratiques de communication de l’information selon l’évolution des normes juridiques.

Compte tenu des graves répercussions potentielles pour les contrevenants, les entreprises doivent adopter une approche proactive pour se conformer aux lois sur la communication d’information privilégiée.

Conclusion

Si le dénouement de l’affaire Kraft ne permet pas d’établir de directives précises ni de règles de démarcation nette pour faire valoir l’exception à l’interdiction de communication d’information privilégiée liée à la notion de « cours normal des activités », il s’agit de la première décision portant expressément sur le sujet. Les éléments qu’elle apporte en complément des lignes directrices énoncées dans l’Instruction générale 51-201 permettent de mieux saisir la portée et l’applicabilité de cette exception et mettent en évidence la nécessité d’une vigilance accrue pour s’assurer que les pratiques des émetteurs et des initiés cadrent avec l’évolution des interprétations juridiques.

Cet article a été rédigé avec l’aide de Kaliopi Dimitrakoudis, stagiaire chez BLG.

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