Qui seront les juristes de demain? Quels sont les principaux enseignements à tirer de l’examen externe et indépendant des Forces armées canadiennes? Quel est le lien entre chemins de fer et droit international? Nous avons demandé à Louise Arbour, ancienne juge de la Cour suprême, défenseure des droits de la personne de renommée internationale et avocate-conseil principale chez BLG, de nous parler sans détour de ses aspirations pour l’avenir du droit au Canada et à l’international.
BLG : Quels sont certains des enjeux juridiques actuels les plus pressants?
Louise Arbour : Dans le contexte canadien, je dirais l’accès à la justice et l’abordabilité. Les coûts sont rédhibitoires pour la plupart des gens et la lenteur de la justice pose aussi un sérieux problème.
BLG : En 2018, l’ancienne juge en chef de la Cour suprême Beverley McLachlin a déclaré que les principes et les institutions qui sous-tendent l’État de droit étaient de plus en plus menacés, même dans les démocraties occidentales. Est-ce encore vrai en 2023?
Louise Arbour : Tout à fait! Ça l’est encore plus aujourd’hui. Je perçois deux enjeux majeurs que l’on doit principalement à nos voisins du Sud, car tout ce qui se passe aux États-Unis a tendance à affecter – ou à infecter – le Canada dans une certaine mesure. Le premier est la politisation du pouvoir judiciaire. Aux États-Unis, on ne peut parler de haut·es fonctionnaires, notamment de juges, sans leur apposer l’étiquette démocrate ou républicaine. Cette politisation est en train de s’installer au Canada aussi. Par exemple, il arrive que des journaux indiquent « nommé·e par Harper » ou « nommé·e par Trudeau » lorsqu’ils font référence à des juges de la Cour suprême. Cette pratique est irresponsable et trompeuse. Elle suscite la méfiance du public puisqu’elle laisse entendre que les juges ont un bagage de partisanerie ou d’idéologies politiques. Le deuxième enjeu concerne les attaques personnelles contre les juges, que certaines personnalités politiques américaines affectionnent tout particulièrement : qualifier un·e juge de dérangé·e ou de corrompu·e. Je trouve décevant que les barreaux ne se mobilisent pas pour dénoncer ces attaques. Le système judiciaire repose sur la crédibilité et la confiance qui, si nous les laissons s’éroder, seront très difficiles à regagner.
BLG : Qu’entrevoyez-vous pour l’avenir du droit?
Louise Arbour : Il est très difficile de parler de l’avenir du droit sans évoquer l’intelligence artificielle, qui ouvre des perspectives extraordinaires, mais soulève aussi des inquiétudes, en particulier pour les litiges, où une grande partie de notre travail consiste à retracer des événements passés. Les nouvelles technologies permettent de créer ou de déformer des images, des écrits et des enregistrements vocaux. Ces outils sont aujourd’hui si perfectionnés qu’ils peuvent fausser le processus. Un autre aspect problématique si l’on pense aux procès devant jury, par exemple, est que beaucoup de gens accordent une plus grande importance à ce qu’ils croient qu’à ce qu’ils savent. Et ce qu’ils croient dépend souvent uniquement de leurs affinités.
BLG : Qu’en est-il du rôle du droit au Canada en particulier?
Louise Arbour : Il est difficile pour les autorités judiciaires de trouver le bon équilibre quant à l’évolution des normes sociales. La législation ne doit pas devancer l’évolution des normes sociales, mais elle ne doit pas non plus rester à la traîne. Le Canada s’en est plutôt bien sorti dans le dossier de l’aide médicale à mourir. Ce sujet épineux a fait l’objet d’un débat social qui aurait pu s’enliser ou provoquer de violentes tensions. Les tribunaux ont contribué à lancer une discussion posée et respectueuse, fondée sur les faits, la science et les principes moraux. Je pense que le droit peut contribuer à une résolution progressiste et acceptable des questions sociales polarisantes. Mais pour cela, il est important de préserver l’intégrité du pouvoir judiciaire et la confiance qu’il inspire. Le débat politique public est souvent dominé par ceux qui crient le plus fort et ont le moins à dire, ce qui a pour effet de paralyser le processus législatif. En revanche, lorsque les questions sont portées devant les tribunaux, le débat est fondé sur des preuves, le ton est plus respectueux des opinions divergentes et les progrès sont graduels. À mon avis, c’est une erreur d’exclure les tribunaux, en particulier en invoquant la clause dérogatoire de la Constitution.
BLG : En quoi votre récent mandat dans le cadre de l’examen des Forces armées canadiennes et du ministère de la Défense nationale a-t-il influencé votre point de vue sur le rôle de la loi et des juristes dans la construction d’un avenir meilleur?
Louise Arbour : Cela a renforcé mon sentiment général que la loi doit s’appliquer à tout le monde de la même façon. Il existe un état juridique particulier pour les forces armées, appelé la loi martiale. Celle-ci ne pose pas problème si elle se limite à la discipline militaire et au respect de la hiérarchie; prenons par exemple la désertion, qui est un délit propre à l’armée. Mais je ne pense pas qu’il devrait y avoir un régime distinct pour les infractions pénales, en particulier les infractions à caractère sexuel, parce que le processus est inévitablement biaisé par la culture. Il en va de même pour le milieu carcéral. Quelqu’un a dit un jour que les prisons sont un environnement où les règles sont omniprésentes, mais où l’État de droit est manifestement inexistant.
BLG : La technologie et le droit. Amis ou ennemis?
Louise Arbour : Ni l’un ni l’autre, ou les deux, souvent en même temps. C’est magique de pouvoir faire des appels vidéo, mais cela devient un réel irritant au moindre pépin technique. Si les outils technologiques facilitent le travail des juristes, on attend de nous que nous soyons beaucoup plus autonomes malgré toute la frustration qu’ils causent, et il devient plus difficile de faire notre travail avec toute la rigueur intellectuelle qu’il exige. Les avocat·es qui exercent dans des cabinets privés doivent composer avec l’immédiateté que la technologie leur impose. Les femmes dans la profession ont été les premières à parler de l’importance d’un sain équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle, et juste au moment où nous commencions à faire des progrès en ce sens, la technologie a pris le dessus. Je dirais donc que la technologie a du bon et du mauvais. Mais dans tous les cas, il faut faire avec; elle est aussi omniprésente que l’air qui nous entoure.