Contexte
Le 26 juillet dernier, la Cour d’appel fédérale (la « CAF ») a rendu sa décision dans Canada (Procureur général) c. Benjamin Moore & Co. (la « décision »). Le procureur général (le « PG ») a porté en appel une décision de la Cour fédérale (la « CF ») qui renvoyait une affaire de brevetabilité à la commissaire aux brevets (la « commissaire ») pour réexamen conformément à des instructions particulières. La commissaire de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’« OPIC ») avait rejeté les demandes de brevets de Benjamin Moore & Co. (« BM ») portant sur son système de sélection de couleurs en utilisant une méthode « problème-solution ». Devant la CF, les parties ont convenu que la commissaire avait commis une erreur, et le PG a convenu que la décision de l’OPIC devait être annulée et les demandes renvoyées à la commissaire pour un nouvel examen. Les questions en litige étaient celles de déterminer si la CF devait renvoyer l’affaire à la commissaire avec des instructions et, dans l’affirmative, quelles devraient être ces instructions. La Cour a conclu que la commissaire avait commis une erreur dans son analyse des aspects nouveaux, et indiqué que les éléments essentiels des revendications n’avaient pas été déterminés conformément à la jurisprudence, qui veut que l’interprétation des revendications se fasse avant l’analyse de la nouveauté.
L’OPIC est intervenu devant la CF. Dans ses observations, l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada (l’« IPIC ») a proposé l’adoption d’un cadre révisé auquel la commissaire devrait se conformer lors de l’évaluation de la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur, une fois les revendications interprétées de manière téléologique. La CF, en accueillant les appels et en renvoyant l’affaire à la commissaire, a fourni des instructions précises conformément à cette proposition de l’IPIC (voir le paragraphe 8 de la décision de la CAF) :
3. Lors de l’examen des demandes visant le brevet 130 et le brevet 146, la commissaire aux brevets doit :
a. interpréter la revendication de manière téléologique;
b. se demander si, dans son ensemble, la revendication interprétée consiste uniquement en un simple principe scientifique ou en une simple conception théorique, ou si elle comprend une application pratique d’un principe scientifique ou d’une conception théorique;
c. si la revendication interprétée comprend une application pratique, évaluer la revendication interprétée en fonction des autres critères de brevetabilité, à savoir les catégories et les exclusions prévues par la loi, ainsi que les aspects nouveaux, le caractère évident et l’utilité.
Issue de l’appel
L’appel interjeté par le PG ne portait que sur le test énoncé au paragraphe 3 de la décision de la CF, et la CAF a déterminé que celle-ci avait en effet commis une erreur à cet égard. Le paragraphe 3 a ainsi été radié et remplacé par un autre ordonnant à la commissaire de réexaminer les demandes de manière expéditive, à la lumière de la version la plus récente du Recueil des pratiques du Bureau des brevets (« RPBB ») et des motifs de la Cour d’appel.
Question examinée par la Cour d’appel fédérale
La CAF a résumé ainsi l’objet principal de l’affaire qui lui a été présentée : « La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en énonçant le test en question au paragraphe 3 de son jugement? » (voir le paragraphe 24 de ses motifs). Pour les besoins de sa décision, la CAF est partie du principe que la CF disposait du pouvoir discrétionnaire lui permettant de fournir des instructions à la commissaire sur la manière dont elle devait procéder à l’évaluation de la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur, pour ensuite déterminer si la CF avait commis une erreur en l’exerçant. La CAF, au paragraphe 27 de ses motifs, a déclaré ce qui suit : « Cette question est assujettie à la norme de l’erreur manifeste et dominante, à moins que la Cour fédérale ait commis une erreur de principe qu’il est possible d’isoler, auquel cas la question serait assujettie à la norme de la décision correcte. »
Observations générales de la CAF
La CAF a souligné que les réparations sollicitées par BM ont changé plusieurs fois; cependant, au bout du compte, l’intimée a seulement demandé une ordonnance de réexamen.
À l’audience, BM a approuvé le test proposé par l’IPIC (voir les paragraphes 31 à 33 de la décision de la CAF), et le PG a « précisé que l’avis d’appel ne comprenait aucune demande quant à l’adoption d’un nouveau cadre juridique » (voir le paragraphe 32). La CAF a relevé qu’il ne convient généralement pas d’examiner une réparation si elle n’est pas mentionnée dans l’avis d’appel.
Elle a également rappelé qu’il n’existe aucune disposition dans la Loi sur les Cours fédérales habilitant la CF à donner des instructions générales dans le contexte d’un appel prévu par la loi; l’article 64 prévoit le pouvoir des Cours fédérales de prononcer un jugement déclaratoire, mais les réparations doivent avoir été demandées de façon adéquate. Par ailleurs, le tribunal doit appliquer le critère à quatre volets énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt Ewert c. Canada avant d’exercer son pouvoir discrétionnaire à ce titre. La CF, si l’on se fie à ses motifs, ne semble toutefois pas avoir envisagé ce test (voir l’analyse de la question aux paragraphes 34 et 35 de la décision de la CAF).
Trois erreurs ciblées par la CAF
Dans son analyse du paragraphe 3 du jugement de la CF, la CAF a décidé de ne pas traiter des principes généraux relatifs à l’interprétation téléologique, étant donné que la décision dans Choueifaty c. Canada (Procureur général) (l’« affaire Choueifaty ») n’avait pas été portée en appel. Elle s’est contentée de« signale[r] que l’erreur commise par la commissaire dans l’affaire Choueifaty et en l’espèce était, non pas qu’elle avait adopté la méthode problème-solution dans le cadre de son évaluation générale de la portée des revendications à la lumière des demandes dans leur ensemble, mais qu’elle avait déterminé les éléments essentiels des revendications sur ce fondement uniquement » (voir le paragraphe 39 des motifs de la CAF). Elle a en outre soutenu qu’une compréhension de l’objectif, du problème et de sa solution pouvait s’avérer utile, mais qu’il ne pouvait pas s’agir du seul aspect ou de l’aspect prédominant utilisé pour déterminer les éléments essentiels des revendications. Elle n’a pas voulu conclure que la commissaire avait refusé d’appliquer la jurisprudence, estimant plutôt que l’OPIC et la commissaire n’avaient pas bien compris les nuances de l’exercice (voir le paragraphe 44 de la décision de la CAF).
Ainsi, la Cour d’appel fédérale a soulevé trois erreurs commises par la CF. La première a trait au test énoncé au paragraphe 3 du jugement de cette dernière, qui dicte un ordre d’analyse que doit suivre la commissaire – cela est contraire à ce que la CAF avait tranché au paragraphe 48 de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Amazon.com, Inc, à savoir que les éléments relatifs à la brevetabilité peuvent être examinés dans n’importe quel ordre. La deuxième erreur concerne l’ordre même des volets du test de la CF, puisque les inventions mises en œuvre par ordinateur ne constituent pas une catégorie distincte aux termes de l’article 2 de la Loi sur les brevets et peuvent appartenir à plusieurs catégories selon leur nature. Il n’était donc pas justifié de demander à la commissaire d’examiner les exceptions prévues au paragraphe 27(8) de la Loi avant même de déterminer si l’objet constituait une invention en vertu de la définition de l’article 2. La CAF a précisé aux paragraphes 49 à 51 de ses motifs que certaines circonstances pourraient justifier que l’on dicte un ordre précis, mais que celui-ci ne doit pas être intégré à un test juridique. Elle a également affirmé ne pas être d’accord avec le fait que la commissaire n’aborde les exclusions prévues par la loi qu’à cette étape du test, comme énoncé à l’alinéa 3c du jugement de la CF. Elle a aussi souligné que le test n’aurait pas dû exiger l’analyse d’autres critères de brevetabilité comme la nouveauté, l’évidence et l’utilité, puisque les tribunaux canadiens ne se sont jamais penchés sur cette question qui fait l’objet de débats dans d’autres ressorts. En effet, il aurait fallu attendre un examen plus approfondi des instances compétentes, y compris d’autres pays, avant d’énoncer un test impératif.
La CAF a ensuite attiré l’attention sur la jurisprudence canadienne, portant que le principe de nouveauté ou d’ingéniosité peut être pertinent dans l’application de la définition d’une invention en vertu de la loi. Au paragraphe 70 de ses motifs, on peut lire : « l’arrêt Amazon ne tranche pas la question de savoir si, une fois qu’elle a procédé à l’interprétation téléologique des revendications, la commissaire peut examiner les concepts de nouveauté et d’ingéniosité lorsqu’elle détermine si un objet est brevetable au titre de l’article 2. Or, à en juger par les motifs dans leur ensemble, cette jurisprudence n’exclut pas un tel exercice ». Elle ajoute au paragraphe 78 que « rien dans la jurisprudence canadienne actuelle ne permet de limiter l’examen par la commissaire des concepts que sont la nouveauté et l’ingéniosité aux analyses que commandent les articles 28.2 et 28.3 de la [Loi sur les brevets], comme il est sous-entendu à l’alinéa 3c du test ». Par conséquent, outre l’alinéa 3a, le test de la CF ne correspond pas à la jurisprudence canadienne et porte sur des questions qui n’ont pas encore été examinées par les tribunaux canadiens. Il est alors contraire à la décision de la CAF dans Amazon, à laquelle la CF était contrainte.
Conclusion de la CAF
À la lumière de tout ce qu’elle a expliqué dans ses motifs, la Cour d’appel a finalement radié le paragraphe 3 du jugement de la Cour fédérale plutôt que d’y apporter des modifications. L’affaire a donc été renvoyée à la commissaire pour réexamen, et la Cour n’a accordé aucuns dépens.