une main qui tient une guitare

Perspectives

Évaluation de la brevetabilité d’un objet au Canada selon ses différents éléments

Introduction

Depuis 2009, le Bureau des brevets1 a établi trois séries de directives sur l’évaluation d’objets brevetables.2 Elles ont toutes eu pour effet de diviser l’objet revendiqué en plusieurs éléments évalués séparément pour déterminer la brevetabilité de l’ensemble.

Les tribunaux ont invalidé les deux premières séries de directives à l’issue des affaires Amazon.com Inc.3 et Choueifaty c. Canada (Procureur général)4, en partie parce que l’objet revendiqué n’avait pas été examiné dans son ensemble. Si la validité de la troisième série de directives n’a pas encore été directement contestée devant les tribunaux, le fait qu’elles permettent encore d’évaluer la brevetabilité d’un objet revendiqué sur la base d’un examen partiel a été soulevé dans une décision de la Cour fédérale dans l’affaire Benjamin Moore & Co. c. Canada (Procureur général).5 Cette décision a été portée devant la Cour d’appel fédérale6 et, au moment de rédiger cet article, celle-ci ne s’est pas encore prononcée.

La logique sur laquelle les directives actuelles s’appuient pour séparer l’objet revendiqué en plusieurs éléments semble toutefois fondamentalement différente. Ce n’est donc pas parce que les lignes directrices antérieures ont été invalidées qu’il en sera de même pour les nouvelles. En effet, comme indiqué dans le présent article, la logique des directives actuelles semble s’inspirer de principes existants, qui autorisent la séparation de l’objet revendiqué en plusieurs éléments et l’évaluation de la validité de la revendication par l’examen de ces éléments séparément.

Critères de brevetabilité de base

La Loi sur les brevets7 du Canada exige que l’objet brevetable entre dans l’une des catégories d’invention indiquées dans la définition du terme « invention », à savoir : « Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières ».8 La Loi ne contient qu’une seule exclusion catégorique de l’admissibilité au brevet, à savoir que « Il ne peut être octroyé de brevet pour de simples principes scientifiques ou conceptions théoriques ».9 Les tribunaux ont estimé que les calculs et les formules mathématiques, de par leur nature, sont visés par cette exclusion, tout comme les opérations et processus mentaux,10 les plans ou transformations de données ne donnant lieu à aucune modification d’entités physiques11 et règles sous-jacentes (y compris pour les jeux) supposant une utilisation conventionnelle d’un équipement connu,12 et que les logiciels en tant que tels13 n’appartiennent à aucune des catégories prévues par la loi.

Les tribunaux ont toutefois estimé que si une idée désincarnée n’est pas brevetable, une méthode pratique d’application d’une telle idée peut l’être.14 Dans le même esprit, ils ont aussi jugé qu’un objet est généralement brevetable s’il manifeste, lorsqu’exécuté ou utilisé, un effet ou un changement matériel discernable (« exigence du caractère matériel »),15 mais que l’exécution seule d’un objet non brevetable (par exemple, des calculs et des formules mathématiques) par du matériel informatique ne suffisait pas à le rendre brevetable.16

Directives relatives à l’examen des demandes de brevet

Il a été difficile de formuler des directives réalistes et applicables en tenant compte de tous les principes énoncés. Prenons, par exemple, une demande de brevet pour un ordinateur qui utilise un algorithme non brevetable malgré les éléments nouveaux et inventifs qu’il présente; l’ordinateur peut répondre à l’exigence du caractère matériel, mais l’utilisation de l’algorithme dans l’ordinateur pourrait constituer une tentative évidente de breveter ce qui, autrement, ne pourrait l’être. Les directives du Bureau des brevets ont donc entraîné la séparation de l’objet revendiqué en plusieurs éléments pour en évaluer la brevetabilité soit, dans le cas présent, isoler l’ordinateur physique de l’algorithme, idée abstraite désincarnée.

Plus précisément, les précédentes séries de directives entraînaient la séparation et l’évaluation du concept inventif de l’objet revendiqué uniquement, c’est-à-dire la combinaison de revendications qu’on ne retrouve pas dans l’art antérieur. Si ce concept inventif ne respectait pas le critère matériel requis, l’objet était réputé non brevetable. Dès lors, l’ordinateur était considéré comme ne faisant pas partie du concept inventif et l’algorithme désincarné était jugé non brevetable. Ces anciennes directives ont été invalidées par les tribunaux, notamment parce que l’évaluation de brevetabilité portait sur l’objet que définit la revendication et non sur l’invention ou sur ce que l’inventeur·ou inventeuse prétend avoir inventé.17

La troisième série de directives a été promulguée dans un énoncé de pratique18 publié par le Bureau des brevets sur son site Web le 3 novembre 2020. Elle prévoit l’identification d’une invention réelle, qui peut constituer uniquement un élément de l’objet revendiqué, alors évaluée par rapport aux catégories prévues par la loi. À première vue, les nouvelles directives d’examen semblent donc reproduire la même erreur que les précédentes. Le principe sur lequel elles s’appuient pour séparer l’objet revendiqué en plusieurs éléments semble toutefois fondamentalement différent.

Plus précisément, selon les nouvelles directives, une « invention réelle », soit la partie pertinente à séparer de l’ensemble de l’objet revendiqué, peut consister en un seul élément ou en une combinaison d’éléments apportant une solution à un problème. Pour être brevetable et ne pas tomber sous le coup de l’exclusion des idées abstraites susmentionnée, l’objet défini par une revendication doit être limité à ou moins vaste que l’invention réelle qui est dotée d’une existence physique et qui a trait à un domaine de réalisations manuelles ou industrielles. Si un élément de la revendication peut être essentiel conformément à l’intention du demandeur ou de la demandeuse, il peut néanmoins n’avoir aucune incidence concrète sur le fonctionnement de l’invention réelle, comme dans le cas de la présence d’éléments superflus. Les directives semblent donc suggérer que lorsque des éléments particuliers de la revendication ne sont pas combinés avec d’autres éléments pour produire un résultat nouveau et inattendu, ils peuvent être considérés comme ne faisant pas partie de l’invention réelle.

Dans une note de bas de page très explicite, les directives précisent ce qui suit :

L’exigence qu’une revendication soit limitée à ou plus étroite qu’une invention réelle signifie que la revendication doit ériger des clôtures autour de la totalité d’une invention réelle ou d’une partie d’une invention réelle. Si une revendication érige des clôtures autour d’un objet qui ne fait pas partie d’une invention réelle, la revendication n’est pas conforme aux exigences du paragraphe 27(4) de la Loi sur les brevets.19

Ce paragraphe de la Loi sur les brevets est la disposition généralement invoquée en cas de problème de clarté; il semble donc, à première vue, n’avoir aucun lien avec toute évaluation de l’objet brevetable. La note de bas de page ci-dessus semble toutefois décrire une « combinaison exhaustive » dans laquelle la revendication dépasse l’« environnement immédiat » de l’invention.20

Évaluation autorisée des différents éléments

Contrairement aux directives précédentes qui ne retenaient de l’objet revendiqué que l’élément intrinsèque au concept inventif, les directives actuelles semblent cibler les éléments de la revendication qui coopèrent pour produire le résultat souhaité. Précisons que l’existence de cette pratique se traduit par la distinction entre les combinaisons brevetables et les simples juxtapositions d’éléments (deux concepts liés aux combinaisons exhaustives).

Voici un extrait du Recueil des pratiques du Bureau des brevets (RPBB), le guide des directives générales d’examen publié par le Bureau des brevets, qui explique la distinction entre une « combinaison brevetable » et une « simple juxtaposition » (texte original sans soulignage) :

Lorsqu’une invention n’est qu’une simple juxtaposition d’éléments ou de dispositifs connus, et que chaque élément ou dispositif fonctionne simplement comme prévu s’il était utilisé seul, l’assemblage n’est pas une véritable combinaison, mais plutôt une simple juxtaposition. Une juxtaposition d’éléments anciens ne constitue pas le fondement d’une invention brevetable.

Une juxtaposition doit être considérée comme une irrégularité en vertu de l’article 28.3 de la Loi sur les brevets comme étant évidente. Des documents d’art antérieur distincts peuvent être cités pour établir que chaque élément individuel est connu dans l’art antérieur.21

Ainsi, dans le cas de simples juxtapositions, les directives susmentionnées autorisent expressément le fractionnement de l’objet revendiqué et l’évaluation de sa brevetabilité, en s’appuyant notamment sur le critère de nouveauté et de non-évidence de chacun des éléments pris séparément.

La distinction présentée par le RPBB est tirée de l’affaire Crila Plastic Industries Ltd. v. Ninety-Eight Plastic Trim Ltd.22 dans laquelle la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada a conclu que l’objet revendiqué était évident parce que les revendications ne définissaient pas une combinaison d’éléments produisant un résultat commun, mais au contraire une simple juxtaposition d’éléments connus produisant chacun son propre résultat. Les arguments de la Cour dans ce dossier semblent reposer en toute logique sur un examen de la brevetabilité des éléments de l’objet revendiqué considérés séparément.

Le concept fondamental qui semble distinguer une combinaison brevetable d’une simple juxtaposition dans ce qui précède est la synergie, qui est définie par le Bureau comme une combinaison dans laquelle l’utilisation combinée d’au moins deux composés ou produits génère un résultat qui est supérieur à la somme de ses parties.23

Il apparaît donc que, au moins dans le cas des simples juxtapositions où les éléments de l’objet revendiqué ne sont pas synergiques, il est permis de fractionner l’objet revendiqué et d’évaluer la brevetabilité de chaque élément séparément.

Synergie et brevetabilité

C’est dans ce contexte que les directives actuelles pourraient être réexaminées. Plus précisément, elles définissent une invention réelle pratiquement de la même manière qu’une combinaison brevetable a été définie (par opposition à une simple juxtaposition). À cet égard, les directives précisent (notes de bas de page omises, sauf indication contraire) :

Une invention réelle peut consister soit en un seul élément qui fournit une solution à un problème, soit en une combinaison d’éléments qui coopèrent pour apporter une solution à un problème. Lorsqu’une invention réelle consiste en une combinaison d’éléments coopérant ensemble, tous les éléments de la combinaison doivent être pris en considération dans leur ensemble lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a un objet brevetable et si l’interdiction en vertu du paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets est applicable. (Voir note de bas de page 16)

La note de bas de page 16 portant sur l’extrait susmentionné indique ce qui suit :

Lorsqu’il s’agit d’identifier l’invention visée par une revendication, il convient de tenir compte de la solution ou des solutions évidentes pour une personne versée dans l’art à la lecture du mémoire descriptif. Toutefois, l’invention ne se limitera pas nécessairement à l’élément ou aux éléments qui constituent l’aspect inventif d’une solution particulière. L’identification de l’invention réelle doit plutôt tenir compte de tous les éléments essentiels de la revendication (tels qu’ils ont été interprétés de façon téléologique) qui coopèrent pour parvenir à la solution. Dans le cas des revendications ayant un seul élément essentiel, l’analyse se concentre sur la question de savoir si l’élément atteint la solution. Dans le cas des revendications comportant plusieurs éléments essentiels, l’analyse doit tenir compte de toute combinaison de ces éléments qui coopèrent à l’atteinte de la solution.

Ainsi, contrairement aux anciennes directrices qui séparaient les éléments de la revendication selon qu’ils constituaient ou non l’aspect inventif, les directives actuelles indiquent expressément que l’invention réelle peut inclure des éléments connus. Le fractionnement de l’objet revendiqué repose plutôt sur la question de savoir si les éléments de la revendication « coopèrent pour apporter une solution à un problème », c’est-à-dire s’ils sont synergiques. En outre, comme indiqué ci-dessus, la jurisprudence et la pratique existantes semblent autoriser le fractionnement de l’objet revendiqué en plusieurs éléments lorsque ceux-ci ne sont pas assez synergiques, et l’évaluation indépendante de la validité de l’objet revendiqué sur cette base.

Appel en cours

Comme indiqué ci-dessus, au moment de rédiger le présent document, le statut des directives actuelles a été remis en question par une décision de la Cour fédérale dans l’affaire Benjamin Moore24.

Cette décision porte sur un recours contre des rejets définitifs par le commissaire aux brevets dont la logique était fondée sur les directives antérieures, et non sur les nouvelles. Au moment où la décision a été rendue, le Bureau des brevets avait déjà promulgué les directives actuelles. Dans ce contexte, le procureur général, représentant le commissaire, a reconnu que le critère appliqué n’était pas le bon puisque les directives avaient entre-temps été remplacées, et a demandé à la Cour de renvoyer les dossiers en question au commissaire pour qu’il les réexamine en s’appuyant cette fois sur les directives en vigueur.

Au cours des procédures, l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada (IPIC), en sa qualité d’intervenant, a proposé le cadre suivant pour évaluer la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur (texte original sans soulignage) :

  1. interpréter la revendication de manière téléologique;
  2. se demander si, dans son ensemble, la revendication interprétée consiste uniquement en un simple principe scientifique ou en une simple conception théorique, ou si elle comprend une application pratique d’un principe scientifique ou d’une conception théorique;
  3. si la revendication interprétée comprend une application pratique, évaluer la revendication interprétée en fonction des autres critères de brevetabilité : les catégories législatives et les exclusions judiciaires, ainsi que la nouveauté, l’évidence et l’utilité.

Dans son jugement, la Cour a pris la décision inhabituelle d’inclure l’intégralité du cadre de l’IPIC dans son ordonnance, enjoignant ainsi au commissaire de refaire son évaluation en respectant précisément le cadre de l’IPIC.

Le procureur général ne semblait pas s’attendre à cette décision, car un appel de l’ordonnance a été déposé devant la Cour d’appel fédérale25 pour contester l’inclusion du cadre de l’IPIC . L’appel a été entendu le 16 février 2023 et une décision doit encore être rendue.

Conclusion

La Cour d’appel fédérale pourrait se dispenser d’évaluer la validité des directives actuelles, car elles n’ont pas été officiellement mises en question. En effet, les décisions du commissaire aux brevets portées en appel reposaient sur les anciennes directives. Son jugement pourrait plutôt se fonder sur des principes régissant de manière plus large la légitimité d’inclure dans des ordonnances judiciaires des tests précis et individualisés qui encadrent les évaluations menées par des décideuses et décideurs administratifs.

Dans l’éventualité où la Cour se prononcerait sur la validité des directives actuelles ou du cadre de l’IPIC, sa décision pourrait préciser s’il est permis d’évaluer l’objet brevetable  revendiqué en le fractionnant, et dans quelles circonstances.

Si, toutefois, elle arrive à la conclusion que la brevetabilité doit être évaluée uniquement sur la base de l’objet revendiqué dans sa globalité, comme le propose le cadre de l’IPIC, il y aurait une certaine incohérence avec la pratique actuelle qui consiste à évaluer la brevetabilité d’un objet en examinant ses différents éléments (notamment selon le critère de nouveauté et de non-évidence) lorsque ceux-ci ne sont pas synergiques.

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