Dans la foulée des litiges des dernières années portant sur les changements climatiques, la Haute Cour de justice du Royaume-Uni a rejeté l’action dérivée intentée par un organisme de défense de l’environnement contre le conseil d’administration de la société Shell plc (Shell). Dans l’affaire ClientEarth v. Shell plc and others [2023] EWHC 1137 (Ch), la Haute Cour a estimé que le demandeur n’avait pas réussi à établir que le conseil d’administration, en adoptant la stratégie de transition énergétique de Shell, n’agissait pas raisonnablement dans l’intérêt de Shell.
Contexte
Le demandeur, ClientEarth, est un organisme privé sans but lucratif et de bienfaisance enregistré qui œuvre dans le domaine du droit de l’environnement. Il détenait un petit nombre d’actions de Shell, ce qui lui permettait d’intenter une action dérivée contre son conseil d’administration en vertu du paragraphe 12(1) de la Companies Act 2006 du Royaume-Uni. Il avançait notamment que le conseil d’administration de Shell n’avait pas fixé de cibles de réduction d’émissions appropriées et que la stratégie de transition énergétique de Shell contrevenait à l’Accord de Paris sur les changements climatiques de 2015.
ClientEarth soutenait en outre que la stratégie climatique du conseil d’administration ne constituait pas une base raisonnable pour atteindre la carboneutralité et qu’il avait omis de se conformer à une ordonnance d’un tribunal néerlandais qui imposait à Shell de réduire ses émissions de 45 % d’ici 2030.
Aux termes de la Companies Act 2006 du Royaume-Uni, un actionnaire doit obtenir l’autorisation du tribunal pour aller de l’avant avec une action dérivée contre le conseil d’administration d’une société. Pour obtenir une telle autorisation, ClientEarth devait faire la démonstration prima facie que rien ne permettait au conseil d’administration de Shell de conclure raisonnablement que ses actions étaient dans l’intérêt de Shell.
Décision
La Cour a estimé que ClientEarth avait démontré que Shell courait des risques importants et prévisibles en raison des changements climatiques, mais qu’il n’y avait pas de preuve suffisante, à première vue, d’un manquement passible de poursuites de la part du conseil d’administration dans sa gestion de ces risques.
L’argumentaire de ClientEarth s’appuyait sur deux obligations légales : veiller à la réussite de l’entreprise et agir avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve une personne raisonnablement prudente. Le demandeur a également fait valoir que les membres du CA de Shell devaient aussi se plier à six exigences indissociables de leurs devoirs légaux :
- prendre des décisions concernant les risques climatiques qui sont fondées sur un consensus scientifique raisonnable;
- accorder une importance appropriée aux risques climatiques;
- prendre des mesures raisonnables pour atténuer les risques qui compromettent la rentabilité et la résilience à long terme de Shell dans le contexte de la transition vers un système et une économie qui s’inscrivent dans une optique énergétique mondiale, conformément à l’objectif de limiter le réchauffement de la planète à 1,5 °C de l’Accord de Paris;
- adopter des stratégies ayant des chances raisonnables de satisfaire les objectifs de Shell en matière d’atténuation des risques climatiques;
- veiller à ce que les administratrices et administrateurs actuels et futurs exercent un contrôle raisonnable sur les stratégies adoptées pour gérer les risques climatiques;
- veiller à ce que Shell prenne des mesures raisonnables pour se conformer à ses obligations légales.
La Cour a estimé que ces six exigences ne s’appliquaient pas aux membres du conseil d’administration de Shell. Elle a plutôt donné raison à Shell, qui estimait qu’elles étaient un moyen d’imposer des obligations au conseil d’administration. L’argument de ClientEarth était irrecevable; en effet, il appartient au conseil d’administration lui-même de déterminer, en toute bonne foi, la meilleure façon de contribuer à la réussite de Shell.
D’autres points ont été soulevés au sujet des mesures correctives demandées par ClientEarth, qui consistaient en des ordonnances mandatoires exigeant de Shell qu’elle : (a) adopte et mette en œuvre une stratégie de gestion des risques climatiques en accord avec ses obligations légales, et (b) se conforme immédiatement à une ordonnance rendue par la Cour de district de La Haye en 2021. Dans l’affaire Milieudefensie et al. v. Royal Dutch Shell, ECLI:NL:RBDHA:2021:5339, la Cour de district de La Haye a jugé que Shell était tenue de réduire ses émissions de 45 % d’ici 2030 par rapport à celles de 2019, après que des groupes écologistes ont intenté une action collective contre Shell pour non-respect d’une « norme de diligence non écrite » reposant sur l’article 162 du Code civil néerlandais. ClientEarth exigeait donc que Shell se conforme immédiatement à l’ordonnance néerlandaise. La Haute Cour a remis en question la nature des réparations demandées par ClientEarth, estimant que les modalités de leur exécution n’étaient pas suffisamment précises.
Les éléments de preuve fournis par ClientEarth ont suscité des questions complexes. Deux de ses avocats ont témoigné pour appuyer sa demande. La Cour n’a accordé que très peu de poids à leurs opinions, estimant qu’elles ne permettaient pas d’établir que les administratrices et administrateurs de Shell géraient les risques commerciaux de l’entreprise d’une manière contraire aux pratiques raisonnables d’un conseil d’administration. De plus, les déclarations des témoins ne constituaient pas des preuves d’experts sur lesquelles la Cour pouvait valablement s’appuyer.
La Cour a estimé que les éléments de preuve ne permettaient pas de faire la démonstration prima facie qu’il existait une méthodologie universellement acceptée selon laquelle Shell serait en mesure d’atteindre ses cibles de réduction d’émissions. Ainsi, elle a conclu qu’il était difficile de considérer que la preuve fournie par ClientEarth étayait correctement l’argument selon lequel la stratégie du conseil d’administration pour la réalisation de ces objectifs était déraisonnable.
Selon la Cour, la lacune fondamentale de l’argumentaire de ClientEarth était de négliger complètement le fait que la gestion d’une entreprise de l’envergure de Shell exige de son conseil d’administration qu’il tienne compte de nombreuses considérations souvent conflictuelles. Elle était donc mal outillée pour intervenir quant à de telles considérations de gestion d’entreprise.
Enfin, la Cour a estimé que ClientEarth avait une autre raison d’intenter sa procédure. Bien que celle-ci n’avait que des participations symboliques dans Shell, elle a eu recours à une procédure exceptionnelle, soit une action dérivée. Sa demande était d’une portée, d’une complexité et d’une importance considérables. Ces facteurs ont permis de déduire sans équivoque que son intention réelle n’était pas de favoriser la réussite de Shell au profit de l’ensemble de l’organisation. La Cour a également souligné que l’appui des membres de Shell envers ses objectifs ESG a fortement pesé dans sa décision de rejeter l’action dérivée de ClientEarth.
Points à retenir
En rejetant l’action intentée par ClientEarth, le Royaume-Uni a refusé de déclarer les administratrices et administrateurs responsables des politiques de lutte contre les changements climatiques. Toutefois, la Haute Cour de justice du Royaume-Uni n’a pas exclu la possibilité de reconnaître l’existence d’une apparence de grief justifié si, dans d’autres circonstances, des preuves suffisantes attestent des répercussions des activités d’une société sur les changements climatiques et de la nécessité pour celle-ci d’atteindre des cibles de réduction d’émissions, par exemple dans le cas d’une entreprise de moindre envergure.
La question de la responsabilité des conseils d’administration en matière de changements climatiques n’a pas encore été soulevée au Canada; toutefois, cette décision du Royaume-Uni pourrait avoir une certaine incidence en ce sens. Aux termes des lois provinciales et fédérales sur les sociétés, les tribunaux canadiens ont adopté un critère comparable pour déterminer si les membres d’un conseil d’administration agissent de manière raisonnablement compétente et judicieuse dans l’exercice de leurs fonctions. La décision rendue dans l’affaire ClientEarth pourrait influer sur l’évaluation de la responsabilité des administratrices et administrateurs par les tribunaux canadiens.
Des lois et lignes directrices qui ont une incidence sur le marché canadien, entre autres, sont actuellement mises à jour pour tenir compte de considérations environnementales. Par exemple, le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) du Canada a récemment publié une nouvelle ligne directrice sur la gestion des risques climatiques. Cette ligne directrice reconnaît l’incidence des changements climatiques sur la gestion des risques dans le système financier canadien et entrera en vigueur à la fin de l’exercice 2024 pour un certain nombre de banques et de groupes d’assurance ayant leur siège au Canada, puis sera étendue aux institutions financières sous réglementation fédérale en 2025. Elle pourrait donner des indications sur ce que l’on attend des différents secteurs canadiens.
Compte tenu de l’évolution du cadre gouvernemental et juridique concernant les politiques de lutte contre les changements climatiques, il est possible que les tribunaux canadiens soient saisis d’une action similaire à celle intentée par ClientEarth contre Shell. La décision de la Haute Cour de justice du Royaume-Uni pourrait indiquer qu’une telle action contre une entreprise canadienne du secteur de l’énergie serait tout aussi infructueuse, en particulier en l’absence de preuves suffisantes; elle rappelle néanmoins les risques importants auxquels les administratrices et administrateurs canadiens pourraient être exposés à l’avenir.
Nous joindre
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L’autrice du présent article tient à remercier Janelle Gobin, stagiaire chez BLG, pour sa contribution.