L’utilisation grandissante de l’IA pour toutes sortes de choses, notamment pour générer des portraits fantaisistes ou des couvertures de livres, propulse à l’avant-plan la question de la paternité des œuvres artistiques qui en sont issues. Comme c’est le cas pour toutes les technologies émergentes, il revient aux juristes et aux juges d’analyser la question à l’aide de la doctrine juridique existante; cela s’avère toutefois une grande source d’incertitude pour les personnes qui détiennent un droit d’auteur ou cherchent à revendiquer la possession d’une œuvre. Le présent guide d’introduction sur la législation canadienne en matière de droit d’auteur explore le flou juridique qui entoure les œuvres artistiques issues de l’IA, deux exemples de cas d’exception, ainsi que les leçons à tirer des litiges en la matière au sud de la frontière.
Contexte
L’intelligence artificielle générative (l’« IA générative ») permet, à l’aide d’algorithmes d’apprentissage automatique, de créer de nouveaux contenus (textes, images, vidéos, pistes sonores) à partir de données existantes. DALL-E-2 d’OpenAI, par exemple, transforme des énoncés soumis par des utilisateurs en images. Pour entraîner son algorithme, le système utilise une importante quantité de contenus récupérés sur le Web, qui sont parfois protégés par un droit d’auteur.
On utilise en outre de plus en plus l’IA générative à des fins commerciales. Les entreprises s’en servent notamment pour générer des illustrations pour des livres pour enfants, des infolettres, des jeux vidéo ou des scénarimages. La question qui se pose est de savoir si cela viole un quelconque droit d’auteur et si ce produit est protégé de la même manière que n’importe quelle autre œuvre.
Paternité des œuvres issues de l’IA générative
La paternité des œuvres créées à l’aide de l’IA générative suscite de nombreux débats, entre autres sur la reconnaissance des droits. Certains logiciels d’IA générative précisent dans leurs conditions d’utilisation que toute image qu’ils servent à créer leur appartient. D’autres considèrent qu’elles appartiennent au domaine public. Malheureusement, la législation canadienne n’offre pas de directives claires à cet égard, que ce soit dans les lois existantes ou des projets de loi.
La Loi sur l’intelligence artificielle et les données(la « LIAD ») est un projet de loi dont l’adoption aurait de grandes incidences sur les entreprises puisqu’elle vise à réglementer divers aspects de l’IA liés au commerce entre les provinces et à l’international. L’IA générative semble correspondre à la définition de l’IA fournie dans la LIAD, mais il n’est pas explicitement question dans le projet de loi du droit d’auteur associé aux œuvres qui en sont issues et servent à des fins commerciales.
La Loi sur le droit d’auteur confère aux titulaires d’un droit d’auteur le droit exclusif de produire, de reproduire, de vendre, de publier ou d’interpréter la totalité ou une partie considérable d’une œuvre originale, ainsi que de délivrer les licences connexes. Le mot à retenir ici est « originale ». Dans une décision marquante, la Cour suprême du Canada a statué qu’une œuvre, pour être considérée comme « originale », devait « être le produit de l’exercice du talent et du jugement d’un auteur »; en outre, cet exercice ne doit « pas être négligeable au point qu’on puisse le qualifier d’entreprise purement mécanique ».
Des membres de la communauté juridique canadienne sont d’avis que le fait de soumettre du texte à un programme d’IA générative correspond à une « entreprise purement mécanique », et que le produit n’entre donc pas dans la définition de la Cour suprême d’une œuvre originale. Cependant, quiconque a déjà utilisé DALL-E 2 sait que la formulation d’un énoncé qui générera une œuvre réussie (aussi bizarre puisse-t-elle être) n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Une mauvaise combinaison de mots produira des images sans intérêt, voire effrayantes.
Cela dit, compte tenu du débat juridique constant sur la paternité des images, il est important – même si vous exercez votre talent et votre jugement pour rédiger des énoncés cohérents – que vous compreniez que les œuvres créées à l’aide de l’IA générative, notamment pour utilisation commerciale, pourraient ne pas être considérées comme votre possession. Pire encore, le droit d’auteur connexe pourrait appartenir au programme que vous avez utilisé pour les générer.
Violation du droit d’auteur
Puisque les bases de données des programmes d’IA générative contiennent entre autres des œuvres protégées par un droit d’auteur, l’utilisation des produits de l’IA à des fins commerciales peut incidemment entraîner la violation de ce droit. En vertu des lois canadiennes, il y a violation d’un droit d’auteur lorsqu’une personne reproduit une partie importante ou la totalité d’une œuvre originale sans l’autorisation du titulaire de ce droit ou sans que l’exemplaire fasse l’objet d’une exception aux termes de la loi.
La Loi sur le droit d’auteur ne contient pas de dispositions claires au sujet de la protection offerte aux titulaires de droit d’auteur en ce qui concerne l’utilisation de matériel protégé dans le cadre de processus analytiques comme l’apprentissage automatique. Si un programme d’IA générative se sert de matériel protégé par un droit d’auteur dans un contexte d’exploration de données, il pourrait être possible de démontrer que les exceptions à la violation du droit d’auteur, comme les reproductions temporaires pour processus technologiques et l’utilisation équitable, doivent s’appliquer. Voici d’ailleurs un aperçu de ces dernières.
Exception potentielle n° 1 : reproductions temporaires pour processus technologiques
L’exception se rapportant aux reproductions temporaires vise à faciliter certains processus technologiques. Dans ce contexte, il n’y a donc pas de violation du droit d’auteur si :
- la reproduction est un élément essentiel d’un processus technologique;
- elle a pour seul but de faciliter une utilisation qui ne constitue pas une violation du droit d’auteur;
- elle n’existe que pour la durée du processus technologique.
La deuxième exigence susmentionnée pourrait s’avérer préoccupante pour les utilisateurs de l’IA générative, étant donné que le processus d’exploration de données afférent à la génération d’œuvres n’exclut pas les œuvres protégées par un droit d’auteur. Dans le cas où un utilisateur demanderait, par exemple, à un logiciel de créer une œuvre inspirée de personnages protégés par un droit d’auteur (« Mickey Mouse, Homer Simpson et Bob l’éponge lors d’un débat présidentiel »), il pourrait être possible de faire valoir le point que l’exception ne doit pas s’appliquer et que le résultat de la requête constitue une violation du droit d’auteur.
Exception potentielle n° 2 : utilisation équitable
L’utilisation de contenu protégé par un droit d’auteur pour des fins de recherche, d’étude privée, d’éducation, de satire, de parodie, de critique, de compte rendu ou de communication des nouvelles ne constitue pas une violation du droit d’auteur, conformément à la disposition de la loi liée à l’utilisation équitable. Un ensemble de six facteurs sert à évaluer si l’utilisation de matériel protégé par un droit d’auteur peut être considérée comme équitable : l’objectif de l’utilisation, la nature et l’ampleur de l’utilisation, l’existence de solutions de rechange à l’utilisation, la nature de l’œuvre et l’effet de l’utilisation sur l’œuvre.
En ce qui a trait à la création d’œuvres artistiques au moyen de l’IA, parler d’utilisation équitable à des fins de recherche pourrait représenter la meilleure avenue. En effet, les tribunaux canadiens ont interprété la recherche de toutes sortes de façons, et la Cour suprême du Canada a confirmé que ce terme pouvait être interprété librement compte tenu du fait que « la recherche ne se limite pas à celle effectuée dans un contexte non commercial ou privé ». Dans un de ses arrêts, elle a d’ailleurs jugé que le fait qu’un utilisateur écoute un extrait d’une œuvre musicale d’une durée de 30 à 90 secondes afin de déterminer si elle lui plaît avant de l’acheter correspondait à une utilisation équitable à des fins de recherche. On pourrait donc affirmer que les processus d’exploration des données et d’apprentissage automatique d’un programme d’IA générative constituent de la recherche. Il reste toutefois à voir si les lois canadiennes les reconnaîtront à ce titre.
L’exception relative à l’utilisation équitable est plus stricte au Canada qu’ailleurs dans le monde, par exemple aux États-Unis, où la loi permet d’utiliser de manière limitée du contenu protégé par un droit d’auteur si l’utilisateur y ajoute quelque chose ou le transforme.
Leçons à tirer des litiges aux États-Unis
Bien que les tribunaux américains aient vu passer plusieurs dossiers touchant des technologies émergentes et l’utilisation équitable, notamment concernant la numérisation de livres et la distribution d’extraits et l’utilisation de code source appartenant à un tiers, ils n’ont jamais encore eu à se prononcer sur les enjeux précis se rapportant à l’exploration des données et à l’apprentissage automatique soulevés par l’utilisation de programmes d’IA générative.
C’est pourquoi l’issue d’une récente affaire chez nos voisins du Sud pourrait s’avérer particulièrement importante pour ce qui est de freiner la création de copies d’œuvres existantes protégées par un droit d’auteur.
En octobre 2022, la Cour suprême des États-Unis a entendu les arguments des parties dans une affaire sur l’utilisation équitable. L’œuvre en cause était une illustration de Prince créée par Andy Warhol à partir d’une photo prise par Lynn Goldsmith et la question en litige consistait à déterminer si Warhol avait trop peu modifié l’image pour que sa peinture soit considérée comme une utilisation équitable. À la date de la publication du présent article, la Cour n’a pas encore rendu sa décision.
En février 2023, l’entreprise Getty Images, qui offre notamment des images libres de droits, a intenté une action en justice contre Stability AI pour violation de droit d’auteur auprès de la cour de district du Delaware. Le mois précédent, Getty avait annoncé le lancement de procédures judiciaires devant la Haute cour de justice à Londres. Dans un communiqué de presse diffusé au mois de janvier 2023, l’entreprise a avancé que le programme d’IA générative de Stability AI, Stable Diffusion, avait illégalement copié et traité des millions d’images protégées par un droit d’auteur à des fins d’entraînement de son algorithme. Trois artistes cherchent également à faire certifier une action collective contre Stability AI et le laboratoire Midjourney.
Les propriétaires de programmes d’IA générative, leurs utilisateurs et leurs conseillers et conseillères juridiques feraient bien de suivre attentivement ces dossiers, qui pourraient fournir des éclaircissements sur les questions soulevées dans le présent article dans un contexte où la législation du Canada et d’ailleurs demeure incertaine. Cette incertitude, assortie à la popularité grandissante de l’IA générative, mènera assurément à une augmentation des poursuites devant les tribunaux canadiens et internationaux.
Conclusion
Au Canada, la question de savoir à qui appartient le droit d’auteur des œuvres créées à l’aide de l’IA demeure en suspens.
Si vous envisagez d’utiliser l’IA générative pour créer des œuvres destinées à un usage commercial, vous devez comprendre qu’il existe des risques que vous portiez atteinte à un droit d’auteur existant et que vos œuvres ne soient pas adéquatement protégées. Portez une attention particulière aux conditions d’utilisation du logiciel que vous pensez employer, car certains fournisseurs transfèrent la responsabilité du respect du droit d’auteur aux utilisateurs de leur programme.
Avant de commercialiser des œuvres issues de l’IA, il est important de se doter d’un conseiller ou d’une conseillère juridique qui effectuera un examen approfondi et déterminera s’il existe un risque que les œuvres en question ne puissent faire l’objet d’un droit d’auteur ou empiètent sur un droit déjà en vigueur.
Pour toute question sur la paternité des œuvres issues de l’IA, veuillez communiquer avec l’une des personnes-ressources ci-dessous.