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Perspectives

La Cour d’appel confirme une décision limitant l’application du délit d’intrusion dans l’intimité aux atteintes importantes à la vie privée

Dans l’arrêt Broutzas v. RVHS2023 ONSC 540, la Cour divisionnaire de l’Ontario a maintenu le rejet de la certification de deux actions collectives portant sur la vente par des employés d’un hôpital des coordonnées de nouvelles mères à des conseillers en régimes enregistrés d’épargne-études (« REEE »). Cette décision importante confirme l’application restreinte du délit d’intrusion dans l’intimité, notamment en clarifiant qu’une atteinte à des renseignements personnels (comme des coordonnées) n’en représente pas forcément un et que la divulgation non autorisée d’information provenant d’un système hospitalier n’est pas nécessairement suffisamment choquante aux fins d’un tel délit.

Contexte

La Cour d’appel a reconnu pour la première fois le délit d’intrusion dans l’intimité dans l’affaire Jones v. Tsige2012 ONCA 32, une action individuelle intentée par une cliente d’une banque contre une employée qui avait fouillé dans ses dossiers bancaires à 174 reprises sur une période de quatre ans.

Dans cette affaire, la Cour d’appel a jugé que pour établir qu’il y a eu intrusion dans l’intimité, il fallait prouver qu’une partie s’était intentionnellement ou imprudemment, sans justification légitime, ingérée dans les affaires ou les intérêts privés d’une autre partie d’une manière qu’une personne raisonnable considérerait comme profondément choquante et causant de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse. En créant ce délit, la Cour d’appel a clairement signalé qu’elle comptait fermer la porte aux poursuites qui ne portent pas sur des atteintes importantes à des renseignements hautement délicats.

Les faits de l’affaire

Dans ce dossier, trois employées de deux hôpitaux ont, à plusieurs reprises, accédé aux noms et aux coordonnées de patientes ayant récemment accouché dans leur établissement. Ils ont par la suite vendu ces renseignements à des conseillers en REEE. Fait important, ces employés n’ont pas eu accès aux dossiers médicaux des patientes et n’ont pas divulgué de renseignements médicaux confidentiels. Ils n’ont qu’incidemment vu certains renseignements, notamment le nom et le sexe du nouveau-né, sa date de naissance, la date de naissance de la mère, son numéro de carte Santé ou de patiente, sa date d’admission à l’hôpital et le nom de son médecin.

Les hôpitaux ont signalé les incidents à la police, à la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario et à la Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, ainsi qu’aux ordres de réglementation des professions de la santé concernés, mais n’ont pas été en mesure de déterminer précisément quelles patientes avaient été touchées par les vols. Par précaution, ils ont donc choisi de notifier les milliers de victimes potentielles. Les employés et les conseillers en REEE en question ont perdu leur emploi et ont fait l’objet de procédures disciplinaires et de poursuites criminelles. Le commissaire à la protection de la vie privée du Canada et la commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario ont tous deux rendu des décisions dans cette affaire.

Deux actions collectives ont été intentées contre les hôpitaux, les employés, les sociétés offrant les REEE et les conseillers qui ont acheté les coordonnées des patientes.

Décision sur la certification

Les demandes de certification ont été entendues simultanément. Le juge Perell a reconnu que les coordonnées obtenues par les employés ne représentaient pas des renseignements qui sont, objectivement, confidentiels. Au contraire, ce type d’information est couramment donné sans réserve pour confirmer l’identité, l’âge ou le lieu de résidence de patients. Qui plus est, les demanderesses de l’action collective proposée avaient, de plusieurs façons, donné leur consentement à ce que les conseillers de REEE les contactent (avant les présumées intrusions), et elles avaient annoncé la nouvelle de leur grossesse et de la naissance de leur enfant à leurs proches, à leurs collègues, et même à leurs milliers d’abonnés sur divers comptes publics de réseaux sociaux.

Le juge saisi de la requête a conclu qu’une personne raisonnable ne verrait pas la divulgation de ce type d’information comme profondément choquante et causant de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse. Il a donc déterminé que l’action pour intrusion dans l’intimité ne pouvait être certifiée puisqu’elle ne reposait sur aucun fondement en fait établissant l’existence d’une question commune qui pourrait être réglée de manière universelle.

Décision de la Cour divisionnaire

En appel, la Cour divisionnaire s’est rangée du côté du juge saisi de la requête en déclarant que, dans le contexte de ce dossier, l’information en cause n’était pas confidentielle et que les actions des employés ne correspondaient pas à une intrusion dans l’intimité des demanderesses aux termes de la définition établie par la Cour d’appel dans Jones v. Tsige; en effet, l’ingérence en l’espèce ne serait pas considérée par une personne raisonnable comme étant profondément choquante et causant de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse. La Cour divisionnaire a en outre précisé que le fait qu’une situation occasionne des désagréments et de l’indignation ne suffit pas pour en faire un délit d’intrusion dans l’intimité.

Elle a par ailleurs confirmé ses conclusions de l’arrêt Stewart v. Demme, à savoir :

  • Le seuil de déclenchement de l’application de la loi en ce qui concerne le délit d’intrusion dans l’intimité étant très élevé, une ingérence dans la vie privée n’est pas nécessairement délictuelle.
  • Même si des renseignements peuvent être catégorisés comme « médicaux », le seuil ne sera pas atteint dans le cas où une intrusion est brève et qu’elle n’a pas d’incidence appréciable, et dans le cas où les renseignements touchés sont accessibles d’une autre manière et ne sont pas particulièrement délicats.

Points à retenir

  • La décision dans cette affaire clarifie le champ d’application du délit d’intrusion dans l’intimité en Ontario et confirme qu’il se limite aux intrusions délibérées et importantes touchant des renseignements hautement personnels qu’une personne raisonnable considérerait comme profondément choquantes et causant de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse. En effet, ce ne sont pas toutes les atteintes à la vie privée qui atteignent le seuil de déclenchement élevé de l’application de la loi dans le contexte du délit d’intrusion dans l’intimité et de renseignements médicaux.
  • La décision de la Cour dans ce dossier s’inscrit dans une tendance générale de trancher en faveur de la partie défenderesse en appel dans le cadre d’actions collectives liées à des atteintes à la vie privée afin d’empêcher que les paramètres stricts établis par la Cour d’appel dans Jones v. Tsige ne s’élargissent.
  • L’issue de cette affaire confirme que les critères du délit d’intrusion dans l’intimité et les recours possibles à cet égard sont distincts des causes d’action qui figurent dans la législation en matière de protection de la vie privée actuellement en vigueur, comme la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques et la Loi de 2004 sur la protection des renseignements personnels sur la santé.

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