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Perspectives

En cours d’examen à la Cour suprême du Canada : une attente raisonnable en matière de vie privée se rattache-t-elle à une adresse IP?

Introduction

Le 17 janvier 2023, la Cour suprême du Canada (« CSC ») a entendu l’affaire Andrei Bykovets c. Sa Majesté le Roi (40269). Cet appel revêt une grande importance en ce qui concerne les droits des Canadiens et Canadiennes en matière de vie privée – notamment la protection des renseignements personnels – puisqu’il se penche sur l’interprétation de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »), qui vise à protéger chacun(e) contre toute intrusion injustifiée du gouvernement.

La CSC a déjà établi une jurisprudence riche concernant le droit à la vie privée dont il est question dans l’article 8 et à ce que constitue une violation de l’attente raisonnable d’une personne en matière de respect de la vie privée. Notamment, elle a déterminé dans R. c. Spencer, 2014 CSC 43 que la police devait obtenir une autorisation judiciaire sous forme de mandat de perquisition ou d’ordonnance de communication avant de demander à un fournisseur de services Internet (« FSI ») de lui donner des renseignements sur l’utilisateur d’une adresse IP. La décision dans Andrei Bykovets c. Sa Majesté le Roi permettra de clarifier davantage la portée de l’attente raisonnable en matière de vie privée puisque l’appelant en l’espèce  n’est pas un FSI.

Les faits

Après avoir découvert que les données de cartes de crédit de plusieurs personnes étaient utilisées en ligne sans leur autorisation, la police a lancé une enquête sur l’achat frauduleux de cartes-cadeaux électroniques. Moneris, l’entreprise qui a traité les paiements en ligne, a fourni à la police les deux adresses IP associées aux transactions frauduleuses. La police a ensuite obtenu une ordonnance de communication relative aux adresses IP des abonnés concernés, et a ainsi réussi à accéder aux nom et adresse de l’appelant et de son père de la part de TELUS. Elle s’est finalement vu accorder un mandat, lui permettant de perquisitionner dans la résidence de l’appelant et de son père ainsi que de saisir des éléments de preuve incriminants qui ont mené à la condamnation de l’appelant. Ce dernier a déposé un avis alléguant que plusieurs de ses droits avaient été violés, notamment ceux que lui garantit l’article 8 de la Charte, au motif qu’une attente raisonnable en matière de vie privée était rattachée à son adresse IP.

Décision des tribunaux inférieurs

La juge de première instance a affirmé qu’il n’était pas objectivement raisonnable de reconnaître qu’il existe une attente subjective en matière de vie privée en lien avec une adresse IP utilisée par un particulier. Elle a par ailleurs conclu qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 8, et l’appelant a été reconnu coupable de 13 chefs d’accusation; il a interjeté appel de cette décision.

Sa demande a été rejetée par la Cour d’appel de l’Alberta. L’appelant a allégué que la police cherchait à obtenir son nom et son adresse sans ordonnance judiciaire en s’adressant à Moneris. S’appuyant sur la décision dans l’arrêt Spencer, il a soutenu qu’étant donné que cette information représentait des « renseignements biographiques d’ordre personnel »1, elle sous-entendait une attente raisonnable en matière de vie privée. Selon lui, la police aurait dans ce cas dû obtenir une ordonnance judiciaire avant de contacter Moneris, bien qu’il ne s’agit pas d’un FSI. Les juges de la Cour d’appel étaient majoritairement d’un autre avis, car dans Spencer, la police avait obtenu une adresse IP et des renseignements sur un abonné sans autorisation judiciaire, alors qu’en l’espèce, elle  n’a obtenu que des adresses IP de la part de Moneris. Puisque la police n’a découvert l’identité de l’appelant qu’après avoir signifié une ordonnance de communication en bonne et due forme à TELUS, elle a respecté ses obligations au titre de l’article 8 de la Charte et de la décision dans Spencer. La prévention du crime étant un objectif légitime et important, les juges majoritaires ont considéré que la police, dans son approche, avait trouvé un juste équilibre entre les attentes raisonnables en matière de vie privée d’un particulier et les techniques d’enquête légitimes.

La juge Velhuis, dissidente, aurait quant à elle accueilli l’appel et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Selon elle, cette affairene diffère en rien de l’arrêt Spencer. Elle a souligné que la juge de première instance n’avait pas considéré le fait que les adresses IP peuvent révéler plus que ce qui est demandé à propos des utilisateurs ou des abonnés qui font l’objet d’une enquête : puisqu’elles sont liées à des activités sur le Web précises et surveillées, elles peuvent dévoiler des renseignements biographiques d’ordre personnel. La juge Velhuis s’est rangée du côté de l’appelant et a reconnu qu’il existait une attente raisonnable en matière de vie privée, et qu’il aurait donc été nécessaire d’obtenir une ordonnance judiciaire avant de demander les adresses IP à Moneris2. Si la Cour d’appel avait rendu sa décision selon les conclusions de la juge Velhuis, la portée de l’attente raisonnable en matière de vie privée aurait été élargie pour tenir compte des questions liées aux adresses IP et la police aurait été tenue de respecter les obligations émanant de Spencer quant à l’obtention d’ordonnances judiciaires, rajoutant ainsi une étape supplémentaire à leurs investigations.

Audience de la CSC

Plusieurs questions ont été soulevées pendant l’audience devant la CSC au sujet des incidences potentielles d’une décision indiquant qu’une attente raisonnable en matière de vie privée pouvait être rattachée à une adresse IP. Par exemple, quelle serait la procédure à suivre si une entreprise présentait volontairement à la police des renseignements sur un crime potentiel en ligne? Serait-il interdit à la police de les utiliser puisqu’elle les aurait obtenus sans mandat? En outre, si la Cour associe une attente raisonnable en matière de vie privée aux adresses IP seulement dans certaines circonstances et pour certains crimes, comment les entreprises pourraient-elles savoir de quel crime s’agit-il lorsque la police les approche?

D’un autre côté, pourquoi la police devrait-elle être tenue d’obtenir un mandat pour une adresse IP si, en soi, elle ne révèle aucune information sur l’abonné qui l’utilise? Ne s’agit-il pas d’un obstacle inutile dans la phase préliminaire d’une enquête?

Points à retenir

Comme c’était le cas à la Cour d’appel de l’Alberta, l’enjeu principal de la CSC consiste à trouver un juste équilibre entre les attentes raisonnables en matière de vie privée d’un particulier et les techniques d’enquête légitimes de la police. La CSC devrait-elle décider qu’une attente en matière de vie privée peut être rattachée à une adresse IP et imposer l’obtention d’une ordonnance judiciaire pour demander ce genre d’information, ou devrait-elle plutôt conclure le contraire, et ainsi permettre à la police d’obtenir une adresse IP sans mandat?

Ce dossier sera certainement à surveiller au cours des prochains mois. Sans aucun doute, la décision de la CSC dictera la manière dont les tribunaux interpréteront à l’avenir l’article 8 de la Charte et les droits liés à la vie privée qu’il garantit – un sujet encore plus chaud considérant la publication imminente du projet de loi C-27 par le gouvernement fédéral.


1 R v Bykovets, 2022 ABCA 208, paragraphe 14.

2 Ibidem, paragraphe 94.

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