Arrêt mentionné : Peace River Hydro Partners c. Petrowest Corp., 2022 CSC 41
Souvent, pour des raisons d’efficacité et de confidentialité notamment, des parties commerciales concluent des conventions d’arbitrage. Toutefois, lorsqu’une de ces parties devient insolvable, l’autre peut perdre son recours à l’arbitrage et être impliqué dans des procédures judiciaires publiques. Voilà le principal point à retenir de l’arrêt Peace River Hydro Partners c. Petrowest Corp., 2022 CSC 41 (Petrowest), la plus récente analyse de la Cour suprême du Canada (« CSC ») de l’arbitrage dans un contexte d’insolvabilité.
Les faits
Peace River Hydro Partners (« Peace River ») est une société de personnes qui a été constituée en vue de la construction d’un barrage hydroélectrique dans le nord-est de la Colombie-Britannique. Petrowest Corporation (« Petrowest ») est une entreprise de construction membre de Peace River. Le chantier du barrage a été confié en sous-traitance à Petrowest et à ses sociétés affiliées. Le contrat d’association et l’entente de garantie (les « ententes principales »), les bons de commande et les contrats de sous-traitance entre Peace River et Petrowest et ses sociétés affiliées comportaient des clauses stipulant que les différends découlant des diverses ententes seraient réglés par voie d’arbitrage.
Deux ans après son entrée dans la société, Petrowest a rencontré des difficultés financières et a été mise sous séquestre. Le séquestre a poursuivi Peace River devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique en vue de recouvrer des créances qu’il estimait être dues à Petrowest et à ses sociétés affiliées en vertu des ententes principales, des bons de commande et des contrats de sous-traitance. Peace River a demandé à la Cour de suspendre l’instance civile en faveur de l’arbitrage.
Questions liées à l’arbitrage et à l’insolvabilité
Le paragraphe 15(1) de l’Arbitration Act de la Colombie-Britannique prévoit que si une partie à une convention d’arbitrage intente une action contre une autre partie, cette dernière peut demander au tribunal de suspendre l’instance en faveur de l’arbitrage. Le paragraphe 15(2), quant à lui, exige que le tribunal suspende l’instance à moins qu’il ne constate que la convention d’arbitrage est nulle, inopérante ou non susceptible d’être exécutée.
L’essentiel du différend portait sur la question de savoir si le séquestre nommé par le tribunal en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (« LFI ») était une partie aux conventions d’arbitrage et si ces conventions étaient nulles, inopérantes ou non susceptibles d’être exécutées en raison de la mise sous séquestre et de l’effet du droit de l’insolvabilité.
Décisions des tribunaux inférieurs
La juge en chambre a rejeté la demande de suspension d’instance, statuant que même si le séquestre était une partie à la convention d’arbitrage et que cette dernière n’était pas nulle, inopérante ou non susceptible d’être exécutée, il convenait d’exercer le pouvoir discrétionnaire résiduel de la Cour. Ce pouvoir découle de la compétence inhérente du tribunal et s’étend aux situations où la Loi sur la faillite et l’insolvabilité entre en jeu. La juge en chambre a noté que les nombreuses procédures arbitrales requises en vertu des conventions donneraient lieu à des coûts et à des retards plus importants que ce qu’aurait entraîné une seule et unique procédure judiciaire.
La Cour d’appel a elle aussi rejeté la demande de suspension d’instance, mais n’a pas souscrit au raisonnement de la juge en chambre, concluant que la doctrine de la séparabilité permettait au séquestre de renoncer à la clause d’arbitrage tout en intentant une poursuite fondée sur les ententes. Dès lors, le séquestre n’était donc pas une partie à cette clause.
Décision de la Cour suprême du Canada
À l’instar des tribunaux inférieurs, la CSC a rejeté l’appel et refusé de suspendre l’instance. Son raisonnement était toutefois différent de ceux de la Cour d’appel et de la juge en chambre. S’exprimant au nom de la majorité, la juge Côté a conclu que le séquestre était devenu une partie à la clause d’arbitrage et que la Cour ne disposait d’aucun pouvoir discrétionnaire résiduel lui permettant de suspendre ou non l’instance en vertu de l’Arbitration Act.
La CSC a statué qu’une situation d’insolvabilité ne constitue pas, en soi, un motif suffisant pour qu’un tribunal puisse conclure à l’inopérabilité d’une convention d’arbitrage. Cependant, en l’espèce, la nature chaotique des multiples procédures arbitrales rendait exceptionnellement les conventions d’arbitrage inopérantes compte tenu de la simplicité du modèle de la procédure unique. Pour arriver à cette conclusion, la CSC a exposé un certain nombre de facteurs devant guider les tribunaux qui sont appelés à suspendre des procédures en faveur de l’arbitrage lorsqu’une partie est insolvable.
La décision majoritaire
Premièrement, le séquestre est devenu une partie aux clauses d’arbitrage par l’effet des principes ordinaires en matière contractuelle. Selon la juge Côté, il est contraire aux principes fondamentaux du droit des contrats de permettre à une partie de tirer profit d’un contrat tout en évitant les obligations qui en découlent. Dans le cas qui nous intéresse, le droit du séquestre d’intenter une poursuite était uniquement fondé sur les droits contractuels de Petrowest et de ses sociétés affiliées. Le séquestre ne pouvait donc pas se soustraire aux clauses d’arbitrage contenues dans les conventions et est donc devenu une partie à ces dernières à l’instar d’un cessionnaire.
Deuxièmement, le libellé impératif de l’Arbitration Act de la Colombie-Britannique a été interprété de façon restrictive. À moins qu’une convention d’arbitrage soit nulle, inopérante ou non susceptible d’être exécutée, un tribunal ne peut pas, en général, rejeter une demande de suspension d’instance. Toutefois, selon la majorité, la LFI confère aux tribunaux le pouvoir de conclure au caractère inopérant d’une convention d’arbitrage lorsqu’une procédure d’insolvabilité parallèle est en cours.
En troisième lieu, au sens de la Loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international, de l’Arbitration Act de la Colombie-Britannique et d’autres lois canadiennes similaires, une clause d’arbitrage peut devenir inopérante lorsqu’elle compromettrait le règlement ordonné et efficace d’une mise sous séquestre. Selon les juges majoritaires, l’exercice requis pour déterminer si une suspension devrait être accordée est hautement factuel et doit reposer sur cinq facteurs :
- l’effet de l’arbitrage sur l’intégrité de la procédure d’insolvabilité;
- le préjudice relatif causé aux parties en raison du renvoi du différend à l’arbitrage;
- l’urgence de régler le différend;
- l’applicabilité d’une suspension d’instance en droit de la faillite ou de l’insolvabilité;
- tout autre facteur que le tribunal estime significatif dans les circonstances.
Quatrièmement, les entreprises qui ont recours à l’arbitrage devraient prêter une attention particulière au raisonnement de la CSC à propos de trois éléments fondamentaux du droit de l’arbitrage :
- le fardeau de la preuve et le cadre d’analyse en deux volets applicable aux demandes de suspension d’instance en faveur de l’arbitrage (par. 76-90);
- le principe de compétence-compétence : la CSC a réaffirmé l’importance de ce principe, qui veut que toute contestation de la compétence d’un arbitre doive d’abord être tranchée par ce dernier (par. 38-43);
- la doctrine de la séparabilité : la CSC a rejeté catégoriquement l’invocation de cette doctrine par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (par. 166-168). La juge Côté a rappelé que la séparabilité « vise à protéger les conventions d’arbitrage, et non à les compromettre ». En général, elle ne s’applique que lorsque la validité du contrat principal est contestée.
Bien qu’étant d’accord avec la décision de la majorité, les juges minoritaires auraient fondé le rejet de la demande de suspension d’instance sur les conditions de l’ordonnance de mise sous séquestre. À leur avis, l’effet combiné de certains paragraphes de l’ordonnance de mise sous séquestre était d’autoriser le séquestre à renoncer à tout contrat et à engager une poursuite. Le séquestre pouvait donc renoncer à la convention d’arbitrage, mais intenter une action fondée sur le contrat sous-jacent.
Points à retenir
La CSC a conclu que le séquestre, en engageant une poursuite en vertu des ententes du débiteur, devenait une partie aux clauses d’arbitrage. Son rejet de l’interprétation de la doctrine de la séparabilité proposée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique clarifie les droits des séquestres en vertu des conventions d’arbitrage.
Toutefois, l’exercice factuel permettant de déterminer les cas où une procédure d’insolvabilité peut rendre une convention d’arbitrage inopérante est plus obscur en raison de l’application au cas par cas des cinq facteurs énoncés par la majorité.
Ces facteurs fourniront une certaine orientation aux tribunaux qui devront trancher des questions mettant en cause des procédures d’insolvabilité et des conventions d’arbitrage. Lorsqu’un séquestre intente une action en vertu d’une seule entente et d’une seule clause d’arbitrage, l’arbitrage est probablement la solution la plus efficace. Cependant, comme la plupart des transactions commerciales comportent plusieurs contrats, chacun pouvant avoir ses propres clauses d’arbitrage, les conventions d’arbitrage dans ces situations sont maintenant plus vulnérables en cas d’insolvabilité. Pour éviter ce résultat, la rédaction de conventions d’arbitrage qui établissent des règles et des procédures communes entre les différents accords contractuels d’une transaction pourraient être privilégiées afin de rendre un éventuel arbitrage plus simple qu’une procédure judiciaire.
En résumé, les entreprises qui concluent des conventions d’arbitrage doivent être attentives au risque d’insolvabilité de la partie cocontractante et au fait que de telles conventions pourraient devenir inopérantes. Suivant l’exemple de la CSC, les tribunaux canadiens procéderont à une analyse au cas par cas fondée sur les facteurs énoncés dans l’arrêt Petrowest pour déterminer si des conventions d’arbitrage sont inopérantes. Pour atténuer les risques et éviter qu’un séquestre ou un tribunal conclue que l’arbitrage d’un différend serait inefficace et « chaotique », comme ce fut le cas dans Petrowest, il convient de privilégier des conventions d’arbitrage simples qui reposent sur des procédures communes et un seul ensemble de règles.