En août 2022, la Cour supérieure du Québec suspendait l’entrée en vigueur des articles 5 et 119 de la Loi 96 d’ici à ce qu’une décision finale soit rendue sur la validité de ces dispositions. Entre-temps, les personnes morales peuvent ainsi continuer de déposer leurs procédures rédigées en anglais sans les accompagner d’une traduction certifiée lorsqu’elles s’adressent à un tribunal du Québec.
Aperçu
Le 21 juin 2022, un groupe de juristes a initié un pourvoi en contrôle judiciaire afin d’invalider les articles 5 et 119 de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (« Loi 96 »), qui devaient entrer en vigueur le 1er septembre de l’année en cours. Selon ces deux articles, tout acte de procédure d’une personne morale rédigé en anglais doit désormais être accompagné d’une traduction française certifiée afin de pouvoir être déposé au tribunal.
La demande des juristes visait également la suspension de l’application des articles 5 et 119 de la Loi 96 pour valoir au cours de la période requise par les tribunaux pour décider au mérite du bien-fondé des conclusions recherchées par leur pourvoi en contrôle judiciaire.
Le 12 août 2022, la Cour supérieure suspendait durant l’instance l’entrée en vigueur des articles 5 et 119 de la Loi 96.
Contexte
La Loi 96 a reçu la sanction royale le 1er juin 2022. Cette loi impose de nouvelles obligations en matière de langue du travail, du commerce et des affaires, des contrats, de l’affichage, des communications entre le gouvernement et les entreprises, des établissements d’enseignement et des tribunaux. Elle ouvre également la voie à d’importantes modifications à la Charte de la langue française du Québec (la « CLF ») et à d’autres lois québécoises, dont le Code civil du Québec.
Les articles 5 et 119 de la Loi 96 modifient respectivement les articles 9 et 208.6 de la CLF en édictant ce qui suit :
9. Une traduction en français certifiée par un traducteur agréé doit être jointe à tout acte de procédure rédigé en anglais émanant d’une personne morale.
La personne morale assume les frais de la traduction.
[…]
208.6. L’acte de procédure auquel n’est pas joint, en contravention à l’article 9, une traduction certifiée par un traducteur agréé ne peut être déposé au greffe d’un tribunal ou au secrétariat d’un organisme de l’Administration qui exerce une fonction juridictionnelle ou au sein duquel une personne nommée par le gouvernement ou par un ministre exerce une telle fonction.
Le greffier ou le secrétaire avise sans délai la personne morale concernée du motif pour lequel l’acte de procédure ne peut être déposé.
Les demandeurs plaident que ces articles contreviennent à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et créent un obstacle à l’accès à la justice pour les personnes morales dont les représentants sont de langue anglophone, en raison des coûts supplémentaires et des délais additionnels requis pour obtenir une traduction française certifiée de l’acte de procédure.
Décision
Principes applicables
La Cour supérieure a appliqué le critère à trois volets établi par l’arrêt RJR–Macdonald pour déterminer si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de suspendre les articles 5 et 119 de la Loi 96, soit :
- une étude préliminaire du fond du litige doit établir l’existence d’une question sérieuse à juger;
- les requérants ou les personnes pour lesquelles ils prétendent agir subiront un préjudice irréparable si la demande est rejetée;
- la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de la demande.
Détails de la décision
Au sujet du premier critère, la Cour supérieure conclut que la question soulevée par le pourvoi, soit la conformité des articles 5 et 119 de la Loi 96 à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui permet d’utiliser indifféremment le français ou l’anglais dans les plaidoiries ou pièces de procédure devant les tribunaux au Québec, est suffisamment sérieuse pour y satisfaire.
À cet égard, les demandeurs font valoir que l’exigence de traduction imposée par les articles 5 et 119 de la Loi 96 est en « contradiction flagrante » avec l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et, qu’elle porte atteinte à l’« égalité réelle » des deux langues officielles que l’article 133 vise à protéger en compromettant l’accès égal aux tribunaux. Selon la Cour supérieure, bien que les dispositions attaquées diffèrent de celles jugées invalides dans l’arrêt Blaikie, les questions restent suffisamment sérieuses pour remplir le critère de l’injonction interlocutoire.
Quant au deuxième critère, la Cour est d’avis que les demandeurs ont démontré un préjudice irréparable en cas d’entrée en vigueur des nouvelles dispositions durant l’instance. Après avoir examiné la preuve administrée de part et d’autre sur les effets anticipés sur l’accès à la justice de l’entrée en vigueur des articles 5 et 119 de la Loi 96, le tribunal conclut que les demandeurs ont démontré la probabilité d’un préjudice irréparable en ce qui concerne :
- les procédures à caractère urgent ou accéléré;
- les cas de personnes morales qui ne seraient pas en mesure d’assumer les coûts d’une traduction certifiée.
Notamment, le tribunal estime que la preuve des demandeurs met en doute la disponibilité de traducteurs qualifiés au Québec pour traduire rapidement et efficacement des procédures juridiques. Or, selon la Cour, en matière d’ordonnance de sauvegarde, d’injonction provisoire ou interlocutoire, de saisie avant jugement, ou de demande de type Anton Pillar, il est de connaissance d’office qu’il y a souvent urgence et qu’une intervention rapide des tribunaux pourrait être nécessaire pour éviter un préjudice irréparable.
La Cour rejette l’argument du Procureur général du Québec voulant que la partie intéressée n’ait qu’à demander à un juge une ordonnance permettant un accommodement pour éviter qu’un droit ne soit perdu. De l’avis du tribunal, la Loi 96 telle que rédigée n’autorise aucun accommodement. À cet égard, la Cour rappelle que dans la mesure où l’article 208.6 CLF entre en vigueur, le dépôt de la procédure en anglais non accompagné de la version française certifiée entraîne un refus automatique et un renvoi de la procédure.
De plus, selon la preuve présentée par les demanderesses, les coûts additionnels requis de toutes les personnes morales se présentant devant les tribunaux, que ce soit à titre de partie demanderesse ou de partie défenderesse, pourraient sérieusement affecter certaines personnes morales puisque, faute de moyens financiers suffisants, elles « ne pourront faire valoir leurs droits en temps utile devant les tribunaux, ou encore soient obligées de le faire dans une langue autre que la langue officielle qu’elles et leurs avocats maîtrisent le mieux et qu’ils identifient comme la leur » (décision, par. 49). Aux yeux du tribunal, cette dernière hypothèse pourrait engendrer des difficultés additionnelles pour la partie qui atteste de la véracité des faits contenus dans l’acte de procédure.
Enfin, quant au critère de la prépondérance des inconvénients, la Cour supérieure est d’avis que celui-ci penche en faveur des demandeurs, et ce, malgré la présomption que l’intérêt public demande l’application de la Loi 96.
Après avoir rappelé les principes applicables en matière de suspension d’une disposition législative, la Cour s’attaque à la pondération des inconvénients en l’espèce.
De prime abord, elle souligne que l’article 6.2 de la CLF prévoit le droit à une justice en français et rappelle que la validité de cette disposition n’est pas contestée dans le présent pourvoi.
Cela dit, selon le tribunal, tels que formulés, les articles 5 et 119 de la Loi 96 empêchent l’accès aux tribunaux pour les personnes morales exerçant leur recours. Puisque l’entrée en vigueur de ces dispositions risque de créer un déni de justice dans le cas des procédures urgentes, la Cour est d’avis que les demandeurs ont réussi à renverser la présomption voulant que l’intérêt public demande l’application de ces deux dispositions. Pour le tribunal, l’absence de mesure permettant de mitiger les effets découlant de l’application de ces articles en cas de procédures urgentes et de contraintes financières mène à la conclusion que la prépondérance des inconvénients penche en faveur des demandeurs.
En outre, la Cour est d’avis que les différentes dates d’entrée en vigueur prévues pour les dispositions de la Loi 96 suggèrent qu’il serait opportun de suspendre temporairement l’entrée en vigueur des articles 5 et 119 de la Loi 96.
Par ailleurs, l’analyse du tribunal prend compte également du fait que le recours a pour objet de contester ce qu’on allègue être une dérogation à une disposition de la Loi constitutionnelle de 1867, donc une disposition à laquelle le législateur québécois ne peut déroger.
Finalement, la Cour supérieure conclut que la dimension collective des droits linguistiques protégés par l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et le préjudice causé à un groupe identifié, soit les anglophones au Québec, démontre qu’il existe également un intérêt public favorisant la suspension des dispositions attaquées en l’espèce.
Ainsi, la Cour supérieure accorde la suspension durant l’instance de l’entrée en vigueur des articles 5 et 119 de la Loi 96 qui modifie la CLF par l’ajout des articles 9 et 208.6, et ce, nonobstant appel.
Points à retenir
- La suspension durant l’instance de l’entrée en vigueur des articles 5 et 119 de la Loi 96 signifie que les personnes morales pourront déposer leurs procédures rédigées en anglais sans être accompagnées d’une traduction certifiée, et ce, jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue sur la validité de ces dispositions.
- Dans le cas des demandes de suspension de l’application d’une loi durant l’instance, les demandeurs ont le fardeau de démontrer qu’il s’agit d’un « cas manifeste » exigeant la suspension.
- La présomption que la mesure législative contestée ait été adoptée dans l’intérêt public sera plus facilement renversée lorsque l’atteinte à des droits constitutionnels de groupes identifiables est imminente.
Pour de plus amples renseignements sur cette décision ou pour de l’aide dans l’adaptation de vos stratégies d’affaires aux exigences imposées par la Loi 96, n’hésitez pas à communiquer avec l’une des personnes-ressources ci-dessous.