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Perspectives

Dans l’arrêt Sullivan, la Cour suprême du Canada clarifie le rôle du stare decisis dans les litiges constitutionnels

Les décisions de la Cour suprême du Canada dans les pourvois R. c. Brown1 (Brown) et R. c. Sullivan2(Sullivan) ont été publiées le 13 mai 2022. Dans l’arrêt Brown, la Cour a déclaré inconstitutionnel l’article 33.1 du Code criminel, qui fait obstacle à la défense d’automatisme pour les crimes d’intention générale. Dans l’affaire Sullivan, elle a jugé que selon la règle du stare decisis horizontal, une déclaration d’inconstitutionnalité faite par une cour supérieure en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle lie uniquement les juges d’une même province. La décision de la Cour concernant l’article 33.1 dans l’arrêt Brown et son incidence sur les poursuites liées aux crimes violents contre les femmes ont suscité de nombreuses discussions dans la communauté du droit criminel. Le présent article aborde le jugement de la Cour dans le pourvoi connexe Sullivan et ses importantes répercussions sur les litiges constitutionnels au Canada.

Ce qu’il faut savoir

  • Une déclaration d’inconstitutionnalité faite par une cour supérieure en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle lie les juges de cour supérieure d’une même province selon les règles ordinaires du stare decisis horizontal et de la courtoisie judiciaire. Ces règles ne peuvent être écartées que dans des cas précis.
  • En raison du principe constitutionnel du fédéralisme, une déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par un juge de cour supérieure en application du paragraphe 52(1) ne liera pas les juges de cour supérieure d’autres provinces, bien que les motifs puissent avoir une force persuasive.

Les faits et la décision de première instance

Dans l’arrêt Sullivan, la Cour a entendu les pourvois de David Sullivan et de Thomas Chan ensemble. Les accusés ont tous deux fait valoir que leurs gestes violents étaient involontaires en raison d’une intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme3. Le cas de M. Chan a révélé que les conclusions des tribunaux inférieurs sur l’application de la règle du stare decisis aux déclarations d’inconstitutionnalité étaient incohérentes.

David Sullivan

David Sullivan a ingéré de 30 à 80 comprimés de Wellbutrin pour tenter de se suicider. La psychose est un effet secondaire connu de ce médicament. Croyant que sa mère était une extraterrestre, il l’a poignardée à plusieurs reprises et l’a grièvement blessée. Il a notamment été accusé de voies de fait graves et d’agression armée.

Le juge de première instance a déterminé qu’il s’agissait d’un cas d’automatisme sans troubles mentaux attribuable à l’ingestion de Wellbutrin, et que M. Sullivan avait donc agi de façon involontaire.

Toutefois, en vertu de l’article 33.1 du Code criminel, M. Sullivan n’était pas autorisé à s’appuyer sur la défense de l’automatisme découlant d’une intoxication volontaire. Selon cet article, une personne accusée d’avoir porté atteinte ou menacé de porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui ne peut pas, pour se défendre, faire valoir que le geste n’était pas volontaire ou intentionnel puisqu’elle se trouvait dans un état d’intoxication volontaire extrême s’apparentant à l’automatisme.  M. Sullivan a été déclaré coupable à plusieurs chefs d’accusation lors du procès.

Thomas Chan

Thomas Chan a pris des champignons magiques avec des amis. Il avait déjà consommé cette drogue par le passé, mais cette fois, il a pris peur et s’est mis à jargonner. M. Chan a ensuite poignardé son père à mort et gravement blessé la conjointe de celui-ci après s’être introduit dans leur maison. Il a été accusé d’homicide involontaire et de voies de fait graves. M. Chan a contesté la constitutionnalité de l’article 33.1, soutenant que le juge était lié par des décisions de la même cour où il a été conclu que l’article était inconstitutionnel. Le juge a statué qu’il n’était pas lié par les autres décisions et a confirmé la validité de l’article 33.1. À l’instar de M. Sullivan, M. Chan n’a pas été autorisé à s’appuyer sur la défense de l’automatisme et a été déclaré coupable d’homicide involontaire et de voies de fait graves.

Cour d’appel de l’Ontario

La Cour d’appel de l’Ontario a entendu M. Sullivan et M. Chan ensemble et a accueilli les deux pourvois. L’article 33.1 a été déclaré anticonstitutionnel et les deux hommes ont pu invoquer la défense de l’automatisme. Comme le juge de première instance avait déterminé que M. Sullivan se trouvait dans un état d’automatisme sans troubles mentaux, la Cour a acquitté l’accusé. Toutefois, comme on n’avait pas abouti à une telle conclusion dans le cas de M. Chan, la Cour a ordonné la tenue d’un nouveau procès.

En ce qui concerne la règle du stare decisis, la Cour a jugé que les déclarations d’inconstitutionnalité lient les tribunaux de juridiction équivalente, sous réserve de certaines exceptions. La Couronne a contesté la décision.

Cour suprême du Canada

La jurisprudence contradictoire sur la constitutionnalité de l’article 33.1 a suscité des interrogations dans les tribunaux inférieurs quant à savoir si ces décisions des cours supérieures liaient les cours de même niveau. Le pourvoi Sullivan a donné à la Cour suprême du Canada l’occasion de se pencher sur le principe du stare decisis horizontal, et plus particulièrement sur la mesure dans laquelle une décision d’une cour supérieure lie les juges de la même cour.

La Cour suprême du Canada a rejeté l’appel de la Couronne. Dans le pourvoi connexe R c. Brown4, la Cour a conclu que l’article 33.1 était inconstitutionnel et qu’il devrait être rendu inopérant. Cette conclusion a été appliquée dans les cas de M. Chan et de M. Sullivan; tous deux ont pu invoquer la défense de l’automatisme.

Dans l’affaire Sullivan, la Cour s’est prononcée sur la question du fonctionnement du stare decisis : dans quelle mesure une déclaration prononcée par une cour supérieure en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle (selon laquelle une disposition législative est inopérante puisqu’elle est inconstitutionnelle) lie-t-elle les tribunaux de juridiction équivalente5?

La Cour a clarifié que les règles ordinaires du stare decisis horizontal et de la courtoisie judiciaire s’appliquent aux déclarations d’inconstitutionnalité prononcées par les cours supérieures dans une même province.

S’exprimant au nom de la Cour unanime, le juge Kasirer a d’abord expliqué que la règle du stare decisis s’applique aux décisions judiciaires fondées sur le paragraphe 52(1) puisqu’il s’agit d’une question de droit. Déterminer si une disposition contestée est incompatible avec la Constitution et, dans l’affirmative, identifier la portée de cette incompatibilité afin de décider si la disposition législative est inopérante et dans quelle mesure elle l’est, n’est pas une question différente des autres questions de droit tranchées en dehors du contexte constitutionnel. Toutes les questions de droit étant régies par la règle du stare decisis, le même principe s’applique aux déclarations faites en application du paragraphe 52(1). En outre, la règle du stare decisis concilie, d’une part, la stabilité et la prévisibilité et, d’autre part, la justesse et l’évolution ordonnée du droit dans les litiges constitutionnels.

Le juge Kasirer a ensuite expliqué que la règle du stare decisis s’applique uniquement aux déclarations faites en vertu du paragraphe 52(1) dans une même province. L’effet juridique du paragraphe 52(1) est limité par le fédéralisme, lequel prévoit que les cours supérieures qui exercent leurs activités dans une province ne disposent de pouvoirs que dans celle-ci. Ainsi, le stare decisis horizontal s’applique aux tribunaux de juridiction équivalente et le stare decisis vertical lie les tribunaux inférieurs dans une même province. Bien qu’elle ne lie pas les tribunaux d’autres provinces, une décision d’un tribunal de juridiction équivalente pourrait tout de même être persuasive. En pratique, le jugement de la Cour souligne l’importance pour les particuliers de retenir les services d’un avocat ayant de l’expérience dans plusieurs territoires afin que ce dernier puisse tenir compte de la jurisprudence à l’échelle nationale et présenter les meilleurs arguments possible.

À la lumière des principes examinés, le juge Kasirer a précisé le cadre servant à déterminer si un tribunal est lié par une déclaration antérieure faite en application du paragraphe 52(1) :

  1. Une décision peut ne pas être contraignante s’il est possible de la distinguer au vu des faits en cause ou si le tribunal n’avait aucun moyen pratique de savoir qu’elle existait6.
  2. Lorsque le tribunal se trouve devant des précédents contradictoires sur la constitutionnalité d’une disposition législative, il doit suivre la décision la plus récente.
  3. Si un tribunal est lié par une décision, il ne peut s’en écarter que si au moins une des exceptions expliquées dans la décision Re Hansard Spruce Mills7 s’applique :
    1. La justification de la décision antérieure a été remise en question par des décisions subséquentes de cours d’appel;
    2. Un précédent faisant autorité ou une loi pertinente n’a pas été pris en considération;
    3. La décision antérieure n’a pas été mûrement réfléchie, par exemple si elle a été prise dans l’urgence.

En appliquant ces principes au cas de M. Chan, la Cour suprême du Canada a soutenu que le juge du procès était lié par une déclaration antérieure selon laquelle l’article 33.1 contrevenait à l’article 7 et à l’alinéa 11d), mais était sauvegardé en application de l’article premier puisque la décision tenait compte des lois et des sources appropriées et que l’une des exceptions établies dans la décision Spruce Mills s’appliquait. N’étant pas tenue de suivre la décision d’une cour supérieure de première instance, la Cour d’appel de l’Ontario a réexaminé le dossier et a adéquatement conclu que l’article 33.1 était inconstitutionnel.

Regard vers l’avenir : points à retenir

L’arrêt Sullivan aura d’importantes répercussions sur les litiges constitutionnels au Canada, mais certaines questions demeurent en suspens. Voici les principaux points que les plaideurs et leurs conseillers juridiques devront prendre en considération :

  1. Il reste à voir dans quelle mesure le raisonnement de la Cour à l’égard du stare decisis horizontal s’appliquera aux jugements des cours supérieures, à l’exception des déclarations d’invalidité faites en application du paragraphe 52(1). Quoique la décision de la Cour soit fondée sur le paragraphe 52(1), son raisonnement voulant que les décisions antérieures qu’il n’est pas possible de distinguer au vu des faits devraient être suivies à moins que les critères précis énoncés dans la décision Spruce Mills soient respectés pourrait s’appliquer plus largement.
  2. Les déclarations d’invalidité des cours supérieures lieront généralement les autres cours supérieures, mais seulement dans la même province. Les plaideurs ayant la qualité pour agir dans l’intérêt public devront réfléchir attentivement à leur stratégie en fonction de la ou des provinces dans lesquelles ils cherchent à remettre en question la constitutionnalité d’une loi.
  3. Bien qu’elles ne soient pas contraignantes, les déclarations constitutionnelles faites dans d’autres provinces pourraient être persuasives. Il sera essentiel pour les conseillers juridiques de tenir compte des décisions et des litiges constitutionnels canadiens au moment de demander une réparation fondée sur le paragraphe 52(1).

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