une main qui tient une guitare

Perspectives

Vérifications fiscales : puis-je garder le silence?

Dans son budget 2021, le gouvernement fédéral a proposé d’allouer quelque 304 M$ sur cinq ans à l’Agence du revenu du Canada (ARC) pour lui permettre de financer de nouvelles initiatives et des programmes existants en appui aux vérifications fiscales. Ayant pour objet de lutter contre l’évasion fiscale et l’évitement fiscal abusif, ces programmes et initiatives entraîneront une intensification des vérifications, doublée d’un renforcement des capacités de détection de l’évasion fiscale.

Alors que nous émergeons de la pandémie de COVID-19, contribuables et entités chercheront à améliorer leur situation financière, et l’ARC en profitera pour tenter de rentabiliser son investissement considérable dans la lutte à l’évasion fiscale. Aussi peut-on s’attendre à une hausse marquée du nombre d’enquêtes en la matière.

Les tribunaux canadiens se trouvent souvent aux prises avec le problème constitutionnel issu du choc des pouvoirs législatifs conférés aux autorités fiscales et des droits garantis aux particuliers par la Charte canadienne des droits et libertés1 (la « Charte »). En effet, les autorités fiscales fédérales et provinciales peuvent légalement contraindre un particulier à leur transmettre des documents aux fins de vérification fiscale. Or l’article 7 de la Charte garantit à ce même particulier le droit de ne pas s’incriminer et le droit au silence tout au long du processus de vérification. Ces notions juridiques se heurtent souvent lorsqu’une personne (la « cible ») fait en même temps l’objet d’une vérification et d’une enquête pour évasion fiscale. Comment s’appliquent-elles si la cible obtempère à la demande de documents du vérificateur et que les documents transmis contiennent des preuves compromettantes susceptibles d’être communiquées à l’organisme menant l’enquête criminelle?

Malgré un courant jurisprudentiel tendant à favoriser les droits garantis par la Charte au détriment du pouvoir des autorités fiscales, de récentes décisions indiquent que la question n’en reste pas moins difficile à trancher lorsque s’additionnent ou se succèdent enquêtes criminelles et vérifications fiscales.

R c. Jarvis : l’arrêt décisif

En 2002, la Cour suprême du Canada (CSC) rendait une décision phare dans l’affaire R c. Jarvis, 2002 CSC 73, où elle a délimité les fonctions de vérification et d’enquête de l’ARC. Les contribuables sont tenus par la loi de coopérer avec les vérificateurs de l’ARC dans le cadre d’une vérification fiscale. Cela dit, la CSC a reconnu que les droits d’un particulier en vertu de la Charte entrent en ligne de compte lorsque l’objet prédominant d’une demande de documents de l’ARC est d’établir sa responsabilité pénale. À ce propos, elle a établi que lorsque l’objet prédominant passe de l’établissement de l’impôt à payer par un particulier à celle de sa responsabilité pénale relativement à la somme fixée, l’ARC doit renoncer à invoquer les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR) pour ordonner la communication de renseignements et de documents2.

Elle a donc statué que l’ARC ne peut pas utiliser de documents dont elle exige la communication aux termes des paragraphes 231.1(1) et 231.2(1) de la LIR dans le cadre d’une enquête criminelle3, précisant du reste que l’ARC peut exercer les pouvoirs prévus par ces dispositions en toutes circonstances, sauf :

  1. lorsque, des accusations ayant été portées en vertu de l’article 239, le seul motif de leur exercice est de recueillir de la preuve aux fins d’une poursuite;
  2. lorsque les poursuivants retardent délibérément le dépôt des accusations afin d’utiliser ces pouvoirs pour étayer leur preuve4.

Dans de tels cas, les documents dont on ordonne la communication dans le cadre d’une vérification fiscale afin de les utiliser dans une enquête criminelle sont généralement inadmissibles en preuve contre le contribuable. De même, le défaut d’aviser ce dernier qu’il fait l’objet d’une enquête contrevient directement à l’article 7 de la Charte5. Par conséquent, les poursuites fondées sur des infractions à l’article 239 se trouvent hors de la portée des paragraphes 231.1(1) et 231.2(1) de la LIR6.

Dans Jarvis, la CSC a dressé une liste non exhaustive de facteurs permettant d’établir si l’objet prédominant d’une enquête est d’établir la responsabilité pénale de quelqu’un7. Aucun d’eux n’est déterminant en soi, les tribunaux devant tenir compte de toutes les circonstances. Ces facteurs sont les suivants :

  1. Les autorités avaient-elles des motifs raisonnables de porter des accusations? Semble-t-il, au vu du dossier, que l’on aurait pu prendre la décision de procéder à une enquête criminelle?
  2. L’ensemble de la conduite des autorités donnait-elle à croire que celles-ci procédaient à une enquête criminelle?
  3. Le vérificateur avait-il transféré son dossier et ses documents aux enquêteurs?
  4. La conduite du vérificateur donnait-elle à croire qu’il agissait en fait comme un mandataire des enquêteurs?
  5. Semble-t-il que les enquêteurs aient eu l’intention d’utiliser le vérificateur comme leur mandataire pour recueillir des éléments de preuve?
  6. La preuve recherchée est-elle pertinente quant à la responsabilité générale du contribuable ou, au contraire, uniquement quant à sa responsabilité pénale, comme dans le cas de la preuve de la mens rea?
  7. Existe-t-il d’autres circonstances ou facteurs susceptibles d’amener le juge de première instance à conclure que la vérification de la conformité à la loi était en réalité devenue une enquête criminelle?

Le vent tournerait-il? De récentes applications à contre-courant des principes de Jarvis

Les décisions qui ont suivi Jarvis en ont essentiellement appliqué les principes, accordant préséance aux droits garantis par la Charte en cas de contrôle fiscal et d’enquête criminelle parallèles ou successifs. À titre d’exemple, l’affaire R. c. Goldberg, 2020 QCCQ 4548, portait sur la communication de renseignements confidentiels d’un contribuable entre deux organismes publics distincts. En effet, dans Goldberg, l’Agence du revenu du Québec (ARQ; une autorité fiscale provinciale) et l’ARC avaient conclu une convention de communication de renseignements. La Cour du Québec a réitéré que conformément aux principes de l’arrêt Jarvis, lorsque l’objet prédominant d’un contrôle fiscal civil est d’aider à établir la responsabilité pénale d’un contribuable, l’organisme public doit faire preuve de prudence et aviser le contribuable du motif de leur demande de documents.

À défaut de donner cet avis au contribuable, l’organisme public pourrait contrevenir à ses droits en vertu de la Charte. Dans Goldberg, la Cour du Québec a affirmé que l’ARC ne pouvait pas utiliser ses pouvoirs de vérification pour enquêter sur un contribuable ou le poursuivre en vertu de la LIR. Elle a en outre vertement critiqué les organismes publics pour s’être communiqué les renseignements de contribuables sans les en informer, situation qui n’avait pas été traitée dans Jarvis.

En contraste avec les précédents jurisprudentiels énoncés ci-dessus, la Cour fédérale a récemment émis des commentaires qui semblent dévier des principes de Jarvis.

Dans Canada (Revenu national) c. Edward Enterprise International Group Inc., 2020 CF 1044, la Cour fédérale a rejeté la demande d’une société visant à contraindre par ordonnance l’ARC à l’aviser de nouveau si elle transmettait à d’autres autorités des documents recueillis à son sujet dans le cadre d’une vérification. Dans cette affaire, le ministre avait demandé qu’une ordonnance exécutoire soit rendue pour contraindre une société canadienne à lui fournir des renseignements aux fins d’une vérification fiscale. La société en question, Edward Enterprise International Group Inc., avait pour sa part demandé une ordonnance pour contraindre le ministre à l’aviser si les renseignements recueillis dans le cadre de la vérification étaient communiqués à une autre entité. Le juge Southcott a débouté la société, déclarant ce qui suit :

[L]e fait d’obliger l’ARC à divulguer, dans le cadre d’une enquête, le fait que l’enquête ait lieu pourrait compromettre celle-ci. [La société] n’a relevé aucun précédent ni aucune disposition législative autorisant l’imposition d’une telle exigence.8

En fin de compte, le juge Southcott a fait droit à la demande du ministre et rejeté celle de la société, reprenant dans ses motifs l’argument du ministre selon lequel la société avait soulevé « des arguments hypothétiques liés à la Charte dans le contexte de préoccupations conjecturales au sujet de la diffusion et de l’utilisation des renseignements requis9 » et invoquant par ailleurs le principe établi dans Jarvis voulant que la protection de la Charte « ne limite que l’utilisation qui peut être faite de renseignements obtenus sous la contrainte dans un procès ultérieur intenté contre l’intéressé et non la cueillette ou la communication de ces renseignements10 ». Bien que ces motifs puissent s’expliquer du fait que la partie concernée était une société, laquelle ne bénéficie pas des mêmes protections en vertu de la Charte, ce raisonnement semble contraire à celui de Goldberg, où la Cour du Québec a appliqué Jarvis pour interdire à des entités de se communiquer des renseignements de crainte qu’elles contreviennent à la Charte.

Il y a lieu de souligner la remarque du juge Southcott, selon laquelle la capacité de la Cour d’examiner des arguments invoquant la Charte était « considérablement [entravé] par le défaut de [la société] de déposer un mémoire des faits et du droit qui articulerait ces arguments et leur fondement jurisprudentiel11 ». Il se pourrait donc que cette affaire et sa déviation apparente des principes de Jarvis fassent figure à part. Qui plus est, le dénouement aurait pu être tout autre si l’accent avait été davantage mis sur Jarvis, et s’il s’était agi d’un particulier plutôt que d’une société. Il est néanmoins intéressant de voir la Cour fédérale balayer de la main des arguments « hypothétiques » liés à la Charte, ceux-ci ayant pourtant été bien établis par le plus haut tribunal du pays. En effet, les organismes d’enquête qui, comme la division des enquêtes criminelles de l’ARC et la GRC, sont à même d’accéder à des renseignements potentiellement incriminants recueillis au cours d’une vérification fiscale, risquent fort de contrevenir aux droits garantis par la Charte.

Les vérifications fiscales et les enquêtes en matière d’évasion fiscale présentent leur lot de complexités. Étant donné ces défis et les graves répercussions pénales de l’évasion fiscale, il est essentiel de tenir compte des principes de Jarvis et d’obtenir des conseils juridiques en cas d’enquête ou de vérification. Les membres du groupe Fiscalité et du groupe Enquêtes et défense des cols blancs de BLG, de même que les autrices et auteur du présent billet, sont en mesure de répondre à vos questions sur la communication de documents dans le cadre d’une vérification fiscale et sur votre droit au silence.


1 Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, laquelle constitue l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), c. 11 [Charte].

2 Ibid., paragr. 88.

3 Ibid., paragr. 39.

4 Ibid., paragr. 75.

5 Ibid., paragr. 39.

6 Ibid., paragr. 78.

7 Ibid., paragr. 93-94.

8 Ibid., paragr. 37.

9 Ibid., paragr. 32.

10  Ibid, par. 33 [soulignement ajouté].

11 Ibid.

  • Par : Jay Dyck

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