Le 19 février 2021, la Cour canadienne de l’impôt a rendu sa décision dans l’affaire The Estate of Pasquale Paletta v Her Majesty the Queen, 2021 CCI 11 (Paletta Estate) concernant le traitement des pertes découlant d’opérations de change. Le juge Spiro a accueilli l’appel, déclarant que l’appelant avait eu gain de cause en produisant les preuves nécessaires pour réfuter les présomptions de la ministre selon lesquelles les opérations de change ne produisent aucune source de revenus et sont des trompe-l’œil.
En bref
Dans le but de reporter de l’impôt sur le revenu qu’il aurait normalement été tenu de payer, M. Pasquale Paletta, ainsi que deux sociétés liées, Tender Choice Foods Inc. et Paletta International Corporation, ont conclu une série de contrats de change communément appelés « opérations de chevauchement ». Dans le cadre de ces celles-ci, M. Paletta a conclu un ensemble de contrats de change qui se compensaient presque parfaitement, l’un de position acheteur (visant l’achat d’une devise donnée à une date ultérieure) et l’autre de position vendeur (visant la vente de la même devise à une date ultérieure). Comme les contrats prévoyaient des dates de remise des devises différentes (la « date de valeur »), de légers écarts négatifs ou positifs pouvaient se produire entre la valeur de la composante acheteur et la valeur de la composante vendeur de l’opération de chevauchement.
Vers la fin de chaque année d’imposition, M. Paletta liquidait sa position ayant accumulé une perte et réalisait une perte aux fins fiscales. Il liquidait ensuite la position ayant accumulé un gain au début de l’année d’imposition suivante. Ces gains étaient inclus dans la déclaration de revenus de M. Paletta pour cette année. Ce faisant, les pertes et les gains « chevauchaient » la fin de l’année d’imposition. Ces séries d’opérations de chevauchement se sont répétées au fil des ans et se sont traduites par un report d’impôt continu. Pour les années d’imposition visées par l’appel, M. Paletta a déclaré environ 55 M$ de pertes pour les années d’imposition 2000 à 2006, et un peu plus de 6 M$ de bénéfices pour l’année d’imposition 2007.
La ministre du Revenu national a établi une nouvelle cotisation pour les années d’imposition 2002 à 2006 de M. Paletta, rejetant les pertes déclarées au motif que les opérations de change à terme étaient des trompe-l’œil. Elle a établi de nouvelles cotisations pour chacune des années d’imposition après la période normale de nouvelle cotisation au motif que M. Paletta aurait fait une présentation erronée des faits chaque année en produisant sa déclaration par négligence, inattention ou omission volontaire. La ministre a également imposé des pénalités pour faute lourde pour chacune des années ayant fait l’objet d’une nouvelle cotisation. Cependant, elle n’a pas cherché à faire appliquer aux opérations de chevauchement la règle générale anti-évitement ni les règles relatives aux abris fiscaux.
Au cours du procès, la Couronne a changé ses arguments. Alors que ses actes de procédure se fondaient principalement sur l’argument voulant que les opérations étaient des trompe-l’œil, elle a insisté sur un seul point fondamental lors de la présentation de son argumentation finale : le fait que les opérations de M. Paletta n’étaient pas une source de revenus. Bien qu’il ait pris en compte les autres arguments de la ministre au moment de rendre sa décision, le juge Spiro a considéré que ceux-ci avaient été [traduction] « relégués au rôle secondaire d’appuyer les arguments sources de la Couronne ».
Questions examinées
Essentiellement, la Couronne a fait valoir que les opérations ne constituaient pas une source de revenus étant donné que le stratagème de pertes à des fins fiscales n’est pas une entreprise. Comme le motif principal de M. Paletta était la réalisation de pertes à des fins fiscales, on ne peut considérer que ces pertes ont été engagées dans le cadre de l’exploitation d’une entreprise.
Au soutien de cet argument, la Couronne a affirmé que les documents relatifs aux opérations avaient été fabriqués et présumé que les opérations étaient des trompe-l’œil. Elle a également affirmé que les opérations étaient des « artifices » et qu’elles avaient été conclues dans le seul but de donner l’impression que M. Paletta exploitait une entreprise.
Enfin, la Couronne a prétendu que les faits étaient incompatibles avec l’existence d’une entreprise parce que a) le montant de perte déclaré chaque année était un montant préétabli, b) ces opérations ne comportaient aucun risque, contrairement au risque élevé généralement associé aux opérations de change à terme, c) les opérations n’étaient pas légalement valides.
L’appelant a fait valoir que les opérations de change étaient une source de revenus, qu’il n’y avait eu aucune opération trompe-l’œil et que toutes les opérations étaient légalement valides. L’un des éléments déterminants dans cette affaire est que le juge Spiro a conclu que tous les témoins experts et témoins profanes produits par l’appelant étaient crédibles.
Réalisation de pertes à des fins fiscales – Friedberg
Le juge Spiro a donné raison à l’appelant, jugeant que les opérations de change à terme n’étaient pas des opérations trompe-l’œil et que chacune d’entre elles était légalement valide. Plus particulièrement, il a appliqué les principes de droit énoncés dans l’arrêt Friedberg faisant autorité1. Dans Friedberg, la Cour suprême du Canada a affirmé que la méthode comptable de la réalisation était acceptable aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu. Elle a également affirmé que selon cette méthode, l’auteur d’une opération réalise une perte pour l’année en liquidant la position ayant accumulé une perte dans le cadre d’une opération de chevauchement, et que cette perte n’est pas réduite par la valeur de toute position ayant accumulé un gain qui n’est pas liquidée la même année.
Le juge Spiro a souligné que les présomptions de la ministre dans Paletta Estate étaient en totale contradiction avec la décision de la Cour suprême dans Friedberg voulant que les pertes à des fins fiscales liées à l’opération de chevauchement d’un contribuable puissent être supérieures à ses pertes économiques. Il a rappelé que lui-même et la ministre étaient tenus par la jurisprudence [traduction] :
Friedberg soutient la thèse selon laquelle les parties à des opérations de chevauchement peuvent déclarer les résultats de leurs opérations à des fins fiscales sur une base qui ne correspond pas aux véritables résultats économiques de ces opérations. Aussi mécontente soit-elle de cette décision, la ministre ne peut rien trouver pour éviter ses effets sur les années d’imposition en cause.
…
Même si la règle d’anti-évitement spécifique adoptée en 2017 pourrait bien l’emporter sur la décision de la Cour suprême du Canada dans Friedberg (et un jour ou l’autre, il faudra bien répondre à cette question), cela ne permet pas à la ministre d’établir de nouvelles cotisations pour les années d’imposition précédant 2017 comme si la décision dans Friedberg n’avait jamais été rendue. Les modifications apportées à la loi s’appliquent de façon prospective. Elles n’ont pas modifié la loi de façon rétroactive ou rétrospective.
Aucune source de revenus
Le juge Spiro a conclu que la preuve présentée au procès confirmait les prétentions de la ministre voulant que M. Paletta eût conclu les opérations de change à terme aux fins de report d’impôt. Cependant, il a également conclu que l’absence d’objet commercial ne signifiait pas nécessairement qu’il n’y avait pas de source de revenus. Appliquant la décision de la Cour suprême dans Stewart, il a plutôt confirmé que pourvu que l’activité d’une personne soit manifestement commerciale et qu’elle ne comporte aucun élément personnel, il y avait bien une source de revenus.
Dans Walls, la Cour suprême a jugé que les critères de la décision Stewart s’appliquaient également, même si l’activité en question était entièrement motivée par des fins fiscales. En concluant qu’il existait une source de revenus dans Paletta Estate, le juge Spiro a déclaré ce qui suit [traduction] :
Les opérations de change constituent, en soi, une activité commerciale. De plus, il y aura toujours un écart positif ou négatif entre la valeur de l’opération accumulant des pertes et la valeur de l’opération accumulant des gains à un moment ou à un autre. En ce qui concerne M. Pat Paletta, il n’y avait aucun élément personnel ni aucun passe-temps en jeu. Pour ces motifs, le premier critère de la décision Stewart est rempli. La décision de la Cour dans Stewart nous indique clairement que l’analyse de la source en de telles circonstances doit prendre fin ici.
En ce qui concerne l’argument de la Couronne voulant qu’il n’y eût aucun risque associé aux opérations et par conséquent, aucune source de revenus, le juge Spiro a conclu qu’il n’était pas compatible avec les présomptions de la ministre selon lesquelles ces opérations avaient effectivement engendré de modestes pertes économiques. La Couronne a par la suite tenté de faire valoir que ces modestes pertes économiques étaient insuffisantes pour constituer une source. Rejetant l’argument de la Couronne au motif qu’il était contraire à l’état du droit établi par la Cour suprême dans Stewart, le juge Spiro a confirmé qu’il n’existait pas de critère de « suffisance » en droit fiscal canadien.
Opérations trompe-l’œil et artifices
Étant donné la gravité de l’allégation de trompe-l’œil, le juge Spiro a souligné que celle-ci méritait d’être analysée, peu importe si la Couronne la soulevait comme argument principal ou à l’appui d’un manque d’arguments concernant la source. La théorie du trompe-l’œil s’applique seulement si la preuve démontre que les parties ont faussement présenté leurs arrangements afin de tenter d’en retirer un avantage fiscal, qui leur serait refusé si la véritable nature de leurs arrangements était déclarée en bonne et due forme. S’inspirant de la jurisprudence récente en matière de trompe-l’œil, le juge Spiro a examiné la preuve afin de déterminer si les documents relatifs aux opérations représentaient fidèlement l’intention des parties.
Les actes de procédure de la Couronne n’indiquaient pas clairement si la ministre a présumé que les documents relatifs aux opérations ont été fabriqués, et si cette fabrication constituait un trompe-l’œil, ou encore si l’absence d’objet commercial constituait en soi un trompe-l’œil. Quoi qu’il en soit, le juge Spiro n’a retenu aucun des deux arguments de la Couronne. Le premier argument reposait sur une erreur de fait, tandis que le second ne trouvait aucun appui solide en droit.
Au procès, la Couronne n’a produit aucune preuve de la fabrication des opérations, tandis que l’appelant a présenté une preuve crédible confirmant que chaque contrepartie aux opérations de gré à gré de M. Paletta était un cabinet de courtage légitime et que chacune des opérations avait effectivement été réalisée. L’un des passages déterminants de la décision du juge Spiro se lit comme suit [traduction] :
La possibilité théorique d’une fabrication ne satisfait pas le fardeau de la preuve de la Couronne, après que l’appelant a produit une preuve suffisante pour me convaincre, selon la prépondérance des probabilités, que les opérations ont réellement eu lieu.
…
Rien ne prouve que le courtier ait fabriqué l’une ou l’autre des opérations. Les parties aux opérations ont présenté leurs droits et obligations à la ministre de la façon dont ils les ont eux-mêmes compris. Aucune des contreparties n’a tenté de tromper quiconque.
Bien que la preuve ait démontré que les opérations de chevauchement n’avaient aucun objet commercial, après un examen de la jurisprudence, le juge Spiro a conclu qu’il n’y avait aucun critère relatif à un objet commercial en droit fiscal canadien et que l’absence d’objet commercial n’en faisait pas un trompe-l’œil. De plus, il a rejeté l’argument de la Couronne selon lequel la théorie de l’anti-évitement judiciaire de l’« artifice » existait en droit fiscal canadien.
Opérations légalement invalides
La ministre a fait valoir que le courtier avait agi à la fois au nom de M. Paletta et des contreparties et que de ce fait, le courtier aurait négocié avec lui-même. Elle a soutenu que de telles pratiques rendaient ces opérations légalement invalides. Le juge Spiro a balayé cet argument, affirmant que la preuve avait établi que le courtier avait toujours agi comme mandataire pour M. Paletta et que les opérations étaient légalement valides conformément à leurs modalités.
Années d’imposition frappées de prescription et pénalités pour faute lourde
Enfin, le juge Shapiro a conclu que la Couronne n’avait pas réussi à prouver les éléments requis de la ministre pour établir une nouvelle cotisation après la période normale de nouvelle cotisation et, à ce titre, que les années d’imposition en cause étaient frappées de prescription. Plus particulièrement, la Couronne n’a pas réussi à prouver que M. Paletta avait fait une présentation erronée des faits par négligence, inattention ou omission volontaire. De plus, rien ne prouve que M. Paletta a sciemment, ou dans des circonstances imputables à une faute lourde, présenté des faits erronés ou omis des faits dans ses déclarations de revenus, critères qui doivent être satisfaits pour que la ministre puisse imposer des pénalités pour faute lourde.
Une seule exception cependant, la Couronne a réussi à prouver que M. Paletta avait largement sous-estimé son revenu pour l’année 2002, à un point tel que cette sous-estimation a été imputée à son inattention ou à sa négligence. Le juge Spiro a conclu que son omission de déclarer plus de 8 M$ en gains réalisés en 2002 s’apparente à un acte intentionnel et est incompatible avec le comportement attendu d’une personne raisonnable. Compte tenu de cette conclusion, le juge Spiro a jugé que la ministre avait à bon droit établi une cotisation pour l’année 2002 après la période normale de nouvelle cotisation et, par conséquent, appliqué les pénalités pour faute lourde.
Conclusion
Au final, le point décisif de cette affaire a été la capacité de l’appelant à produire la preuve qui a efficacement et totalement démoli les présomptions de la ministre. Ces présomptions ayant été démolies et suivant les principes établis par la Cour suprême dans Friedberg et Stewart, le juge Spiro n’a eu d’autre choix que de trancher en faveur de l’appelant.
Le juge Spiro a accueilli les appels pour chacune des années d’imposition en cause, mais il a renvoyé l’année 2002 à la ministre pour une nouvelle cotisation au motif qu’un gain de 8 M$ aurait dû être inclus dans le revenu de M. Paletta pour cette année. Dans l’ensemble, il s’agit d’une décision ferme en faveur de M. Paletta qui démontre les répercussions indéniables que peut avoir l’incapacité de la Couronne à produire les éléments de preuve confirmant que les présomptions de la ministre étaient exactes. La décision du juge Spiro vient également s’ajouter à la jurisprudence croissante qui veut que la Couronne ne puisse pas simplement s’en remettre aux présomptions de la ministre lorsque le contribuable est en mesure de produire un ensemble de preuve cohérent pour les démolir.
Le juge Spiro a également adjugé les dépens à l’appelant pour les années d’imposition 2000 et 2001 et 2003 à 2006, et à la Couronne pour l’année d’imposition 2002. Il a accordé aux parties un délai de 30 jours pour parvenir à une entente concernant les dépens. Si les parties ne parvenaient pas à trouver une entente dans ce délai, elles disposaient d’un délai supplémentaire de 30 jours pour signifier et déposer leurs mémoires concernant les dépens. Bien que le montant des dépens ne soit pas encore connu, l’appelant a manifestement déployé beaucoup d’efforts pour rassembler sa preuve, engager des experts et présenter sa cause. Au bout du compte, le différend que l’Agence du revenu du Canada a entretenu avec M. Paletta malgré la preuve claire et la jurisprudence qui contredit son point de vue coûtera probablement très cher aux contribuables.
La Couronne a fait appel de la décision dans Paletta Estate le 19 mars 2021 au motif que la Cour canadienne de l’impôt aurait conclu à tort que les opérations de change constituaient une source de revenus et que le contribuable n’avait pas fait une présentation erronée des faits par négligence, inattention ou omission volontaire et qu’il n’avait pas fait de fausse déclaration sciemment ou dans des circonstances équivalant à une faute lourde. Il sera intéressant de voir comment la Couronne articulera sa cause en appel étant donné que les conclusions de la Cour quant aux faits devront être analysées avec déférence.
Nous continuerons de suivre cette affaire de près. Pour toute question ou pour savoir en quoi la décision du juge Spiro dans Paletta Estate pourrait s’appliquer à votre situation, n’hésitez pas à communiquer avec le groupe Droit fiscal de BLG ou avec l’une des personnes-ressources dont le nom figure ci-dessous.
1 Le juge Spiro était l’avocat de la Couronne dans le pourvoi en appel de l’affaire Friedberg en Cour suprême du Canada.