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Perspectives

Location commerciale : la Cour supérieure de justice de l’Ontario prend connaissance d’office de racisme contre les Noirs

Résumé de la cause

Dans l’affaire Elias Restaurant v. Keele Sheppard Plaza Inc., 2020 ONSC 5457 (Elias Restaurant), la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la Cour) a relevé de la déchéance une locataire commerciale qui occupait après terme les locaux qu’elle avait loués, soulevant l’attitude discriminatoire de la propriétaire à son endroit. Cette décision est tant importante qu’opportune pour la jurisprudence canadienne en matière de location commerciale en ce que la Cour y a pris connaissance d’office de racisme contre les Noirs.

Contexte

La locataire Lassie Charles et son époux étaient propriétaires et exploitants d’un restaurant servant des mets typiquement africains, noirs et caribéens. L’établissement était par ailleurs titulaire d’un permis d’alcool, et sa clientèle était principalement noire.

Mme Charles était devenue locataire des locaux loués en en reprenant le bail d’origine, qui avait été conclu en 2013. D’une durée de cinq ans, ce bail prévoyait une option de renouvellement pour deux périodes de cinq ans supplémentaires (le bail). Or la locataire avait omis d’aviser par écrit la propriétaire de son exercice de la première option de renouvellement avant le 31 janvier 2017, date limite pour ce faire (la date d’expiration de l’option). Elle avait en revanche multiplié les tentatives de communiquer avec la propriétaire et son gestionnaire immobilier à cet effet, tant avant qu’après la date d’expiration de l’option.

Devenue occupante après terme à l’expiration de la période de cinq ans initiale, la locataire a ensuite payé 125 % du loyer initial jusqu’à ce que la propriétaire lui signifie un avis de résiliation, le 28 mai 2020. La locataire a saisi la Cour pour obtenir une mesure injonctive et être relevée de la déchéance du bail.

Question en litige

La locataire peut-elle être relevée de la déchéance de sorte à ne pas être expulsée?

Analyse

Le redressement contre la déchéance est prévu à l’article 98 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, LRO 1990, c C.43. Il s’agit d’une mesure injonctive discrétionnaire adaptée aux circonstances. Son octroi repose sur l’analyse de divers facteurs, dont les suivants, énoncés dans Saskatchewan River Bungalows Ltd. c. La Maritime, Compagnie d’assurance-vie, 1994 CarswellAlta 769 (CSC) :

  • le comportement de la partie requérante et la gravité des manquements;
  • la question de savoir si l’objet du droit frappé de la déchéance est de garantir un paiement;
  • la question de savoir s’il y a un écart important entre la valeur du bien frappé de déchéance et le tort causé par le manquement.

Ces facteurs favorisant la locataire, la Cour l’a relevée de la déchéance, soulignant ses multiples tentatives de remplir ses obligations aux termes du bail et l’absence de réelle perte économique pour la propriétaire.

En effet, la locataire avait multiplié les efforts pour communiquer avec la propriétaire et entreprendre le renouvellement dans le délai imparti. C’est cette dernière et son gestionnaire immobilier qui faisaient la sourde oreille. Le gestionnaire immobilier avait de plus refusé de reconnaître l’avocat de la locataire comme tel, allant jusqu’à demander une preuve de sa qualité, et ce, malgré avoir traité avec lui en 2013. La locataire, quant à elle, a manifesté de bonne foi sa volonté de renouveler le bail. De bonne foi, mais en vain, a remarqué la Cour, car le comportement de la propriétaire parlait de lui-même : son gestionnaire immobilier et elle-même évitaient délibérément la locataire.

En effet, la propriétaire avait prétendu qu’un locataire potentiel souhaitait établir des bureaux médicaux dans les locaux, ce qui s’est plus tard révélé faux. Qui plus est, le loyer qu’elle avait offert à ce locataire potentiel était inférieur à celui que versait la locataire à titre d’occupante après terme, ainsi qu’à celui qu’elle offrait de payer si on lui accordait le renouvellement. La Cour a par conséquent conclu à l’absence de perte économique réelle pour la propriétaire.

La locataire, à l’inverse, aurait subi un préjudice irréparable si elle avait été expulsée. Elle aurait en effet perdu la somme considérable de 150 000,00 $ qu’elle avait investie en rénovations et l’achalandage de son commerce, sans parler de son gagne-pain. Sur la foi du comportement de la propriétaire, de l’absence de perte financière pour celle-ci, de l’éventualité d’un préjudice irréparable pour la locataire et du fait que la prépondérance des inconvénients favorisait cette dernière, la Cour a conclu que le critère pour l’octroi de la mesure injonctive était satisfait.

La Cour traite de discrimination raciale

La décision Elias Restaurant constitue un important précédent jurisprudentiel en matière de location commerciale en ce que la Cour a choisi d’y souligner [traduction] « le ton raciste à peine voilé » des observations et de la preuve de la propriétaire. Par exemple :

  • La propriétaire alléguait que la locataire n’attirait pas une clientèle familiale [traduction] « qui partage nos mœurs », en suggérant qu’il s’agissait là du motif de son insatisfaction à son égard. La Cour a jugé cette assertion contradictoire : le restaurant était un établissement familial.
  • De plus, la propriétaire a présenté l’affidavit d’un de ses entrepreneurs selon lequel des gens fumaient, buvaient et s’adonnaient à des jeux de hasard à l’extérieur du restaurant. Or l’entrepreneur n’indiquait pas d’où il tenait que ces gens étaient clients de la locataire. Cela a porté la Cour à constater que la propriétaire avait dépeint la clientèle de la locataire [traduction] « d’une façon se qualifiant presque de caricature à caractère raciste ».

La Cour a reconnu que la propriétaire était motivée par des stéréotypes raciaux, et que mettre fin au bail risquerait de [traduction] « donner un poids à ses préjugés subjectifs, voire inconscients ».

Elle a au surplus livré un commentaire social, indiquant qu’un préjugé raciste ne se précède pas nécessairement d’une intention ou d’une motivation. Bien que rien en preuve ne démontrait que la propriétaire avait été mue par le racisme, la Cour a choisi de considérer son attitude envers la locataire, aussi inconsciente fût-elle. Elle a ainsi observé un ensemble de circonstances suggérant [traduction] « un état d’esprit condamnant la population minoritaire pour des comportements jugés normaux au sein de la population majoritaire ».

Dans sa décision, la Cour a mis l’accent sur les préjugés raciaux de la propriétaire envers la locataire, plutôt que de s’en tenir aux manigances et au comportement évasif de celle-ci. Selon les auteurs, ces préjugés auraient à eux seuls justifié que la locataire soit relevée de la déchéance.

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