une main qui tient une guitare

Perspectives

Orientation de la Cour concernant l’application des dispositions relatives à l’EDI et au cours normal des affaires dans les opérations de fusions et acquisitions

Dans sa récente décision dans Fairstone Financial Holdings Inc. v. Duo Bank of Canada, la Cour supérieure de l’Ontario a ordonné l’exécution en nature d’un contrat et obligé un acheteur à conclure une opération d’achat d’actions. La Cour a déterminé que même si la pandémie de COVID-19 constitue un effet défavorable important (EDI) au sens du contrat d’achat d’actions, elle est visée par l’exception pour « urgences, crises et catastrophes naturelles ».

Ce qu’il faut savoir

  • Il s’agit de la première fois qu’un tribunal canadien a voulu déterminer si un acheteur pouvait refuser de conclure une opération dans le contexte de la pandémie.
  • Il s’agit également de la première décision canadienne à examiner en profondeur l’interprétation et le fonctionnement des clauses relatives à l’EDI, qui sont courantes dans les contrats d’achat.
  • La Cour a adopté l’interprétation américaine quant au moment où une clause d’EDI peut être invoquée, ce qui nécessite que l’événement soit inconnu, qu’il constitue une menace pour le potentiel global de revenus et qu’il soit de longue durée.
  • La décision de la Cour relativement aux clauses d’EDI est compatible avec la décision récente de la Delaware Court of Chancery dans AB Stable VIII LLC v. MAPS Hotels and Reports One LLC (AB Stable), dans le cadre de laquelle ce tribunal américain s’est penché pour la première fois sur les clauses d’EDI dans le contexte de fusions et d’acquisitions durant une pandémie mondiale.
  • Lorsque l’acheteur n’annule pas le contrat (comme en l’espèce), l’évaluation de l’existence d’un EDI doit avoir lieu à la date butoir.
  • La Cour a interprété l’engagement du vendeur à s’exécuter « dans le cours normal des affaires » dans le contexte de la réponse à une catastrophe, et n’a pas permis à l’acheteur de profiter de cet engagement pour se soustraire à l’application de la clause d’EDI. Alors que la Cour a déterminé qu’en se penchant sur la question du cours normal des affaires, il était approprié d’examiner ce qui pourrait être qualifié de normal dans des circonstances exceptionnelles, la Cour du Delaware a conclu, dans AB Stable, que le cours normal des affaires faisait référence aux activités considérées comme normales, sans égard aux circonstances exceptionnelles.

Contexte

Fairstone Financial Holdings Inc. v. Duo Bank of Canada concernait un contrat de vente et d’achat (CVA), visant l’achat d’actions de Fairstone Financial Holdings Inc. (Fairstone) par Duo Bank of Canada (Duo). Fairstone est la plus grande société de crédit à la consommation du Canada ciblant les emprunteurs à risque. Duo est une banque canadienne privée de l’annexe I.

Le 18 février 2020, Fairstone et Duo ont conclu un CVA, lequel prévoyait un prix d’achat estimé à plus d’un milliard de dollars à la clôture. Le CVA établissait la clôture au 1er juin 2020, mais prévoyait néanmoins une prorogation de la clôture jusqu’au 14 août 2020. Le 1er avril 2020, Duo a affirmé que Fairstone pourrait avoir déjà violé la clause relative à l’EDI, ainsi que des engagements concernant le cours normal des affaires prévus au CVA, entre autres violations. Le 27 mai 2020, Duo a indiqué à Fairstone qu’elle n’avait pas l’intention de conclure l’opération le 1er juin 2020, contrairement à ce qui était prévu.

En guise de réponse, Fairstone a intenté une poursuite. Le procès s’est déroulé sur une période de six jours en septembre 2020. Duo a concédé que si la Cour tranchait en faveur de Fairstone et jugeait que l’exécution en nature constituait le redressement approprié, elle serait tenue de conclure l’opération.

La clause d’EDI

La clause en litige

Le CVA comprenait une disposition type stipulant qu’il n’y aurait pas d’EDI entre la date du contrat et la « date de prise d’effet », soit le dernier jour du mois précédant immédiatement le mois de la date de clôture.

Le but d’une clause d’EDI est de répartir les risques entre le vendeur et l’acheteur. Cette clause vise généralement à protéger les acheteurs des changements faisant en sorte que l’entreprise visée soit sensiblement différente à la clôture de ce qu’elle était lors de la signature du contrat.

Dans le CVA, l’EDI était défini tel qu’il l’est habituellement dans les contrats de ce genre, soit [traduction] « un fait, une circonstance, une condition, un changement, un événement ou un cas qui, individuellement ou globalement, a ou est raisonnablement susceptible d’avoir un effet défavorable important sur l’entreprise, les activités, les actifs, les passifs ou la situation (financière ou autre) » de Fairstone.

Comme il est d’usage dans les contrats du genre, la définition d’EDI prévoyait des exceptions, ou des « exclusions », selon lesquelles celle-ci ne s’applique pas [traduction] « si l’effet défavorable important est causé par [un certain nombre d’événements] ou en résulte », notamment :

  • le défaut d’une des sociétés acquises de réaliser les projections, prévisions, lignes directrices ou estimations internes, publiées ou publiques, notamment en ce qui concerne la production, les produits d’exploitation, les bénéfices ou les flux de trésorerie (étant entendu que les causes sous-jacentes à cette non-réalisation peuvent être prises en compte pour déterminer si un EDI s’est produit);
  • des conditions ou circonstances mondiales, nationales, provinciales ou locales, de nature économique, politique, réglementaire (y compris toute modification des lois ou des IFRS) ou autre : guerre, conflit armé, acte de terrorisme, urgence, crise et catastrophe naturelle;
  • des changements au sein des marchés ou du secteur où les sociétés acquises (c.-à-d. Fairstone) exercent leurs activités.

Les deuxième et troisième de ces exclusions devaient s’appliquer uniquement si les événements n’avaient pas un effet défavorable nettement disproportionné sur Fairstone.

Fardeau de la preuve

La Cour a estimé que le fardeau de la preuve incombait à la partie à l’origine des allégations. En l’espèce, il incombait :

  • à Duo de prouver qu’un EDI s’était produit;
  • à Fairstone de prouver que les conditions générales des exclusions s’appliquaient;
  • à Duo de prouver que dans le cas des deux premières exclusions, cela entraînait un effet défavorable nettement disproportionné sur Fairstone.

Il est à noter que selon la définition d’un EDI, il suffit que l’événement en question soit « raisonnablement susceptible d’avoir » un EDI sur l’entreprise. Au moment de déterminer si une situation était raisonnablement susceptible d’avoir un EDI, Duo se devait :

  • de démontrer plus qu’un risque ou une possibilité;
  • de fournir des preuves permettant à la Cour de rendre un jugement éclairé;
  • de prouver que les preuves sur lesquelles la Cour s’appuie et le jugement qu’elle forme se rattachent à des éléments concrets et non à de simples possibilités;
  • de démontrer que les éléments de preuve invoqués peuvent être de nature quantitative ou qualitative.

Date pertinente pour évaluer l’existence d’un EDI

La Cour a déterminé que comme Duo n’avait pas résilié le CVA, mais simplement indiqué qu’elle ne conclurait pas l’opération, la date pertinente pour son analyse était la dernière date à laquelle l’opération pouvait être conclue en vertu du CVA, à savoir la date butoir du 14 août 2020.

La Cour a déclaré que si Duo avait eu résilié le CVA, la date pertinente aurait été la date de résiliation. Cependant, elle a reconnu qu’il était dans l’intérêt de Duo de ne pas le résilier, car cela l’aurait exposée à des dommages-intérêts, compte tenu de la différence entre le prix élevé prévu dans le CVA et celui que Fairstone pouvait au mieux obtenir. En ne résiliant pas le contrat, Duo demeurait en mesure de conclure l’achat, si jamais le litige n’était pas tranché en sa faveur.

Définition d’un EDI

Lors de l’examen de l’application de la clause d’EDI, la Cour a adopté l’interprétation donnée dans la jurisprudence du Delaware quant au moment où une telle disposition peut être invoquée. Elle a conclu qu’un EDI nécessite que l’événement : (i) soit inconnu; (ii) constitue une menace pour le potentiel global de revenus; (iii) soit de longue durée.

Même si les parties étaient toutes deux au fait de l’existence de la COVID-19 au moment où elles ont conclu le CVA, la Cour a estimé que la COVID-19 satisfaisait à la première des trois exigences, dans la mesure où les parties ignoraient l’incidence qu’aurait la pandémie lorsqu’elles ont signé le contrat et que ce dernier ne précisait pas que l’EDI devait être un événement inconnu.

Selon les éléments de preuve, la pandémie constituait, en outre, une menace pour le potentiel de revenus de Fairstone et, comme les effets étaient susceptibles de durer jusqu’en 2022, la Cour a estimé que la durée de l’EDI était suffisamment importante pour satisfaire au dernier volet du critère.

Exclusions prévues dans la définition d’un EDI

Bien qu’elle ait conclu qu’un EDI s’était produit, la Cour a estimé que les trois exclusions ci-dessus, prévues dans la clause d’EDI, s’appliquaient et que Duo ne pouvait donc pas invoquer l’EDI pour refuser de conclure l’opération.

Premièrement, la Cour a estimé que l’exclusion prévue pour défaut de réaliser les projections s’appliquait, étant donné que Duo aurait pu négocier de meilleures protections si elle l’avait voulu. La Cour a reconnu l’existence d’autres protections que Duo aurait pu négocier, mais elle ne l’a pas fait. Le défaut de Fairstone de réaliser les projections ne constituait donc pas un EDI, aux termes du CVA.

Deuxièmement, la Cour a rejeté l’argument de Duo selon lequel l’exclusion relative aux « urgences » ne s’appliquait pas, étant donné que les « pandémies » n’étaient pas expressément mentionnées au nombre des événements envisagés. La Cour a estimé que l’exclusion était libellée en termes généraux, utilisant un langage inclusif qui couvrait les pandémies, et a interprété les exclusions au sens large, d’une manière attribuant les risques systémiques à Duo et les risques propres à l’entreprise à Fairstone.

Troisièmement, la Cour a conclu que l’exclusion prévue pour un EDI causé par « des changements au sein des marchés ou du secteur » où Fairstone exerce ses activités s’appliquait. Duo a fait valoir que cette exclusion devait s’appliquer uniquement si les changements survenaient dans le seul secteur d’activité de Fairstone, et non de manière générale. La Cour a estimé que le libellé du contrat n’était pas si restrictif et a conclu, conformément à sa décision concernant la deuxième exclusion, que les risques systémiques devaient être attribués à l’acheteur et ceux propres à l’entreprise, au vendeur.

Étant donné que les deuxième et troisième exclusions s’appliquaient uniquement si elles n’avaient pas un effet défavorable disproportionné sur Fairstone, la Cour a entendu les témoignages d’experts pour déterminer si tel était le cas ou non. Comme il a été mentionné précédemment, le fardeau de prouver que Fairstone avait subi un effet disproportionné incombait à Duo. Il s’agissait essentiellement là d’une analyse factuelle à l’issue de laquelle la Cour a préféré l’analyse des experts de Fairstone à celle de l’expert de Duo.

En résumé, la Cour a conclu que :

  • la COVID-19 constituait un EDI;
  • toutes les exclusions prévues dans la clause d’EDI s’appliquaient;
  • l’EDI n’avait pas eu un effet défavorable nettement disproportionné sur Fairstone;
  • Duo ne pouvait donc pas invoquer la clause d’EDI pour refuser de conclure l’opération.

La clause relative au cours normal des affaires

La Cour a rejeté l’allégation de Duo selon laquelle elle était en droit de ne pas conclure l’opération, étant donné que Fairstone n’avait pas exercé ses activités dans le « cours normal des affaires » au cours de la période transitoire entre la date de signature du CVA et la date de clôture.

Le but d’une clause d’exploitation dans le cours normal des affaires est de s’assurer que l’entreprise pour laquelle paie l’acheteur à la clôture est essentiellement la même que celle qu’il a décidé d’acheter en signant le contrat d’achat. Cette clause dans le CVA exigeait que Fairstone exerce ses activités dans le cours normal des affaires, dans la mesure permise par la loi, entre la signature et la clôture du contrat, à moins que Duo consente au préalable à ce changement de conduite, consentement qu’elle ne pouvait pas refuser de manière déraisonnable.

Duo a soutenu que Fairstone avait pris diverses mesures en réponse à la pandémie, qui violaient la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires, et avait apporté des changements, entre autres, (i) au modèle d’exploitation de ses succursales; (ii) à son processus de recouvrement; (iii) à ses politiques d’emploi; (iv) à ses dépenses; et (v) à ses méthodes comptables, de sorte que sa conduite divergeait de celle tenue lors de la signature du contrat.

La Cour a conclu que, dans le contexte d’un événement exceptionnel, le cours normal des affaires devrait être interprété en comparant ce que l’entreprise a fait, dans des circonstances économiques similaires, à ce qu’elle fait pendant la période transitoire menant à la clôture. En outre, [traduction] « si, en réponse à une contraction économique, l’entreprise prend, par ailleurs, des mesures prudentes qui n’ont pas d’effets durables et qui n’imposent pas d’obligations à l’acheteur, ces mesures ne doivent pas être perçues comme des activités réalisées en dehors du cours normal des affaires ». La Cour a estimé que les mesures prises par Fairstone en réponse à la pandémie répondaient à ce critère, en particulier parce qu’elles étaient conformes à celles prises précédemment par l’entreprise lors d’événements exceptionnels, tels que la récession de 2008.

Subsidiairement, la Cour a conclu que, dans la mesure où Fairstone aurait exercé ses activités en dehors du cours normal des affaires, le CVA l’autorisait à demander le consentement de Duo pour ce faire et que, dans les circonstances, il aurait été déraisonnable de la part de Duo de le lui refuser.

Dans l’affaire Duo, la Cour a clairement tenté de concilier l’application de la clause d’EDI avec celle de l’exploitation dans le cours normal des affaires, comme en témoigne ceci : [traduction] « Je ne crois pas qu’il serait approprié d’invoquer la clause plus générale de l’exploitation dans le cours normal des affaires pour, en fait, écarter la clause plus spécifique relative à l’EDI. » En revanche, dans la décision AB Stable, la Cour du Delaware a conclu que la jurisprudence et le libellé de la clause relative au cours normal des affaires dans le contrat en question exigeaient l’évaluation des mesures prises par l’entreprise cible uniquement en fonction de sa façon d’exercer ses activités par le passé, et non pas dans le but d’en déterminer le caractère raisonnable dans le contexte d’une pandémie. La Cour a établi que le « cours normal des affaires » se limitait [traduction] « aux activités normales et habituelles entourant la gestion d’une entreprise de la manière attendue », sans tenir compte de toute situation d’urgence ou de tout autre événement exceptionnel. Elle a donc conclu que les mesures exceptionnelles prises par l’entreprise cible en réponse à la pandémie violaient la clause d’exploitation « dans le cours normal des affaires ». Par conséquent, l’acheteur a été autorisé à résilier le contrat, même si la Cour avait également conclu que la pandémie en soi n’avait pas causé d’EDI.

Points à retenir

Cette décision, et en particulier l’analyse de la Cour à l’égard des clauses relatives à l’EDI et au cours normal des affaires, aura une incidence importante sur la pratique entourant les fusions et acquisitions au Canada, aussi bien à court terme, alors que la pandémie persiste, qu’à plus long terme, compte tenu de l’orientation limitée fournie à ce sujet jusqu’à présent par les tribunaux canadiens. Bien qu’il reste à voir si cette affaire aura une incidence sur les autres procédures en cours intentées dans le cadre de la pandémie, les parties elles-mêmes ont estimé que la décision tranchait l’affaire. La clôture de l’opération a eu lieu le 5 janvier 2021.

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