Le mois dernier, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a mis à jour sa politique sur les révisions des valeurs normales, confirmant du même coup ce que certains exportateurs et importateurs infortunés avaient déjà découvert : le système de recours commerciaux du Canada n’est plus véritablement prospectif.
La « valeur normale » d’un bien est son prix réel ou théorique sur le marché intérieur de l’exportateur. L’ASFC la compare au prix à l’exportation du bien destiné au marché canadien afin de déterminer dans quelle mesure, le cas échéant, le bien fait l’objet d’un dumping.
Aux termes de la législation canadienne (nommément la Loi sur les mesures spéciales d’importation [LMSI]), l’ASFC reçoit les plaintes concernant le dumping et mène les enquêtes. Si un bien exporté au Canada est jugé faire l’objet d’un dumping, l’ASFC en établit la valeur normale définitive. Cette valeur normale s’applique prospectivement, c’est-à-dire que l’exportateur dont les marchandises sont visées par une ordonnance d’imposition de droits antidumping ne peut offrir ces marchandises qu’à un prix égal ou supérieur à la valeur normale établie par l’ASFC, ce qui élimine la responsabilité des importateurs canadiens à l’égard de tous droits antidumping au moment de l’importation.
Le système prospectif du Canada a pour but d’offrir une plus grande prévisibilité qu’un système rétrospectif comme celui des États-Unis, dans lequel la responsabilité du paiement des droits n’est qu’estimée avant l’importation et n’est établie définitivement qu’après coup – parfois au bout d’un an, voire davantage. En fait, le Canada a publiquement fait l’éloge de cette prévisibilité et des avantages de son système prospectif pour les importateurs et les acheteurs, y opposant l’incertitude créée par les systèmes rétrospectifs d’autres pays.
Dans le système canadien, les valeurs normales peuvent être révisées périodiquement en raison d’un réexamen de l’enquête, d’une demande de révision ou de réexamen ou d’un appel administratif interjeté en vertu de la LMSI, mais ces valeurs normales révisées s’appliquent prospectivement à partir de leur date d’établissement. Les exportateurs de marchandises assorties d’une valeur normale ont depuis longtemps compris que leurs clients importateurs canadiens risquaient l’imposition rétroactive de droits antidumping seulement si les exportateurs ne prenaient pas des mesures raisonnables pour donner à l’ASFC des renseignements suffisants et à jour sur les changements relatifs à leurs prix, coûts, conditions de marché ou modalités de vente intérieurs, de façon à ce que l’ASFC puisse prendre une décision éclairée quant à savoir si elle doit modifier les valeurs normales définitives.
Depuis environ un an, toutefois, l’ASFC insiste sur des exigences de notification plus vagues et plus lourdes que celles indiquées dans sa politique et oblige les exportateurs à effectuer en continu des rajustements de prix à l’exportation qui sont sans rapport avec les valeurs normales définitives de l’ASFC. Ainsi, elle a imposé des droits rétroactivement même dans des cas où l’exportateur l’avait informée des changements relatifs aux coûts ou aux prix dans son marché intérieur et avait mis à jour ses prix de vente au Canada afin qu’ils demeurent au-dessus de leurs valeurs normales en vigueur.
C’est donc dire que les exportateurs doivent, dans les faits, faire abstraction de leurs valeurs normales définitives, tenter d’estimer leurs valeurs normales courantes et laisser leurs importateurs subir des conséquences punitives dans les cas où l’ASFC tient ensuite ces estimations pour inexactes.
Comme presque toutes les modifications récemment apportées au régime de recours commerciaux du Canada, cette nouvelle pratique est une réponse aux revendications des producteurs d’acier du pays, que le gouvernement est peu enclin à rejeter même lorsqu’elles pourraient entraîner une violation des obligations du Canada vis-à-vis de l’OMC. En l’occurrence, les producteurs craignent avant tout la concurrence des pays, comme la Turquie, dont la monnaie a connu une baisse de valeur rapide. Or, comme la plupart des changements récents, celui-ci s’applique sans distinction à tous les secteurs touchés par les recours commerciaux.
La politique mise à jour, qui est décrite dans le Mémorandum D14-1-18 révisé de l’ASFC, reflète les pratiques récentes de l’ASFC, mais fait peu pour dissiper le flou entourant les obligations des exportateurs. Ces derniers, peut-on y lire, sont passibles de droits antidumping rétroactifs pour défaut : (i) d’« aviser sans tarder » l’ASFC de changements aux prix intérieurs, aux coûts, aux conditions du marché ou aux modalités de vente; ou (ii) d’augmenter les prix à l’exportation en temps opportun s’il y a augmentation des prix intérieurs et/ou des coûts, pour s’assurer que les prix de vente au Canada sont non seulement supérieurs aux valeurs normales, mais aussi égaux ou supérieurs aux prix de vente, aux coûts intégraux et aux bénéfices pour les marchandises sur le marché intérieur de l’exportateur.
Par ailleurs, si « des changements aux conditions du marché ont fait en sorte que les valeurs normales sont devenues largement désuètes » et que « l’exportateur a omis d’augmenter les prix à l’exportation en temps opportun », l’ASFC peut imposer rétroactivement des droits à l’importateur.
En révisant sa politique, l’AFSC s’est donné une marge de manœuvre qui ouvre la voie à une application capricieuse et arbitraire. Il n’est pas clair, par exemple, dans quelle mesure les changements doivent être importants pour devoir être signalés, dans quels délais il faut en aviser l’ASFC pour que cela soit considéré « sans tarder », sur quelles bases les valeurs normales sont jugées « largement désuètes », ou à partir de quel moment un exportateur omet d’augmenter les prix à l’exportation « en temps opportun ». Bref, il manque des directives qui permettraient aux exportateurs et aux importateurs de comprendre de façon précise leurs nouvelles obligations et de prévoir des mesures pour les respecter.
Le mémorandum est muet, en particulier, sur les cas où les valeurs normales deviennent « désuètes » en raison d’une baisse des prix et des coûts sur le marché intérieur de l’exportateur. En l’occurrence, celui-ci n’a pas le loisir de réduire ses prix sous les valeurs normales définitives, puisqu’il exposerait ainsi l’importateur canadien à des droits antidumping. Cet aspect « à sens unique » de la politique soulève d’ailleurs des doutes quant à sa conformité aux règles de l’OMC.
Plus fondamentalement, c’est la prévisibilité du système prospectif qui écope de ce virage de l’ASFC. Car pour éviter de s’exposer à des droits antidumping, il ne suffit plus aux exportateurs et importateurs de s’entendre sur des prix égaux ou supérieurs aux valeurs normales attribuées par l’ASFC, sur lesquelles ils pouvaient autrefois se fier jusqu’à leur révision. En somme, la politique mise à jour expose les importateurs à des cotisations rétroactives à la suite de révisions des valeurs normales, sans pour autant leur offrir les protections procédurales auxquelles ils auraient droit dans un système véritablement rétrospectif.
À l’image des autres droits à l’importation, le paiement des droits rétroactifs incombe à l’importateur. En cas de défaut, il peut être imposé à l’acheteur des marchandises.
Pour connaître les répercussions sur votre entreprise des modifications récentes au régime de recours commerciaux du Canada, n’hésitez pas à communiquer avec un associé de notre groupe Réglementation du commerce international.