Le 9 mars 2018, l’arbitre André Sylvestre (l’« arbitre ») dans l’affaire Unifor, section locale 145 c. Aliments Prémont inc., 2018 Can LII 12945 (QC SAT) a rejeté le grief syndical contestant la décision de l’entreprise Les Aliments Prémont Inc. (l’« employeur ») d’installer cinq caméras de surveillance filmant en continu les employés dans l’exécution de leurs tâches. Unifor, section locale 145 (le « syndicat ») avait prétendu qu’en installant ce type de caméras, l’employeur avait contrevenu au droit au respect de la vie privée des employés, violant ainsi les dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (la « Charte québécoise») qui traitent de ce droit et des conditions de travail justes et raisonnables, de même que celles du Code civil du Québec (le « Code civil ») qui portent sur le respect de la vie privée.
Les faits
L’employeur exploite une usine de transformation des viandes. En février 2017, sans consulter le syndicat ni l’en avoir préalablement avisé, l’employeur a installé cinq caméras de surveillance filmant en continu les employés dans l’exécution de leurs tâches. Ces caméras ont été installées malgré l’absence de vandalisme ou de vols en série (raisons qui, selon ce que la jurisprudence a traditionnellement considéré, justifient la décision que prend un employeur d’installer dans ses locaux des caméras de surveillance filmant le personnel en continu).
Le syndicat a logé un grief au motif que l’installation des caméras en question constituait une intrusion dans la vie privée des employés et, en conséquence, contrevenait aux dispositions de la Charte québécoise et du Code civil. Il a de plus prétendu qu’étant donné que les employés faisaient l’objet d’une supervision constante de la part du contremaître et du service du contrôle de la qualité, l’installation des caméras n’avait pas raison d’être. Autrement dit, le syndicat estimait qu’en soi la supervision du personnel, déjà rigoureuse, ne légitimait pas pareille installation.
L’employeur a affirmé à l’arbitre avoir installé les caméras de bonne foi afin d’assurer sa viabilité financière. En particulier, il a mis en preuve le fait qu’en 2016, il avait élaboré un nouveau produit destiné au marché japonais, ce qui a exigé l’installation d’une chaîne de production à la fine pointe de la technologie au coût de 150 000 $. L’exploitation de cette chaîne a débuté en janvier 2016. Au cours du mois de juin, toutefois, le client japonais a informé l’employeur de la découverte d’un important contaminant dans les produits reçus. Quelques mois plus tard, il l’a avisé de la présence de quatre autres contaminants dans les produits qui lui avaient été acheminés entre janvier et juin 2016. À la réception de la première plainte, la direction a mis en place un plan visant à prévenir la répétition d’anomalies de même nature. Toutefois, ces efforts sont demeurés vains, comme en fait foi la seconde plainte du client. L’employeur a donc perdu le contrat avec ce client et a dû fermer la nouvelle chaîne de production.
En date du 9 novembre 2017, moment de la tenue de l’audience devant l’arbitre, la production de la nouvelle chaîne n’avait toujours pas repris, d’où la perte d’un contrat évalué à 2 000 000 $ annuellement pour l’employeur et un investissement futile de 150 000 $ dans une nouvelle machinerie. C’est donc à la suite des deux contaminations qui lui ont été signalées que l’employeur a décidé d’installer des caméras de surveillance. De son propre aveu, ces caméras devaient lui permettre d’améliorer la protection de la salubrité alimentaire de sa production, de veiller à la santé des consommateurs et de garantir sa survie financière malgré la perte d’un important client japonais. Selon lui, la perte d’un autre client de taille par suite de la livraison d’un autre produit contaminé risquait de signer son arrêt de mort.
La décision de l’arbitre
D’entrée de jeu, l’arbitre a reconnu que l’employeur aurait pu se montrer plus transparent en rencontrant le syndicat pour lui expliquer sa décision avant même d’installer les caméras. Cependant, il a fait remarquer qu’aucune disposition de la convention collective n’imposait à l’employeur l’obligation d’entreprendre cette démarche.
Quoi qu’il en soit, la position principale du syndicat à l’appui de son grief ne reposait pas sur les dispositions de la convention collective, mais plutôt sur celles qu’impose la Charte québécoise, aux articles 4, 5, 46 et 49 :
4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.
[…]
46. Toute personne qui travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique.
[…]
49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.
En plus de ces dispositions, il convient également de tenir compte des deux articles du Code civil qui suivent :
3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.
[…]
36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d’une personne les actes suivants :
[…]
3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu’elle se trouve dans des lieux privés;
[…]
L’arbitre a passé en revue la jurisprudence pertinente et rappelé aux parties que la surveillance en continu d’employés au travail représente, de prime abord, une violation du droit accordé par l’article 46 de la Charte québécoise, qui prévoit que toute personne a droit à «des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique ».
Dès lors, il incombe toujours à l’employeur d’établir qu’il avait des motifs raisonnables justifiant l’installation de caméras de surveillance qui filment en continu les employés et, par conséquent, excusant une atteinte à la vie privée des employés. Selon les éléments de preuve qui lui ont été présentés, l’arbitre a constaté que la perte, en janvier 2017, d’un important client japonais imputable à des produits contaminés qu’on lui avait vendus s’est soldée, pour l’employeur, par un manque à gagner annuel de 2 000 000 $ et un investissement (achat d’une nouvelle machinerie) devenu inutile par la suite. En outre, l’arbitre s’est dit convaincu que les caméras n’avaient pas été installées pour épier le personnel, mais plutôt pour découvrir, à chaque étape de la production, les sources possibles de contamination et les éliminer. Selon lui, le droit accordé aux employés d’échapper à l’œil inquisiteur des caméras de surveillance n’est pas absolu, car des circonstances particulières autres que le vol ou le vandalisme, par exemple, peuvent légitimer une exception. L’arbitre a estimé qu’en l’espèce ces circonstances particulières existaient.
Conclusion
L’utilisation de caméras de surveillance au travail est assez courante. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est le recours à des caméras de surveillance pour filmer en continu des employés dans l’exécution de leurs tâches.
En règle générale, le droit d’installer des caméras de surveillance pour filmer des employés au travail est maintenu lorsque l’employeur qui en bénéficie peut démontrer que les dispositifs en question ont été installés pour décourager le vol, le vandalisme, les agressions ou le harcèlement sexuel. En outre, bien qu’il reconnaisse la jurisprudence traditionnelle confirmant le droit d’un employeur d’installer des caméras de surveillance, l’arbitre, dans la décision Aliments Prémont, a souligné avec pertinence, à notre avis, la possibilité qu’existent des circonstances inusitées justifiant l’installation de caméras de surveillance qui filmeraient en continu le personnel au travail.
L’arbitre s’est dit convaincu qu’aucun élément de preuve ne laissait croire que les caméras de surveillance avaient été installées simplement pour épier les employés pendant qu’ils travaillaient. Il s’est plutôt montré sensible à l’argument de l’employeur voulant que celui-ci ait déjà perdu un contrat représentant un manque à gagner annuel de 2 000 000 $ par suite de la contamination de produits et investi 150 000 $ dans une chaîne de production devenue inutile, et que la perte d’un autre contrat important pour la même raison mettrait sa pérennité en péril.
De l’avis de l’arbitre, la démonstration par l’employeur que l’installation des caméras de surveillance filmant en continu les employés au travail est requise afin de garantir la pérennité de son entreprise constitue des circonstances particulières qui justifient une atteinte à la vie privée de son personnel.