Dans un jugement rendu le 21 avril 2017, la Cour supérieure du Québec considère comme raisonnable la conclusion d'un arbitre de grief selon laquelle un employeur a causé un préjudice moral à ses salariés en procédant à une réorganisation du travail sensiblement inspirée de la méthode Lean (aussi connue sous le nom de méthode Toyota, du nom de la société qui l'a conçue).
Les faits
En 2010, le volet Soutien à domicile du Programme « Perte d'autonomie liée au vieillissement et Déficience physique » du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Nord de l'île de Montréal (ci-après, l'« Employeur ») a été visé par une directive du ministère de la Santé et des Services sociaux. Cette directive obligeait l'Employeur à rendre compte annuellement du temps d'intervention des activités et exigeait de sa part une hausse de 10 % du nombre total d'heures d'intervention directes auprès de la clientèle, sous peine de réduction de son budget annuel. Par conséquent, comme bien d'autres centres dans le réseau de la santé et des services sociaux du Québec, l'Employeur a décidé de revoir ses processus de gestion et de prestation des services en mettant en œuvre une réorganisation du travail qu'il a alors appelée « Projet d'optimisation ».
Un des éléments de cette réorganisation, le « PSP », est un système de planification et de suivi de la performance établi sous forme de grille à remplir par chaque intervenant de façon hebdomadaire, selon la profession de la personne salariée. Chaque activité à faire est catégorisée et une période de temps fixe calculée en minutes est allouée pour la mener à bien. L'intervenant doit rendre compte du temps réellement consacré à chaque activité à la fin de la semaine, obtenant ainsi un pourcentage de performance. Ces mesures d'optimisation des services émanent de la méthode communément appelée Lean.
Notons qu'entre son implantation, en mai 2012, et son abandon réel en février 2013, le PSP a fait l'objet d'améliorations qui n'ont toutefois pas su régler les problèmes ni calmer les tensions qu'il avait créées au sein du personnel.
Les 10 et 11 octobre 2012, l'Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (ci-après, le «Syndicat ») a déposé 12 griefs collectifs dans lesquels elle reproche à l'Employeur de ne pas être intervenu pour assainir un climat de travail malsain et néfaste créé par la réorganisation du travail. Au total, 52 personnes salariées ont signé les griefs. Le Syndicat soutenait que la pression indue et malsaine exercée pour que les intervenants remplissent le PSP et se soumettent à ses normes affectait leur jugement professionnel et leur expertise clinique.
Par conséquent, le Syndicat réclamait des dommages moraux et des dommages punitifs et exemplaires pour chaque personne salariée signataire des griefs, et ce, pour un montant laissé à la discrétion de l'arbitre de grief. L'Employeur, pour sa part, demandait le rejet des griefs.
Sentence arbitrale1
L'arbitre, Me Carol Jobin, estime qu'il doit déterminer si l'Employeur, dans sa mise en place et sa gestion du PSP, a manqué à ses obligations et être de ce fait condamné à payer des dommages aux personnes salariées.
D'une part, il conclut que l'Employeur a manqué à son obligation de maintenir des conditions de travail justes, raisonnables et qui sauvegardent la dignité et la santé des personnes salariées. Il conclut également que ce manquement leur a causé un préjudice moral. À cet égard, il octroie un montant symbolique de 500 $ en dommages moraux à chaque personne salariée signataire des griefs.
Selon l'arbitre Jobin, l'application du PSP a eu une incidence directe et structurante sur les conditions de travail. En plus de causer une surcharge quant aux tâches à effectuer, le système a affecté les personnes salariées sur le plan moral et psychologique. L'incapacité d'atteindre les objectifs ou de satisfaire aux nouvelles normes a créé un sentiment d'échec, une perte de confiance en soi et un sentiment d'incompétence ou de dévalorisation. Le fait d'avoir à justifier son rendement lorsqu'il y avait des écarts par rapport aux objectifs quantifiés a provoqué de l'humiliation et de la culpabilité. Les intervenants ont ainsi subi un préjudice moral.
D'autre part, l'arbitre Jobin indique que l'Employeur n'a pas porté atteinte à l'intégrité professionnelle ni aux responsabilités déontologiques des personnes salariées. À ce titre, les intervenants ont pu éprouver des insatisfactions et des frustrations légitimes, mais celles-ci n'étaient pas suffisantes afin de donner ouverture à des dommages moraux.
Finalement, l'arbitre Jobin n'accorde pas de dommages punitifs et exemplaires. En effet, il conclut que l'Employeur croyait de bonne foi aux progrès ou aux améliorations pouvant découler du PSP et qu'il n'avait pas voulu prolonger les inconvénients et souffrances psychologiques subis par les personnes salariées.
Jugement de la Cour supérieure2
L'Employeur a déposé une demande de pourvoi en contrôle judiciaire de la sentence arbitrale de l'arbitre Jobin. Il a argué que la norme de révision applicable était celle de la décision correcte. Or, le juge Babak Barin a rejeté cette prétention, jugeant plutôt que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable. Le juge Barin a ensuite conclu que la décision de l'arbitre Jobin demeurait dans le spectre des conclusions raisonnables : sa décision est intelligible, transparente et se justifie par les faits et les dispositions pertinentes de la convention collective applicable.
Selon le juge Barin, bien que l'implantation d'un tel système découle directement des droits de direction octroyés par la convention collective, ceux-ci demeurent soumis aux autres dispositions de la convention collective et doivent être exercés sans abus, discrimination ou mauvaise foi ni de façon déraisonnable.
Le juge Barin confirme également que l'octroi de dommages moraux faisait partie des issues possibles et raisonnables.
Conclusions
À la lumière de la sentence arbitrale de l'arbitre Jobin, l'employeur prudent devra s'assurer, lorsqu'il met en œuvre des programmes d'optimisation et de vérification de la performance inspirés de la méthode Lean, que les conditions de travail de ses salariés ne sont pas affectées de manière à causer une pression indue ou malsaine, ou de manière à ce que ses obligations déontologiques soient mises en péril par l'effet des mesures choisies.
Plus précisément, l'employeur prudent devra s'assurer que le programme de vérification de la performance n'impose pas une surcharge de travail indue aux salariés, celle-ci pouvant être qualifiée de cette manière lorsqu'elle empêche les salariés d'accomplir leurs tâches essentielles. De plus, l'employeur devra veiller à fournir du soutien autant professionnel que psychologique à tous les salariés touchés par la réorganisation et le programme d'optimisation et de vérification de la performance, et les tenir informés du processus et des retombées prévues, recherchées ou potentielles de celui-ci.
Par ailleurs, sans remettre en question l'application de la méthode Lean, cette décision constitue tout de même une mise en garde. Dans une situation où cette méthode devait être appliquée incorrectement, l'intervention des tribunaux pour abus de droit de gérance pourrait être de mise. Rappelons également que toute modification apportée à la charge de travail des employés du secteur de la santé peut donner ouverture à la contestation d'une telle modification selon la procédure en place dans les conventions nationales. Bref, un employeur avisé souhaitant modifier de la sorte la charge de travail de ses employés devrait s'assurer, avant d'agir, de disposer de statistiques lui permettant de repérer des charges de travail comparables ailleurs dans le réseau.
1 Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Nord de l'île de Montréal (installation CSSS Ahuntsic/Montréal-Nord) (griefs collectifs), 2016 QCTA 129.
2 Centre universitaire de santé et de services sociaux du Nord de l'île de Montréal c. Jobin, 2017 QCCS 1583.