une main qui tient une guitare

Perspectives

UNE COUR DE L'ALBERTA INFIRME LA DÉCISION DU BANC DE LA COMMISSION DU TRAVAIL DE L'ALBERTA QUI REJETTE LE DÉPISTAGE ANTIDROGUE ALÉATOIRE À UN SITE D'EXTRACTION DES SABLES BITUMINEUX

Le juge D. Blair Nixon de la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta a infirmé la décision majoritaire du conseil d'arbitrage (la « majorité ») dans la cause sur le dépistage aléatoire que Suncor projetait d'administrer pour déceler les abus de drogues et d'alcool et a renvoyé la cause pour audition par un nouveau banc. La Cour a conclu que la décision de la majorité n'était pas raisonnable, mais a préféré ne pas substituer sa propre opinion à celle de la majorité. En effet, elle a statué que cette façon de procéder ne pouvait être retenue que lorsque les faits en l'espèce n'entraînent qu'un seul résultat raisonnable et que renvoyer la cause pour qu'elle soit entendue de nouveau [traduction] « serait tout à fait inutile ». Le syndicat a fait savoir qu'il appellerait de la décision.

Faits en l'espèce

Suncor exploite des sables bitumineux de l'Athabasca près de Fort McMurray, en Alberta. Les lieux de travail sont intrinsèquement dangereux : les ouvriers doivent accomplir leurs tâches au moyen de machinerie lourde (notamment des camions poids lourds), se servent de pelles hydrauliques et de pelles à câble, et sont entourés de lignes électriques de haut voltage; ils sont en contact avec des substances toxiques (radiation, produits chimiques, explosifs ainsi que liquides et gaz inflammables); ils travaillent avec de la vapeur à haute température et des canalisations à haute pression; enfin, ils sont postés dans des zones de dynamitage. À ses deux chantiers, Suncor emploie jusqu'à 10 000 ouvriers et 3 383 d'entre eux sont représentés par le syndicat Unifor, section locale 707A.

Au fil des ans, Suncor a adopté et modifié ses politiques régissant la consommation de drogues et d'alcool afin de régler les problèmes qui peuvent affecter la sécurité de ses ouvriers et de ses activités. La société a mis en place des politiques et des programmes détaillés qui portent entre autres sur la sensibilisation et la formation des employés et des superviseurs, les tests de dépistage à la suite d'un incident (également appelés « tests post-incident ») ou lorsqu'il existe des motifs raisonnables (également appelés « tests réalisés pour un motif raisonnable »), ou lors du retour au travail d'un employé à la suite d'un incident, et l'orientation et le soutien accordés aux ouvriers et à leur famille afin de régler les problèmes de dépendance.

Le 20 juin 2012, dans le but d'élargir la portée de son programme de sécurité, Suncor a annoncé qu'elle avait adopté une norme de dépistage aléatoire dans le cadre d'un nouveau programme pancanadien qui vise à déceler les problèmes de drogues et d'alcool. Dorénavant, le protocole prévoyait l'administration aléatoire de tests afin de dépister, chez les employés qui occupent des postes à risque, les incidences de consommation de drogues et d'alcool. Par suite de cette annonce, Unifor, section locale 707A a déposé un grief le 19 juillet 2012 dans lequel il contestait la norme de dépistage aléatoire. En défense, Suncor a soutenu qu'on constatait à ses chantiers un problème généralisé de toxicomanie, lequel était hors du commun. Cependant, le syndicat a rejeté la preuve présentée parce qu'elle était [traduction] « trop générale et vague » et s'est fortement opposé au fait qu'on ne faisait aucune distinction entre les entrepreneurs, les ouvriers syndiqués et les ouvriers non syndiqués.

Décision du conseil d'arbitrage

Un banc de trois arbitres a entendu le grief durant 23 jours d'audience et 19 personnes ont témoigné, dont 4 experts. La preuve comprenait des éléments techniques portant sur les méthodes de dépistage de drogues et d'alcool et les résultats qui en découlent. La décision se composait d'une longue analyse de la part de la majorité et d'une opinion dissidente détaillée. La majorité et le membre dissident ont tous deux renvoyé à l'arrêt de la Cour suprême du Canada Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, 2 RCS 458 (« Irving ») et reconnu que le fait qu'un milieu de travail est à risque ne justifie pas automatiquement l'adoption d'un programme de dépistage aléatoire. La majorité et le membre dissident ont déclaré qu'il faut trouver un équilibre entre les intérêts opposés comme en fait foi l'arrêt Re Lumber & Sawmill Workers' Union, Local 2537, and KVP Co (1965) 16 LAC 73 (« KVP »). En l'espèce, les intérêts opposés sont le droit à la vie privée des ouvriers et la sécurité en milieu de travail.

En en arrivant à sa conclusion et en infirmant la décision de la majorité, le juge Nixon a déclaré que la norme de contrôle raisonnable s'applique à cette cause. Si on analyse celle-ci à la lumière du caractère raisonnable en appliquant le critère retenu par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick , 2008 CSC 9 (« Dunsmuir »), la décision doit se trouver dans la gamme des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »1. La cour qui révise la décision n'est pas appelée à substituer à celle-ci sa propre opinion : « Néanmoins, si le processus et l'issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d'intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l'issue qui serait à son avis préférable »2. Il n'en reste pas moins que la Cour a confirmé que si l'on applique le mauvais critère juridique ou qu'on applique mal le critère approprié, la décision sera considérée comme déraisonnable3.

Décision de la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta

Dans son examen de la décision de la majorité, la Cour s'est penchée sur les trois questions suivantes :

  1. La majorité a-t-elle trop resserré le critère retenu dans l'arrêt Irving en ce qui concerne le niveau de preuve nécessaire pour établir qu'il existe un problème, au point d'avoir mis en place un seuil injustifié?
  2. La majorité a-t-elle eu raison de ne tenir compte que de la preuve portant sur des problèmes de consommation de drogues et d'alcool au sein de l'unité de négociation?
  3. La majorité a-t-elle omis de tenir compte de la preuve présentée à l'arbitrage?

En infirmant la décision de la majorité, la Cour a tranché comme suit quant à ces trois questions :

  1. Oui. La Cour a conclu que la majorité avait mal appliqué le critère retenu dans l'arrêt Irving. Dans cette décision, la Cour suprême du Canada a déterminé qu'il peut être justifié de recourir à des tests de dépistage aléatoire si la preuve fournie par l'employeur permet de démontrer qu'il existe un véritable problème de consommation de drogues et d'alcool en milieu de travail. Cependant, la majorité a déclaré que le test exigeait que l'on démontre qu'il existe un problème « grave » ou « important ». La Cour a conclu que l'on avait ainsi resserré à tort le critère retenu dans l'arrêt Irving. La majorité à l'arbitrage a conclu que [traduction] « [L]a preuve ne démontre pas qu'il est monnaie courante sur le chantier d'exploitation des sables bitumineux de consommer de l'alcool de manière si répandue que cette pratique est acceptée par les employés, que les employés ont l'habitude de boire de l'alcool en public et que cette activité est tolérée ou encouragée par la direction, soit ouvertement soit tacitement4 ». La majorité a également exigé qu'il y ait un lien causal entre cette consommation excessive présumée et tout accident, blessure ou autre événement regrettable à l'usine. Ces deux éléments ne sont pas des seuils requis dans l'arrêt Irving, ce qui a amené la Cour à conclure que le banc avait mal appliqué le critère retenu dans l'arrêt Irving.
  2. Non. La Cour a rejeté la déclaration de la majorité voulant qu'elle ne tienne compte que de la preuve de problèmes de consommation liés aux drogues et à l'alcool au sein de l'unité de négociation. Or, la norme définie par la Cour suprême dans l'arrêt Irving renvoie à un problème général en milieu de travail et non à une consommation excessive propre à une unité de négociation. La Cour, dans son examen, a conclu que les normes de sécurité s'appliquaient à l'ensemble des opérations de Suncor, à tous les ouvriers à ses deux chantiers, mais que seuls ceux qui occupaient des postes à risque étaient visés par la norme de dépistage aléatoire. Par conséquent, la Cour a jugé que le fait de tenir compte du « lieu de travail » en général, dans le contexte, n'entraîne pas une analyse trop libérale.
  3. Oui. Le fait de ne pas discuter d'un facteur pertinent ne signifie pas nécessairement que la décision de la majorité n'est pas raisonnable, mais [ traduction ] « [u]ne omission est une erreur grave si elle permet de croire en toute logique que la majorité a fermé les yeux sur les éléments de preuve ou a mal saisi ceux-ci d'une manière telle que sa décision en souffre »5. En passant en revue la décision de la majorité, la Cour a conclu que celle-ci a bel et bien fermé les yeux sur la preuve qui se rapportait aux « incidents en matière de sécurité » quant à la consommation de drogues et d'alcool en adoptant une démarche trop stricte et analytique. Ainsi, la majorité a tenté de limiter la preuve aux seuls éléments qui ne pouvaient qu'être attribués directement aux membres de l'unité de négociation, en supputant sur le sens de cette preuve lorsqu'elle ne permettait pas d'en arriver aux conclusions attendues et en faisant référence à des [ traduction ] « méthodes plus avancées » de dépistage lorsqu'aucune preuve en ce sens n'a été présentée. Ce faisant, [ traduction ] « [l]a Cour estime que la démarche de la majorité quant au critère qui est retenu dans l'arrêt Irving et le resserrement indu de ce seuil excluent virtuellement toute possibilité de test de dépistage aléatoire, quelles que soient les circonstances »6. À la lumière de la façon dont la majorité a analysé la preuve, la Cour a conclu que cette analyse et, s'ensuit, la décision qui en découle, ne sont pas raisonnables.

En infirmant la décision et en renvoyant la question à un nouveau banc pour qu'il l'entende à son tour, la Cour a conclu qu'elle ne pouvait substituer son opinion à celle de la majorité et a déclaré ce qui suit : [traduction] « Cette démarche, toutefois, n'est appropriée que lorsque les faits dont est saisie la partie chargée de prendre la décision administrative n'autorisent qu'un seul résultat raisonnable et qu'il serait tout à fait inutile de renvoyer la question à trancher devant un nouveau banc d'arbitrage. De l'avis de cette Cour, il en va autrement en l'espèce. »7

Cette cause continuera de susciter un vif intérêt, car il semble qu'Unifor entend interjeter appel de la décision auprès de la Cour d'appel de l'Alberta.