Please note, this content is only available in French
La Cour d’appel distingue le recours pour trouble de voisinage de celui en dommages-intérêts et précise également le caractère facultatif de la réalisation du danger dans l’attribution de dommages-intérêts punitifs lorsqu’il y a atteinte au droit à la sûreté.
Résumé
Dans un arrêt unanime rendu le 17 janvier 2020, la Cour d’appel du Québec a partiellement infirmé le jugement de l’honorable juge Bernard Godbout, j.c.s., du 21 juin 2012 et a, de ce fait, accueilli en partie l’action collective intentée au nom des citoyens de la municipalité de Shannon. La Cour d’appel a déterminé que le juge de première instance avait commis des erreurs déterminantes en omettant de se prononcer sur le caractère fautif ou non du comportement des intimés et en rejetant la réclamation en dommages-intérêts punitifs, au motif que les intimés n’auraient pas intentionnellement porté atteinte aux droits des citoyens.
Faits
Autorisée le 19 mars 2007, cette action collective faisait intervenir tous les citoyens de la municipalité de Shannon dont l’aqueduc a été contaminé par un solvant cancérigène émanant de la base militaire de Valcartier, du Centre de recherches pour la défense Canada et d’une ancienne usine de munitions exploitée à l’origine par le gouvernement fédéral, mais qui appartenait à SNC-Lavalin au moment de sa fermeture en 1991.
En décembre 2000, la municipalité de Shannon a été informée par la Direction de santé publique de la Capitale-Nationale que plusieurs puits se trouvant sur son territoire ont été contaminés par un solvant cancérigène et qu’il leur était recommandé de ne pas boire l’eau du robinet. Ainsi, la municipalité réclamait aux propriétaires des trois emplacements, soit le procureur général du Canada, le fabricant et la société immobilière (les « intimés »), qu’une indemnité soit versée aux membres du groupe en guise de dédommagement pour tout préjudice découlant de la contamination de la nappe phréatique par le solvant et du dérangement occasionné par les travaux de raccordement à l’aqueduc.
Le recours en dommages-intérêts
Le juge de première instance a déterminé, selon la prépondérance des probabilités, que le solvant cancérigène a été utilisé par les trois emplacements en question durant plusieurs années, approximativement du début des années 1940 jusqu’en 1985. Or, il a estimé que la municipalité n’avait pas réussi à prouver que la contamination de la nappe phréatique par l’utilisation à long terme de ce produit chimique avait entraîné un taux anormalement élevé de cancers parmi sa population. Considérant l’absence d’un tel lien de causalité, il ne jugea pas nécessaire de se prononcer sur l’existence d’une faute des intimés et décida de n’accorder qu’une indemnisation pour trouble de voisinage aux citoyens occupant une résidence ayant dû être raccordée au réseau d’aqueduc de la municipalité entre décembre 2000 et décembre 2001.
La Cour d’appel a déterminé que le juge de première instance n’avait pas commis d’erreur ni quant au fardeau de preuve applicable en l’espèce ni quant à l’absence de lien de causalité. En fait, elle souleva l’importance de faire preuve de déférence à l’égard du pouvoir d’appréciation de la preuve qui relève du jugement des faits.
Néanmoins, bien que les expertises ne permettaient pas de conclure que la contamination a entraîné un accroissement du nombre de cancers parmi les citoyens de la municipalité, la Cour d’appel a conclu que le juge de première instance devait tout de même se prononcer sur le caractère fautif ou non du comportement des intimés. Certes, le recours pour trouble de voisinage et le recours en dommages-intérêts sont deux recours distincts et indépendants(?). Contrairement au trouble de voisinage qui ne requiert pas la preuve d’une faute, mais seulement celle du caractère anormal des inconvénients que lui cause son voisin afin d’exiger réparation pour ses « inconvénients normaux », le recours en dommages-intérêts exige la preuve d’une faute afin d’avoir droit à la réparation du préjudice intégral qui constitue une suite directe et immédiate de la faute, sans qu’il y ait limitations aux seuls « inconvénients normaux ». Pour ces raisons, la Cour d’appel estime que le juge ne pouvait être dispensé de se prononcer sur l’existence d’une faute.
La Cour d’appel a déterminé que les intimés ont commis une faute au sens de l’article 1457 du Code civil du Québec en déversant dans l’environnement, pendant de nombreuses années, un solvant cancérigène sans égard au risque connu et compris de la contamination de la nappe phréatique et qu’ils devraient donc indemniser les citoyens de la municipalité pour le préjudice moral qu’ils ont subi. Ce préjudice moral, selon la Cour d’appel, résulterait du fait d’apprendre l’existence de la contamination. En outre, plus la période d’exposition à un contaminant serait longue, plus la personne raisonnable craindrait les effets dommageables sur sa santé et celle de ses proches. En l’espèce, cette période pouvait être fixée à un minimum de cinq ans. En conséquence, la Cour d’appel a condamné solidairement les intimés à remettre 750 $ par mois d’occupation à tous les citoyens ayant occupé une résidence raccordée au réseau d’aqueduc de la municipalité ou ayant habité dans un logement alimenté par l’aqueduc de la base militaire. Une somme forfaitaire additionnelle de 3 000 $ devait également être remise aux personnes majeures ayant eu sous leur garde ou leur responsabilité un ou plusieurs enfants mineurs durant la période d’exposition pertinente.
À l’instar du juge de première instance, la Cour d’appel a décidé d’indemniser pour une somme de 250 $ par mois d’occupation toutes les personnes majeures occupant une résidence ayant dû être raccordée au réseau d’aqueduc de la municipalité.
Les dommages-intérêts punitifs
Avec égard pour le juge de première instance qui a rejeté la réclamation en dommages-intérêts punitifs au motif qu’aucun élément de preuve ne permettait de conclure que la contamination ne résultait d’un geste intentionnel, la Cour d’appel a accueilli cette demande mais contre le procureur général du Canada seulement. Elle a estimé qu’il y avait atteinte illicite et intentionnelle aux droits de la municipalité justifiant une condamnation à des dommages punitifs de 250 $ par mois d’occupation au cours de la période d’exposition.
Bien que la Cour d’appel a confirmé les conclusions du juge de première instance quant à l’absence d’intention des intimés de contaminer la nappe phréatique et d’empoisonner les citoyens de la municipalité, elle a estimé que « l’accumulation de signaux d’alarme à partir de 1978, leur caractère urgent, la poursuite consciente d’une pratique polluante inadmissible pendant une longue période et l’indifférence des autorités responsables au regard des conséquences d’une telle pratique sur la population visée1 » l’obligeait à conclure à la présence d’une atteinte illicite et intentionnelle au droit à la sûreté, article 1 de la Charte des droits et libertés de la personne, et au droit à la jouissance paisible des biens, article 6 de la même Charte.
Cet extrait est fort éloquent quant à l’appréciation de l’existence d’une atteinte donnant ouverture à l’attribution de dommages-punitifs :
[567] L’interprétation du droit à la sûreté, consacré dans la Charte québécoise, qui se dégage de l’arrêt Imperial Tobacco, conjuguée à l’autonomie des dommages punitifs par rapport aux dommages compensatoires, signifie qu’une atteinte illicite et intentionnelle qui fait courir à autrui un danger pour sa vie ou son intégrité physique, sans pour autant que ce danger se réalise, pourra donner ouverture à l’octroi de dommages punitifs selon les articles 1 et 49 al. 2 de la Charte.
Conclusion
Dans cet arrêt, la Cour d’appel confirme la tâche particulièrement ardue qui incombe à une partie de prouver un lien de causalité en matière environnementale, et ce, peu importe le moyen utilisé pour établir cette preuve.
De plus, à l’avantage des justiciables, elle distingue expressément la nature des recours en trouble de voisinage de ceux en dommages-intérêts en insistant sur le fait que, bien que le premier permette la réparation d’un certain dommage sans avoir à faire état d’un comportement fautif de l’auteur de ce dommage, ce n’est pas le cas du deuxième.
Ultimement, cet arrêt précise l’analyse à effectuer afin de déterminer s’il y a effectivement eu atteinte illicite au droit à la sûreté d’un individu. Selon la Cour d’appel, un simple risque d’atteinte à l’intégrité physique serait donc suffisant afin de se voir attribuer des dommages-intérêts et, de ce fait, accorde un caractère facultatif à la réalisation réelle de l’atteinte.
L’auteur souhaite remercier Marie-Ève Froment, stagiaire en droit, pour sa généreuse contribution au présent texte.
1 Para 591.