une main qui tient une guitare

Perspectives

Gagner le pot affecte-t-il vos impôts? Jeux de hasard et imposition au Canada

Au Canada, les jeux de hasard suscitent depuis quelque temps une attention accrue en raison d’une multitude de facteurs, notamment les contrecoups de la pandémie de COVID-19 et le nouveau cadre législatif de la Loi sur le pari sportif sécuritaire et réglementé, qui permet aux entités titulaires de licences de mettre sur pied et d’exploiter des paris sportifs en lien avec une preuve ou une manifestation sportive.

L’explosion du nombre d’utilisateurs de sites de paris et d’applications de jeux d’argent de même que le succès de Jeux en ligne Ontario montrent clairement que le secteur des jeux de hasard est en plein essor au Canada.

Dans cet article, nous nous pencherons sur diverses questions touchant les jeux de hasard. Plus précisément, nous examinerons le traitement fiscal des sommes gagnées ou perdues au poker à la lumière des lignes directrices de l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC »), des critères juridiques applicables et des décisions dans Duhamel c. La Reine (2022 CCI 66), Fournier Giguère c. Le Roi (2022 CCI 132), D’Auteuil c. Le Roi (2023 CCI 3) et Bérubé c. Le Roi (2023 CCI 12).

Ces affaires brouillent les cartes, car il ne sera dorénavant plus aussi facile de déterminer si, aux fins fiscales, un contribuable exploite une entreprise. Les joueurs de poker qui empochent régulièrement des profits risquent de se retrouver perdants, et les adeptes de jeux de hasard au Canada pourraient y voir une source de frustration et de confusion.

Points à retenir

♠ Par opposition à l’arrêt Duhamel, les dossiers Fournier Giguère, D’Auteuil et Bérubé proposent l’élaboration d’une approche de la taxation des gains tirés de jeux de hasard axée sur les résultats faisant en sorte que les personnes qui gagnent de l’argent seraient plus susceptibles d’être assujetties à l’impôt que celles qui en perdent.

♣ Le principal facteur de commercialité ayant fait pencher la balance semble être la capacité du contribuable à réaliser un profit par ses activités de jeux de hasard.

♥ Ces affaires ne traitent pas les ententes de partage de gains et leur utilisation comme stratégie d’atténuation des risques de la même manière.

♦ L’utilisation de logiciels tiers pour jouer en ligne a reçu beaucoup d’attention des tribunaux, mais la manière dont les joueurs peuvent en tirer parti pour maximiser leurs profits n’a pas encore fait l’objet d’un examen approfondi.

1. Traitement fiscal des activités de jeux de hasard

Les contribuables doivent examiner l’applicabilité des articles 3 et 9 de la Loi de l’impôt sur le revenu lorsque vient le temps de déterminer si leurs activités de jeux de hasard sont imposables.

L’article 3 de la loi stipule que le revenu imposable doit être déterminé en calculant le « total des sommes qui constituent chacune le revenu du contribuable […] dont la source se situe au Canada ou à l’étranger, y compris […] le revenu tiré de chaque charge, emploi, entreprise et bien ».

L’article 9, quant à lui, indique que « le revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année ».

Dans le cas des jeux de hasard, la question est de déterminer si le contribuable exploite une entreprise. En règle générale, les gains issus de jeux de hasard ne sont pas imposables, puisqu’ils ne proviennent pas d’une source de revenus (par exemple, d’une entreprise). Cependant, si ces gains s’inscrivent dans des revenus d’affaires ou sont obtenus dans un contexte commercial, ils deviennent imposables.

Cette qualification peut s’avérer avantageuse sur le plan fiscal pour deux raisons :

  1. Les gains de jeux de hasard ne sont pas imposables s’ils ne constituent pas un revenu d’entreprise;
  2. Les pertes sont déductibles d’impôt si elles résultent de l’exploitation d’une entreprise.

Tous les niveaux de tribunaux canadiens ont déjà eu à se pencher sur la qualification des activités de jeux de hasard, mais ce n’est que tout récemment que des décisions importantes ont été rendues relativement au poker de type Texas Hold’em (que nous appellerons ici simplement « poker »). Ces dernières serviront de fondement pour pratiquement tous les litiges fiscaux liés au poker à l’avenir et influeront grandement sur l’imposition des activités de jeux de hasard en général.

2. Critère juridique pertinent

La définition de « revenu d’entreprise » aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu est constamment en évolution, tout comme la jurisprudence en la matière dans des dossiers se rapportant à des jeux de hasard. Dans Stewart c. Canada, par exemple, la Cour suprême du Canada a utilisé le critère suivant pour distinguer les activités personnelles des activités commerciales :

« Le contribuable a-t-il l’intention d’exercer une activité en vue de réaliser un profit et existe-t-il des éléments de preuve étayant cette intention1? »

Ce critère juridique est à la fois subjectif et objectif. Il vise à déterminer si une activité est assujettie à la Loi de l’impôt sur le revenu. Subjectivement, la Cour évalue s’il existe une intention de réaliser un profit. Objectivement, elle examine la présence d’indices de commercialité ou de caractéristiques commerciales. Étant donné la nature des jeux de hasard et le fait qu’une des motivations d’y prendre part est de gagner de l’argent, il a été déterminé en cour que « l’intention de réaliser un profit est un facteur qui n’est pas déterminant dans l’étude de la commercialité de ce type d’activités puisque tous les joueurs sont motivés par la recherche du profit »2.

Comme l’a établi la Cour dans l’affaire Duhamel, on ne peut conclure à l’existence d’une source de revenu d’entreprise que si la preuve montre que l’activité en cause a été exercée conformément à des normes objectives de comportement d’affaires sérieux.

3. Facteurs de commercialité

Moldowan c. La Reine ne traite pas de jeux de hasard, mais fournit néanmoins une liste non exhaustive de facteurs objectifs dont les tribunaux peuvent se servir pour déterminer si l’intention d’un joueur est de réaliser un profit, soit :

  • L’état de ses profits et pertes pour les années antérieures;
  • Sa formation;
  • La voie sur laquelle il entend s’engager;
  • Sa capacité à réaliser un profit3.

La gestion ou l’atténuation des risques est également à prendre en compte. En fait, « les tribunaux considèrent que la prise de risque est une caractéristique inhérente à toute activité génératrice des revenus et que c’est plutôt la minimisation du risque ou la gestion du risque qui est susceptible de faire de cette activité une source de revenus4 ».

Habituellement, une activité est réputée de nature commerciale si elle est entourée d’un système clair : plan d’affaires, formation, capacité de réaliser un profit et mécanisme d’atténuation des risques. Dans Fournier Giguère, la Cour a par ailleurs indiqué que « le critère de la minimisation du risque dans l’analyse de l’exploitation d’une entreprise par le contribuable » comptait parmi les principaux facteurs « susceptible[s] de faire de cette activité une source de revenus ».

La question la plus litigieuse soulevée dans les quatre affaires qui nous intéressent est probablement celle de la fréquence des activités de jeux. Un exemple souvent cité, qui remonte à plusieurs années, est la décision dans Leblanc c. La Reine, dans laquelle la Cour a déclaré ce qui suit : « [l]e jeu – même si le joueur s’y livre régulièrement, fréquemment et systématiquement – est quelque chose qui, par sa nature, n’est pas généralement considéré comme une activité commerciale, sauf dans des circonstances fort exceptionnelles »5.

Il ne suffit donc pas qu’une personne ait de la chance, ou qu’elle espère gagner; il faut qu’elle ait l’intention de réaliser des gains et une expectative raisonnable de profit, et qu’elle agisse selon un comportement d’affaires sérieux6. Bien que la fréquence du jeu ait peu de pertinence, les compétences, les connaissances et la discipline du contribuable, elles, doivent être considérées dans l’évaluation de la commercialité7. L’importance relative accordée à chacun des facteurs est l’une des bases du critère juridique des « normes objectives de comportement d’homme d’affaires sérieux » établi dans l’affaire Stewart. Comme la jurisprudence en témoigne, la détermination de ce qui constitue un tel comportement n’est pas toujours claire.

4. Affaires qui ont marqué l’histoire

Jusqu’à maintenant, les tribunaux et le ministère des Finances se sont la plupart du temps montrés réticents à déclarer que des gains de jeux de hasard représentent une source de revenus, ce qui rend de plus en plus difficile l’attribution de cette qualification. Cette tendance s’explique entre autres par une observation notée par Benjamin Alarie : la grande majorité des gens qui s’adonnent à des jeux de hasard perdent de l’argent, et ces pertes sont souvent déduites de leurs autres sources de revenus8.

Avant Duhamel, Fournier Giguère, D’Auteuil et Bérubé, il y avait Cohen v. The Queen, décision qui faisait autorité au Canada en matière de poker. Dans cette affaire, contrairement à dans la quadrilogie de dossiers récents, un contribuable cherchait à déduire de son revenu des pertes de jeu et des dépenses d’affaires totalisant 121 991,43 $ pour l’année; l’ARC ayant jugé qu’il n’exerçait pas ces activités à titre professionnel, la Cour lui a donné tort. Elle a conclu qu’il n’y avait pas eu d’intention délibérée de gagner plutôt que de perdre ou d’attentes raisonnables à ce titre, que le contribuable n’avait qu’une formation limitée et qu’il n’avait aucune capacité de réaliser un profit au moyen de ses activités. Le contribuable n’avait pas préparé de budget et n’a pas présenté de preuves fiables indiquant qu’il avait élaboré et mis en œuvre un plan réfléchi.

L’évaluation par les tribunaux de ce qui constitue un revenu d’entreprise a atteint son point culminant avec Leblanc c. La Reine, affaire portant sur les gains de loterie sportive de deux frères. Afin de contourner les limites du nombre de billets qu’ils pouvaient acheter, ils ont eu recours à plusieurs aides et négocié des prix réduits auprès de détaillants, et ce, en Ontario et au Québec. Les frères ont gagné à maintes reprises au cours des années d’imposition 1996 à 1999.

Bien qu’ils employaient des méthodes musclées et se servaient d’un programme informatique pour miser sur les issues les plus risquées en vue de faire des gains, le tribunal a jugé qu’ils n’étaient « pas des joueurs professionnels qui évaluent leurs risques, qui les minimisent et qui se fondent sur des renseignements d’initiés ainsi que sur leurs connaissances et sur leurs compétences »9. Divers facteurs suggéraient qu’ils avaient établi une structure fiable pour réaliser un profit, mais il n’a pas pu être établi qu’un « système » avait été mis en place à cette fin. Au bout du compte, la Cour a conclu que les activités de jeux de hasard des frères étaient de nature personnelle et ne constituaient pas un revenu d’entreprise assujetti à l’impôt.

La présence de compétences physiques plutôt que techniques semble être l’un des éléments déterminants auxquels se fient les tribunaux pour déterminer si les activités de joueurs sont de nature commerciale. Pensons par exemple à l’affaire Luprypa c. La Reine, [1997] 3 CTC 2363, 97 DTC 1416, où un joueur de billard chevronné a réalisé des gains en affrontant des joueurs inexpérimentés en état d’ébriété (alors qu’il était lui-même sobre), ou encore à l’affaire Dowling v. The Queen, 96 DTC 1250 (TCC), où un golfeur professionnel misait sur ses propres parties de golf contre d’autres joueurs. Dans ces situations, les tribunaux ont donné tort aux contribuables, jugeant que leurs gains équivalaient à un revenu d’entreprise.

Comme il a été établi dans Leblanc et réitéré dans D’Auteuil et Fournier Giguère, les affaires de jeux de hasard se classent généralement dans trois grandes catégories :

  1. Les cas où le jeu est un divertissement; le joueur ne sera alors pas assujetti à l’impôt, et ce, même s’il s’adonne à ses activités compulsivement ou qu’il a mis en place un système pour les organiser.
  2. Les cas où le jeu est accessoire à une entreprise.
  3. Les cas où un contribuable utilise son expertise et ses habiletés pour gagner de l’argent dans un jeu de hasard où cesdites habiletés sont une composante essentielle; ses gains seront imposables dans un tel contexte10.

Lorsqu’on examine Duhamel, Fournier Giguère, D’Auteuil et Bérubé conjointement, certains parallèles se tracent entre les facteurs de la première catégorie et ceux de la troisième. C’est vraisemblablement pour cette raison que le juge en chef Bowman a constaté qu’il était question dans les quatre dossiers d’une analyse peu pertinente sur la qualification du poker comme un jeu d’adresse.

Des centaines de paragraphes dans les quatre affaires traitaient de cette question et de celle de savoir si le succès au poker était dû aux habiletés ou au hasard, la conclusion étant que des éléments de compétences entraient effectivement en jeu, mais ne permettaient pas nécessairement aux joueurs de compter uniquement sur ces derniers pour toucher régulièrement un revenu11.

5. Les affaires Duhamel et Fournier Giguère

Les affaires Duhamel et Fournier Giguère sont difficilement comparables, puisque malgré leurs nombreuses similarités – M. Duhamel et M. Giguère sont deux champions de poker, ont un mode de vie semblable et fréquentent les mêmes cercles sociaux –, elles ont été analysées différemment par la Cour et n’ont pas connu la même issue.

Plus précisément, Duhamel a davantage suivi la jurisprudence actuelle en appliquant une méthode de détermination rigoureuse, alors que l’approche dans Fournier Giguère semble beaucoup plus laxiste.

L’affaire Duhamel

Ce dossier a demandé l’examen d’un grand nombre de faits et d’éléments de preuve et fait intervenir plusieurs experts, notamment pour ce qui touche les gains du contribuable, les structures d’entreprise, les ententes de commandite et la Loi de l’impôt sur le revenu. La décision de 255 paragraphes de la juge Lafleur a porté sur un enjeu principal, soit celui de savoir si les gains nets découlant des activités de poker de M. Duhamel devraient être inclus dans le calcul de son revenu d’entreprise, aux termes des articles 3 et 9 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le contribuable a réussi à convaincre la Cour que ce n’était pas le cas.

Au vu des preuves présentées par l’intimée, le succès de M. Duhamel au poker et les gains connexes semblaient de prime abord entrer dans la catégorie du revenu d’entreprise. Il a entre autres été démontré qu’il employait des stratégies de gestion des risques et qu’il avait publié un livre, analysé ses adversaires, touché des revenus de commandite, participé à des tournois caritatifs et retenu les services d’un agent pour négocier ses ententes de partage de gains. De toute évidence, il ne jouait pas au poker par simple plaisir – surtout si l’on considère qu’il a gagné le Main Event des World Series of Poker en 2010.

Le témoignage de M. Duhamel a cependant révélé une attitude beaucoup plus nonchalante, indiquant qu’il n’avait pas nécessairement d’intention de commercialisation; il disposait de peu de connaissances théoriques sur les stratégies de poker ou les techniques à utiliser pour obtenir un avantage, et sa seule « formation » consistait à regarder des vidéos sur YouTube à l’occasion et à consulter des sites d’actualités du monde du poker. Par ailleurs, il a été établi qu’il ne cherchait pas à faire un profit en offrant des cours au public. Autre fait important : les places aux tables de jeu dans les tournois étant déterminées au hasard, il est impossible d’étudier d’avance les jeux des autres joueurs. La Cour a en outre noté qu’il n’était pas nécessaire d’avoir suivi une formation pour parfaire les connaissances mathématiques requises pour jouer au poker. De plus, les agents embauchés pour gérer les entrevues et les relations publiques de M. Duhamel ne s’occupaient pas de ses activités de jeux, puisqu’il se chargeait personnellement de s’inscrire à des tournois et de coordonner ses déplacements.

M. Duhamel avait d’autres sources de revenus : il recevait des dividendes de sa société, et des revenus de son portefeuille de placement, de ses commandites et de ses apparitions publiques. Son revenu provenait donc en majorité de son succès au poker, mais la Cour n’était pas convaincue qu’il s’agisse de sa seule occupation. Elle n’a cependant pas considéré ce fait comme pertinent, puisque les activités de M. Duhamel étaient distinctes de celles de sa société. Cette dernière était une entité juridique indépendante qui payait de l’impôt et touchait des revenus de commandites, de victoires au poker et d’apparitions publiques.

Un autre facteur prouvant que les activités de M. Duhamel n’étaient pas de nature commerciale est le fait qu’il n’avait pas ouvert de compte bancaire ou demandé de carte de crédit pour sa société; il n’avait établi aucun plan d’affaires, ne consignait pas ses gains et ses pertes et ne se préparait pas de manière sérieuse avant des tournois à frais d’entrée élevés.

Compte tenu de la jurisprudence, il est surprenant que l’affaire Duhamel se soit rendue à l’étape du procès. Les arguments avancés par la ministre du Revenu national montrent qu’elle se basait en fait sur des renseignements erronés, nommément en ce qui concerne la distinction entre les activités du particulier et celles des sociétés qu’il a constituées. Conformément à l’ensemble des décisions précédentes en la matière, il a donc été décidé que M. Duhamel ne serait pas assujetti à l’impôt pour ses activités de poker étant donné que ses gains relevaient d’un coup de chance.

L’affaire Fournier Giguère

La question au cœur de ce dossier, tout comme dans l’affaire Duhamel, était de déterminer si les gains nets tirés des activités de poker de M. Fournier Giguère devaient être comptabilisés comme un revenu d’entreprise.

Cela s’est par contre fait de manière différente dans les deux affaires : dans Duhamel, la juge s’est attardée à la provenance exacte des revenus du contribuable (commandites, gains au poker, apparitions publiques, etc.) et à la structure précise de son entreprise, alors que dans Fournier Giguère, les activités de poker ont davantage été considérées dans leur ensemble. Cette différence s’explique vraisemblablement par le fait que M. Fournier Giguère n’était pas commandité et qu’on ne le payait pas pour faire des apparitions publiques; il n’y avait pas non plus lieu d’examiner plusieurs personnes morales distinctes.

Au paragraphe 129, le juge Favreau déclare ce qui suit :

[…] je viens à la conclusion que, selon la prépondérance des probabilités, l’appelant avait l’intention subjective de réaliser un profit en s’adonnant à ses activités de poker et qu’il utilisait son expertise et ses habilités [sic] pour gagner sa vie au poker, un jeu de hasard où l’habilité [sic] entre fortement en ligne de compte.

Sa décision et son analyse de la situation se sont donc basées sur la capacité de M. Fournier Giguère à réaliser un profit et à gagner sa vie, contrairement à dans Duhamel, où la juge a plutôt considéré la commercialité des activités de poker.

Ce qui a apparemment fait pencher la balance dans l’affaire Fournier Giguère est la découverte que le contribuable avait joué un nombre élevé de mains contre des joueurs moins habiles que lui, qu’il avait utilisé des applications tierces et qu’il avait conclu des ententes de partage de gains.

Ce dossier crée une incertitude quant aux réalités concrètes des activités de poker en ligne pour plusieurs raisons :

  • Tout joueur de poker habile qui joue régulièrement en ligne contre des adversaires choisis aléatoirement jouera forcément contre des personnes moins habiles que lui. Le raisonnement de la Cour pour déterminer que M. Fournier Giguère était en mesure de jouer systématiquement contre des joueurs aux compétences inférieures aux siennes afin de réaliser un profit n’est pas tout à fait clair.
  • Il n’a pas été question de la manière dont les applications tierces peuvent augmenter les probabilités qu’un joueur gagne ou de la façon dont elles peuvent aider un utilisateur à générer un profit dans le cadre d’une approche méthodique (par exemple, pour comparer ses statistiques avant et après l’utilisation d’une application).
  • De plus, les ententes de partage de gains sont catégoriquement considérées comme une stratégie de gestion des risques et un signe de commercialisation d’activités de jeux dans Fournier Giguère, alors que les conclusions dans Duhamel soulèvent certaines nuances à prendre en compte dans le contexte d’un tournoi amical en personne.

Le facteur décisif semble avoir été la capacité de M. Fournier Giguère de tirer un profit de ses activités de jeux et de gagner sa vie de cette façon. L’affaire Fournier Giguère suggère que si une personne peut, de manière fiable et régulière, gagner de l’argent en jouant au poker, les sommes en question seront assujetties à l’impôt à titre de revenu d’entreprise. On y a privilégié une analyse fondée sur les résultats plutôt que de voir le revenu comme découlant d’une formation, de se pencher sur l’existence d’un plan d’affaires ou de peser soigneusement les gains et les pertes.

6. Les affaires D’Auteuil et Bérubé

Les décisions dans ces deux dossiers sont pratiquement identiques et suivent en grande partie l’analyse effectuée dans Fournier Giguère. Les trois affaires ont été entendues par le juge Favreau, et les éléments de preuve ont été examinés, en grande partie, selon les mêmes thèmes et tendances. Dans D’Auteuil et Fournier Giguère, le juge s’est appuyé presque exclusivement sur le critère de capacité à réaliser un profit établi dans Moldowan. Cette approche axée sur les résultats accorde l’importance principale au fait qu’un contribuable ait gagné de l’argent. Les facteurs de commercialité et la présence d’un système n’ont été étudiés que sommairement.

En reprenant la question posée par la Cour dans Stewart c. Canada, soit : « le contribuable a-t-il l’intention d’exercer une activité en vue de réaliser un profit et existe-t-il des éléments de preuve étayant cette intention? », le juge Favreau met l’accent sur l’importance de prouver que le contribuable a généré un profit. La juge Lafleur dans Duhamel s’est aussi reportée à Stewart, mais s’est plutôt concentrée sur les facteurs de commercialité12.

Le jugement dans l’affaire D’Auteuil indique ce qui suit au paragraphe 120 :

Malgré son mode de vie hors norme et sa propension à toujours vouloir jouer aux tables de très hautes mises, l’appelant avait un comportement d’homme d’affaires sérieux. Il jouait au poker pour gagner. Il évitait de jouer contre certains adversaires et il adaptait son jeu en fonction de son « bankroll » pour éviter les situations trop périlleuses. L’appelant a adopté des normes objectives de gestion et de minimisation des risques. Lorsqu’il participait à des tournois en présentiel, il partageait [sic] et vendait à d’autres joueurs des parts en fonction des coûts d’entrée aux tournois. Il lui arrivait aussi de prendre des participations dans les tournois auxquels Martin Fournier Giguère participait pour les montants entre 100 000 $ et 150 000 $.

On retrouve presque exactement la même conclusion au paragraphe 115 de la décision Bérubé :

Malgré son mode de vie hors normes et sa propension à toujours vouloir ridiculiser ses adversaires, l’appelant avait un comportement d’hommes d’affaires sérieux. Il n’avait pas besoin de registres comptables, ni de plans d’affaires. Il jouait pour gagner et il savait comment atteindre son but. Il évitait de jouer contre certains joueurs ou il jouait avec plus de prudence. Il adaptait son jeu en fonction de son « bankroll » pour éviter les situations trop périlleuses. L’appelant a adopté des normes objectives de gestion et de minimisation des risques. Il jouait sur plusieurs tables à la fois dans le but de maximiser ses possibilités de gains dans le plus court laps de temps de jeu.

Ces décisions laissent plusieurs questions importantes sans réponse, notamment la mesure dans laquelle des applications logicielles tierces peuvent influer positivement sur la marge de profit d’un joueur, et s’il existe une distinction entre les activités en ligne à volume élevé et les tournois en personne à enjeux élevés (qui font entrer en ligne de compte des préoccupations de gestion des risques et d’utilisation des logiciels à considérer lors de l’évaluation de la commercialité).

7. Cartes sur table : bilan

Les décisions dans les dossiers récents concernant le traitement fiscal des activités de poker susciteront plus de questions chez les contribuables qu’elles ne leur apporteront de réponses. Elles ne fournissent pas collectivement de règles nettes en la matière, ce qui rend difficile de prévoir la manière dont une personne serait imposée dans divers scénarios. Une analyse contextuelle n’offre par ailleurs que très peu de précisions sur la définition de termes comme « commercialité ».

Les quatre affaires ne se contredisent pas directement les unes les autres, et leurs résultats ne sont pas incompatibles. Ceux-ci se basent sur le bon sens, compte tenu du fait que les contribuables sont des joueurs de poker professionnels qui ont enregistré d’importants gains au cours de leur carrière. En revanche, une ambiguïté demeure du fait que le tribunal a raté l’occasion d’établir un cadre complet et prévisible afin de donner des orientations aux contribuables quant aux répercussions fiscales de leurs activités de jeux de hasard. Dans ces dossiers, les facteurs permettant d’examiner de manière critique la distinction entre des activités personnelles et des activités commerciales semblent avoir été relégués au second plan.

Une chose est claire en lisant les décisions : plus un joueur de poker a du succès, plus ses activités sont plus susceptibles de constituer une recherche de profit, et donc d’être imposables à titre de revenu d’entreprise.

L’ironie de l’affaire Duhamel est que la Cour a jugé que le contribuable n’avait pas l’intention de gagner sa vie en jouant au poker (et, par conséquent, qu’il n’exploitait pas une entreprise par ses activités de jeu) en grande partie parce que les gains et l’entente de commandite découlant de sa victoire au Main Event de la World Series of Poker lui ont procuré des revenus suffisants pour qu’il puisse se contenter de jouer au poker par plaisir plutôt que d’en faire son gagne-pain. En somme, gagner la World Series of Poker a permis à M. Duhamel de diversifier ses sources de revenus (dividendes, commandites, apparitions publiques, etc.), ce qui a convaincu la Cour qu’il n’avait pas l’intention subjective de faire du poker son occupation.

Dans Fournier Giguère, D’Auteuil et Bérubé, la Cour a laissé de côté les facteurs de commercialité traditionnels et s’est plutôt concentrée sur les preuves du succès financier personnel des contribuables, notamment leur revenu annuel, les revenus tirés de leurs activités de coaching, le coût des biens achetés grâce à leurs gains, la vente de soldes de leurs comptes en ligne, ainsi que leur valeur nette et leurs bénéfices. En serait-elle arrivée à la même conclusion si, au lieu de lui permettre de « gagner sa vie », les activités de M. Fournier Giguère l’entraînaient à réclamer d’importantes pertes en capital chaque année? Cela est discutable. L’affaire Duhamel contourne cette question épineuse en se penchant sur la manière dont les activités sont exécutées plutôt que sur les gains accumulés.

Les décisions récemment rendues par les tribunaux dans les affaires concernant des gains de poker soulèvent de nombreuses questions relativement au traitement des ententes de partage de gains comme stratégie d’atténuation des risques. Dans Duhamel, par exemple, la Cour a jugé que les ententes de partage de frais d’entrée et de partage de gains conclues par M. Duhamel ne constituaient pas une stratégie de gestion des risques en bonne et due forme, compte tenu du nombre de tournois en personne et en ligne auxquels il a participé. Cette nuance se dissipe dans Fournier Giguère, dont l’analyse s’arrête à la présence de telles ententes.

Le paragraphe 248 de la décision Duhamel, qui fait référence au témoignage de M. Fournier Giguère, fait clairement ressortir les opinions contraires de la juge Lafleur et du juge Favreau :

De plus, bien que l’un des objets des ententes de partage de gains conclues avec d’autres participants soit la gestion des risques, la Cour tient aussi compte du témoignage de M. Duhamel portant que de telles ententes sont conclues pour créer un esprit d’équipe et non pas pour minimiser le potentiel de pertes. Le témoignage de M. Fournier‑Giguère, qui a signé une telle entente avec M. Duhamel, tend effectivement à confirmer le but de ces ententes, puisque M. Fournier‑Giguère est retourné à Las Vegas en novembre 2010 pour assister à la table finale, alors qu’il avait perdu dès les premiers jours de ce tournoi qui avait débuté en juillet 2010.

La décision dans Fournier Giguère s’avère particulièrement problématique pour les contribuables, puisqu’elle emprunte une formulation précédemment rejetée par le juge en chef Bowman dans Leblanc en 2006, au paragraphe 42 :

Si je comprends bien, on affirme que le joueur, puisqu’il gagnait, devait avoir mis au point un système, de sorte qu’il exploite une entreprise. Si ce joueur avait perdu, cela aurait prouvé l’absence de système et par conséquent d’entreprise, et les pertes n’auraient pas été déductibles. Cette prétention est l’exposé à peu près le plus classique qu’il m’ait été donné d’entendre quant à l’erreur logique post hoc ergo propter hoc.

Comme le ministre dans Radonjic c. Canada (Agence du revenu), la Cour dans Fournier Giguère a conclu que M. Fournier Giguère usait d’un « système », mais n’a fourni aucune autre explication à propos de sa mise en place13. Il jouait un fort volume de mains sur des tables de basses limites avec des joueurs plus faibles, mais aucun fondement dans la preuve ne permet de démontrer comment il choisissait ses adversaires.

Il est difficile de prévoir comment les décisions dans Fournier Giguère, D’Auteuil et Bérubé façonneront la jurisprudence ou les comportements des contribuables à l’avenir. Ces dossiers décrivent vaguement l’utilisation de logiciels, de statistiques et de méthodes de suivi des victoires, mais n’entrent pas dans les détails des types de stratégies, des facteurs de commercialisation et des comportements d’affaires connexes qui ont permis la réalisation d’un profit. On ne fait actuellement aucune distinction entre l’utilisation de tels outils à des fins récréatives et à des fins commerciales.

Les contribuables qui souhaitent éviter d’exploiter une entreprise par inadvertance dans le cadre de leurs activités de jeu normales doivent faire attention à limiter le nombre de tables auquel ils jouent simultanément. Il est de plus recommandé d’éviter complètement (ou du moins de désactiver) tout logiciel tiers qui suit le taux de victoire ou le succès relatif des autres joueurs.

À première vue, M. Fournier Giguère, M. D’Auteuil et M. Bérubé ne sont que des joueurs qui se sont adonnés intensivement au poker en ligne pendant une période prolongée. Les conclusions dans leurs dossiers semblent se baser notamment sur le raisonnement fallacieux de l’affaire Leblanc, à savoir qu’une personne qui gagne plus qu’elle perd à un jeu de hasard doit forcément avoir mis en place un système pour y arriver et devrait être imposée comme si ses gains constituaient un revenu d’entreprise.

Le meilleur moyen d’examiner la question est peut-être d’imaginer la situation inverse et de se poser la question suivante : l’ARC serait-elle à l’aise avec le fait que des contribuables canadiens réclament des pertes en capital de plusieurs millions de dollars en faisant fi des pratiques commerciales courantes comme l’établissement d’un plan d’affaires et la tenue des comptes, le tout en présentant des comportements s’apparentant à une dépendance bien plus qu’à l’exploitation d’une entreprise?

8. Conclusion

La décision dans l’affaire Duhamel a procuré une impression de finalité aux contribuables et à l’ARC, mais les dossiers Fournier Giguère, D’Auteuil et Bérubé ont peu après brouillé les cartes et réinstallé un climat d’incertitude. Il existe en effet une certaine ambiguïté quant au traitement judiciaire des ententes de partage de gains et à l’étendue de l’influence des sites et applications de poker en ligne sur les facteurs de commercialité à évaluer.

La popularité des jeux de hasard, plus accessibles que jamais auparavant, continue de monter en flèche au Canada. Mentionnons par exemple que les paris sportifs sont plus courants que le jeu à des tables au casino, et quasiment aussi communs que les jeux de hasard électroniques14. Fait pertinent : comme les joueurs qui s’adonnent aux paris sportifs se servent d’applications tierces similaires à celles utilisées dans le monde du poker pour faire le suivi de leur mise, les dossiers dont il a été question ici seront pertinents pour pourrait entrer en ligne de compte dans le cadre d’analyses judiciaires futures.

L’ARC, empruntant une citation tirée de la décision dans l’affaire Leblanc, reconnaît que « [l]e jeu – même si le joueur s’y livre régulièrement, fréquemment et systématiquement – est quelque chose qui, par sa nature, n’est pas généralement considéré comme une activité commerciale, sauf dans des circonstances fort exceptionnelles »15. L’issue des dossiers Giguère, D’Auteuil et Bérubé en fait la preuve et ouvre la porte à l’imposition des personnes qui jouent régulièrement et se servent d’applications tierces pour retirer un profit de jeux de hasard.

Nous joindre

Avant de tout miser d’un coup en communiquant personnellement avec l’ARC au sujet de sommes d’argent gagnées ou perdues au poker, contactez l’un des auteurs ou l’autrice du présent article ou le groupe Droit fiscal de BLG – surtout si vous faites l’objet d’une vérification fiscale.

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