Dans la récente affaire Thurston v. Ontario (Children’s Lawyer), 2019 ONCA 640, la Cour d’appel de l’Ontario a fait la lumière sur une question à laquelle les employeurs se trouvent de plus en plus confrontés : à partir de quel moment des entrepreneurs indépendants acquièrent-ils, dans les faits, des droits à titre d’entrepreneurs dépendants en raison de la nature de leur contrat?
En l’espèce, la demanderesse, Barbara Thurston, était une avocate exerçant à titre individuel qui fournissait des services juridiques au Bureau de l’avocat des enfants (BAE) depuis 13 ans, enchaînant les mandats de représentation à durée déterminée.
Ces mandats de représentation n’étaient pas assortis d’un droit de renouvellement automatique et prévoyaient que :
- la demanderesse ne travaillerait pas exclusivement pour le BAE et continuerait parallèlement sa pratique privée;
- le BAE ne pourrait garantir à la demanderesse un volume de travail minimum;
- le BAE se réserverait le droit, à son entière discrétion, de mettre fin à tout moment au mandat de représentation en question, et ce, sans que cela ne constitue une faute ni n’engage sa responsabilité.
Tout au long des 13 années qu’a duré sa relation avec le BAE, la demanderesse a conservé sa pratique privée indépendante, qui constituait sa principale source de revenus pendant cette période. Le travail qu’elle effectuait pour le BAE a représenté en moyenne 39,9 % de son chiffre d’affaires annuel pendant toute la durée de son mandat de représentation, ne dépassant les 50 % qu’à deux reprises (62,6 % en 2012-2013 et 50,1 % en 2014-2015).
À l’expiration de son dernier contrat en mars 2015, la demanderesse (intimée) a été informée par le BAE que son mandat de représentation ne serait pas renouvelé. Elle a alors intenté une action contre ce dernier devant la Cour supérieure de justice, alléguant qu’en tant qu’entrepreneuse dépendante, elle avait droit à un préavis de cessation de 20 mois. Le BAE a alors présenté une requête en jugement sommaire pour faire rejeter sa demande, mais la juge a rejeté la requête et a estimé que la demanderesse était une entrepreneuse dépendante.
Pour rendre son verdict, la juge s’est appuyée sur plusieurs conclusions, à savoir que la demanderesse entretenait une longue relation ininterrompue avec le BAE, qu’elle effectuait un travail crucial pour ce dernier et qu’elle était considérée par le public comme l’une de ses employés. La juge a conclu que ces éléments l’emportaient sur le fait que la proportion du chiffre d’affaires de la demanderesse provenant du BAE ne dépassait généralement pas le seuil des 50 %.
En juin 2019, la Cour d’appel a infirmé la décision de la juge de première instance et rejeté l’action de l’intimée. Le juge Huscroft a réaffirmé, au nom de la Cour d’appel, la norme juridique établie dans McKee v. Reid’s Heritage Home Ltd. selon laquelle [traduction] « une certaine dépendance économique minimale peut être démontrée par une exclusivité complète ou quasi complète1 ». Tout en gardant à l’esprit la raison d’être du statut d’entrepreneur dépendant, à savoir [traduction] « l’extension aux entrepreneurs dépendants du droit en common law des employés à un préavis de cessation », la Cour d’appel a insisté sur le caractère déterminant que jouait l’exclusivité dans la distinction entre les entrepreneurs dépendants et indépendants. Pour ce faire, elle s’est appuyée sur l’affirmation de la Cour dans Keenan v. Canac Kitchens Ltd., 2016 ONCA 79 selon laquelle l’exclusivité, et donc la dépendance économique, doit être prise en considération dans le contexte de l’ensemble de la durée de la relation.
En appliquant cette norme juridique à la relation de l’intimée avec le BAE, la Cour d’appel a estimé que la moyenne de 39,9 % du chiffre d’affaires annuel tirées du BAE pendant leurs 13 années de relation ne permettait pas de remplir la condition d’exclusivité complète ou « quasi complète ». Bien que le concept d’exclusivité « quasi complète » soit ambigu et que des facteurs supplémentaires puissent intervenir dans la détermination de la dépendance économique, la Cour d’appel a précisé dans Thurston que, [traduction] « pour que l’exclusivité soit considérée comme "quasi complète", l’intimée devait tirer bien plus que de 50 % de son chiffre d’affaires de la relation ». Selon ce raisonnement, l’intimée n’a pas satisfait au principal critère pour être considérée comme une entrepreneuse dépendante. C’est pourquoi la Cour d’appel a conclu qu’elle n’entrait pas dans cette catégorie.
La Cour d’appel a estimé que [traduction] « la juge de première instance s’est méprise sur la nature de la norme juridique et n’a pas tenu compte de plusieurs considérations pertinentes ». Non seulement la moyenne du chiffre d’affaires annuel de l’intimée qui provenait de sa relation avec le BAE s’est révélée insuffisante, mais le tribunal inférieur a omis de prendre en considération les facteurs suivants, qui, selon la Cour d’appel, permettent de déterminer qu’il s’agissait en l’espèce d’une relation d’entrepreneur indépendant :
Pendant toute la durée du mandat de représentation, l’intimée a parallèlement conservé une pratique indépendante, dont elle tirait la majorité de ses revenus totaux;
- Les contrats stipulaient que l’intimée ne travaillait pas exclusivement pour le BAE et que ce dernier ne lui garantissait pas un revenu ni un volume de travail minimum;
- L’intimée avait son propre bureau, ses propres fournitures et son propre personnel;
- Le BAE se réservait le droit, à son entière discrétion, de mettre fin à tout moment au mandat de représentation, et ce, sans que cela ne constitue une faute ni n’engage sa responsabilité.
Dans Thurston, la Cour d’appel a également noté que, si la perte d’un client dans le cadre d’un mandat de représentation pouvait représenter une importante réduction du chiffre d’affaires d’un entrepreneur, cette perte n’atteignait pas nécessairement le degré de dépendance économique requis pour bénéficier du statut d’entrepreneur dépendant.
Dans l’affaire Thurston, la Cour affirme donc que l’enquête visant à déterminer le statut d’entrepreneur indépendant est intimement liée au contexte factuel et aux réalités pratiques de la relation de travail entre la personne et l’employeur. Elle présente également de nombreuses orientations importantes et utiles pour évaluer le risque qu’une personne retenue à titre d’entrepreneur indépendant puisse ultérieurement être considérée comme un entrepreneur dépendant.
1 McKee v. Reid’s Heritage Home Ltd., 2009 ONCA 916, par. 30.