Le 22 février 2019, le juge Sossin de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a imposé des dommages-intérêts majorés1 de 50 000 $ à un employeur qui a fait fi des plaintes pour harcèlement au travail d’une de ses employés en omettant de mener une enquête et de prendre des mesures disciplinaires à l’égard d’un collègue violent.
Faits
Dans l’affaire Bassanese c. German Canadian News Company Limited et al2, la demanderesse, une femme de 73 ans occupant un poste de commis et comptant 19 années de service, avait fait l’objet, à de nombreuses reprises, de harcèlement verbal de la part d’un collègue. Le 17 avril 2018, elle avait adressé par écrit, au président de l’entreprise pour laquelle elle travaillait, une plainte officielle relativement à la conduite de son collègue, dans laquelle elle déclarait notamment ce qui suit : [traduction] « je suis constamment harcelée par [le collègue en question], qui crie et hurle après moi… me dit que je suis idiote et que je devrais être mise à la porte, etc. » Elle poursuivait : « Je suis désolée, Chris. Je n’ai jamais porté plainte avant, mais je veux que vous vous en mêliez et que vous vous assuriez que cela ne se reproduira plus jamais. » Le président lui avait répondu le jour même : « Je suis désolé d’apprendre ça. Nous sommes un peu à court de personnel cette semaine (deux employés sont en congé de maladie, un s’occupe d’un enfant malade et un autre est en vacances), mais je vais en parler avec Anne Marie, notre responsable des RH. »
La demanderesse avait fait un suivi auprès du président les 7 et 8 mai 2018. Le 8 mai, le président avait répondu que l’affaire avait été soumise aux Ressources humaines et qu’il prendrait des mesures supplémentaires. Aucune autre mesure n’ayant été prise ni par le président ni par les Ressources humaines, la demanderesse avait de nouveau écrit au président le 15 mai 2018 pour se plaindre du comportement inapproprié persistant de son collègue, concluant ainsi sa plainte :
[traduction] « Je vous écris une fois de plus pour vous faire savoir que je suis au bout du rouleau et que j’aimerais que quelque chose se passe. Je ne mérite pas de travailler dans un milieu où on permet aux gens de constamment crier après moi et de m’insulter. Je vous prie de vous occuper de ce problème. »
L’employeur n’avait pas donné suite aux plaintes formulées en avril et en mai par la demanderesse.
Le 21 juin 2018, la demanderesse avait allégué que le collègue en question l’avait giflée trois fois. À cette occasion, elle s’était plainte à la direction générale et un rapport de police avait été rempli. En réaction à l’événement, l’employeur avait mis fin le jour même à l’emploi de la demanderesse, sans que celle-ci que ne reçoive de préavis ni d’indemnisation pour la perte des avantages liés à son emploi.
Le 24 août 2018, la demanderesse a déposé une réclamation contre son ancien employeur et le collègue violent pour congédiement injustifié, coups et blessures, souffrances morales infligées délibérément, dommages-intérêts majorés et dommages-intérêts punitifs. Si la réclamation contre le collègue a fait l’objet d’un règlement amiable, le juge Sossin a sommé l’employeur, compte tenu de sa responsabilité indirecte, de verser à la demanderesse la somme de 194 433,17 $ à titre d’indemnité tenant lieu de préavis, de dommages-intérêts majorés et de dommages-intérêts pour coups et blessures.
Analyse de la décision
Cette décision est digne d’intérêt parce que le juge Sossin a accordé des dommages-intérêts majorés compte tenu du fait que l’employeur n’a pas fait enquête à la suite de la plainte de harcèlement ni pris de mesure disciplinaire à l’égard de son employé violent. La demanderesse a fait valoir qu’une série de gestes posés « de mauvaise foi », pris ensemble, justifiait l’imposition de dommages-intérêts majorés. Parmi ces gestes, mentionnons :
- le fait que l’employeur n’ait pas versé à la demanderesse les indemnités prévues en vertu de l’article 57 de la Loi de 2000 sur les normes d’emploi;
- le fait que l’employeur n’ait pas ouvert d’enquête à la suite de la plainte de la demanderesse;
- le fait que l’employeur ait mis fin à l’emploi de la demanderesse, usant ainsi de représailles au sens de l’article 50 de la Loi sur la santé et la sécurité au travail;
- le fait que l’employeur n’ait pas remis à la demanderesse de lettre de recommandation ni ne l’ait aidée à trouver un autre emploi;
- le fait que l’employeur n’ait pas octroyé à la demanderesse un montant visant à couvrir des services de réorientation et de formation3.
Dans l’arrêt Whiten c. Pilot Insurance Co.4, la Cour suprême du Canada avait conclu que les dommages-intérêts majorés visaient à expressément indemniser le demandeur du « préjudice moral supplémentaire causé par la conduite répréhensible ou inacceptable d’un défendeur5. »
Dans l’arrêt Honda Canada Inc c. Keays6, la plus haute instance du pays avait également confirmé la capacité des employés à demander des dommages-intérêts majorés en plus de la somme tenant lieu de préavis. Elle avait établi une analyse en deux étapes pour déterminer dans quelles circonstances des dommages-intérêts majorés devaient être accordés :
- L’employeur doit, lors du congédiement, s’être comporté « de façon inéquitable ou [avoir fait] preuve de mauvaise foi en étant, par exemple, menteu[r], trompeu[r] ou trop implacabl[e] ».
- L’employé doit prouver que les actions de l’employeur lui ont causé un « préjudice réel » (p. ex., atteinte à sa réputation, préjudice psychologique, etc.)7.
Dans l’affaire Boucher c. Wal-Mart Canada Corp8, la Cour d’appel de l’Ontario s’est fondée sur l’arrêt Keays pour maintenir l’octroi de dommages-intérêts majorés substantiels dans le cadre d’un congédiement. Le juge Laskin, s’exprimant au nom de la majorité, a confirmé les dommages-intérêts majorés de 200 000 $ à l’encontre de l’employeur, Wal-Mart, en raison des circonstances suivantes :
[traduction] Wal-Mart n’a rien fait pour remédier à l’inconduite de M. Pinnock. L’employeur n’a pas pris au sérieux les plaintes de Mme Boucher, les jugeant sans fondement malgré les témoignages substantiels de collègues prouvant qu’elles étaient fondées. Il n’a pas non plus appliqué ses politiques d’entreprise, qui visaient par définition à protéger ses employés du genre de traitement que M. Pinnock a fait subir à Mme Boucher. Qui plus est, il a menacé Mme Boucher de représailles pour s’être plainte, geste particulièrement vindicatif9.
S’appuyant sur les affaires Keays et Boucher pour soupeser les faits en l’espèce, le juge Sossin a conclu que les allégations de la demanderesse étaient [traduction] « moins choquantes que celles portées à l’encontre de Wal-Mart dans Boucher10 ». Toutefois, l’employeur a « ignoré sa plainte et négligé de procéder à l’enquête connexe ou de prendre des mesures pour mettre un terme à la conduite inappropriée [du collègue]11 ». Par conséquent, le juge Sossin a conclu que « cette négligence au vu et au su [de la demanderesse] avait aggravé sa frustration et son anxiété en rendant son milieu de travail plus toxique, justifiant de ce fait l’imposition de dommages-intérêts majorés12 ». La demanderesse s’est donc vu accorder des dommages-intérêts majorés de 50 000 $.
Leçons pour les employeurs
Cette décision montre que les employeurs doivent impérativement mener une enquête rigoureuse dès qu’une plainte de harcèlement et de violence au travail est déposée. En omettant de faire enquête ou de prendre des mesures pour mettre un terme aux conduites inappropriées en milieu de travail, les employeurs pourraient s’exposer à des dommages-intérêts majorés. L’affaire illustre également que les employeurs peuvent être tenus responsables de comportements violents, injustes ou empreints de négligence envers des employés.
À titre de rappel, en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité au travail de l’Ontario, tous les employeurs qui comptent plus de cinq employés doivent se doter d’une politique et d’une procédure pour faire face aux cas de violence et de harcèlement au travail. C’est en appliquant et en faisant respecter sa politique qu’un employeur pourra se défendre contre d’éventuelles réclamations de dommages-intérêts majorés.
1 Ou en anglais, « aggravated damages ».
2 2019 ONSC 1343 [« Bassanese »].
3 Ibid., par. 40.
4 2002 CSC 18.
5 Ibid., par. 116.
6 2008 CSC 39 [« Keays »].
7 Ibid., par. 57-59
8 2014 ONCA 419 [« Boucher »].
9 Ibid., par. 72.
10 Bassanese, supra note 1,par. 44.
11 Ibid.
12 Ibid., par. 45.