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Perspectives

Autorisation d’une action collective en responsabilité du fait du produit pour négligence dans la conception intentée à la suite d’une fusillade

Dans l’affaire Price v. Smith & Wesson Corp., 2021 ONSC 1114, le juge Perell de la Cour supérieure de justice de l’Ontario s’est penché sur la viabilité de demandes en responsabilité du fait du produit présentées contre un fabricant d’armes à feu dans le cadre d’un recours intenté par les victimes de la fusillade survenue sur l’avenue Danforth, à Toronto, et leurs familles.

Les demandeurs y invoquaient la négligence dans la conception, la fabrication et la distribution, la nuisance publique et la responsabilité stricte fondée sur la règle formulée dans la décision Rylands v. Fletcher, qui s’applique normalement aux matières dangereuses émanant d’un bien immeuble. Le juge a conclu qu’il était évident et manifeste que les demandes relatives à la nuisance publique et à la responsabilité stricte seraient rejetées. Il en est arrivé à la même conclusion pour la négligence dans la fabrication et la distribution. Toutefois, il a autorisé l’instruction du recours fondé sur la négligence dans la conception.

Contexte

Le recours porte sur la fusillade survenue sur l’avenue Danforth, à Toronto, le 22 juillet 2018. Les demandeurs sont des victimes de cette fusillade et leurs familles. Le défendeur, Smith & Wesson, est un fabricant d’armes à feu dont le siège est situé dans l’État du Massachusetts, aux États-Unis.

Les demandeurs ont intenté l’action collective en décembre 2019. En juillet 2020, le juge Perell a ordonné que la motion en certification soit entendue en deux étapes. La première étape servirait à déterminer si les demandeurs avaient bel et bien démontré l’existence d’une cause d’action. La Cour a également entendu la motion du défendeur visant à radier la demande au motif qu’elle n’indiquait pas de cause d’action, conformément à la règle 21 des Règles de procédure civile. Dans l’hypothèse où le critère de la cause d’action était satisfait, la deuxième étape servirait à évaluer les quatre autres critères de certification.

Selon le défendeur, l’arme utilisée lors de la fusillade, qui a été mise en vente au Canada en 2013, a été conçue et fabriquée pour un usage militaire et policier. En 2015, un commerçant d’armes de la Saskatchewan en a déclaré la disparition. L’arme n’était pas dotée d’une technologie d’« utilisateur autorisé » ou d’« arme intelligente », lesquelles sont conçues pour prévenir l’utilisation d’armes à des fins criminelles par des personnes non autorisées (ex. : reconnaissance des empreintes digitales, des paumes, de la poigne ou de la voix).

Smith & Wesson a commencé à développer ce genre de technologie en 1998, mais en 2005, le Congrès américain a adopté la Protection of Lawful Commerce in Arms Act, qui protège Smith & Wesson (et d’autres fabricants, distributeurs et vendeurs d’armes à feu et de munitions) contre les poursuites civiles relatives à l’utilisation non autorisée ou illégale de ses armes. Pour cette raison, Smith & Wesson n’a pas adopté de technologie d’utilisateur autorisé ni aucune autre mesure de sécurité.

Causes d’action des demandeurs et raisonnement de la Cour

Les demandeurs ont invoqué les causes d’action de négligence, de nuisance publique et de responsabilité stricte fondée sur la règle établie dans la décision Rylands v. Fletcher. Toutefois, au bout du compte, la question centrale qui a été retenue était celle de savoir si le fabricant avait une obligation de diligence envers les demandeurs, soit des personnes susceptibles d’être blessées par son arme, et s’il devait par conséquent s’assurer que l’arme soit dotée d’une technologie empêchant son utilisation par quiconque d’autre que l’utilisateur autorisé.

D’emblée, le juge Perell a souligné qu’il était évident et manifeste que les demandes relatives à la nuisance publique et à la responsabilité stricte étaient vouées à l’échec. Il a rappelé que les recours en nuisance publique se rapportent habituellement à une activité qui nuit déraisonnablement à l’intérêt du public relativement aux questions de santé, de sécurité, de confort ou de commodité. En l’espèce, la fabrication d’armes ne constituait pas en elle-même un cas de nuisance publique, même si leur mauvaise utilisation, elle, pourrait répondre à cette définition. Il s’ensuit qu’un fabricant ne peut pas être tenu responsable de nuisance publique simplement parce qu’il a distribué, dans le cours normal de ses affaires, un produit qui a par la suite été utilisé à mauvais escient par une autre personne et que cette utilisation a causé un préjudice.

Pour ce qui est de la responsabilité stricte, le juge a indiqué que la règle énoncée dans l’affaire Rylands v. Fletcher se rapportait à un délit découlant de l’utilisation d’un terrain ou d’un autre bien immeuble, et qu’elle ne s’appliquait donc pas aux recours visant des produits. En droit canadien, la responsabilité du fait du produit relève de la négligence, et non de la responsabilité stricte.

Quant à la négligence, les demandeurs ont fait valoir que leur demande appartenait à une catégorie existante. Ils ont également soutenu que si au contraire elle était nouvelle, il n’était pas évident et manifeste qu’elle échouerait au test de la reconnaissance d’une nouvelle obligation de diligence. Selon eux, leur demande n’était donc pas vouée à l’échec.

Le juge Perell a souscrit à ces arguments et conclu que la demande des défendeurs appartenait à deux catégories existantes de négligence : les produits intrinsèquement dangereux et la négligence dans la conception.

Pour ce qui est de la première catégorie, le juge a réitéré qu’une arme de poing était un objet dangereux en lui-même et que ceux qui les mettent en circulation ont une obligation de diligence envers les personnes qui seront éventuellement en leur proximité. Le défendeur a soutenu que la cause immédiate de la fusillade de Danforth n’était pas la négligence qu’on lui reprochait, mais les actes criminels du tireur. Le juge Perell n’a pas retenu cet argument. Il a fait remarquer que Smith & Wesson aurait pu prendre des précautions pour prévenir la fusillade, soit intégrer une technologie d’utilisateur autorisé, mais ne l’a pas fait.

Quant à l’allégation de négligence dans la conception, le juge Perell souscrit à l’argument de Smith & Wesson selon lequel les demandes se rapportant à la négligence dans la fabrication et la distribution étaient mal fondées parce que les défendeurs n’avaient pas présenté les faits importants nécessaires pour établir la négligence. Par conséquent, le juge s’est attardé uniquement à la demande relative à la négligence dans la conception.

Il a expliqué que l’argument sous-tendant la négligence dans la conception était le devoir du fabricant de ne pas être négligent lorsqu’il conçoit un produit, et que le fabricant devait pouvoir être tenu responsable de ses choix qui ont une incidence sur le caractère sécuritaire du produit.

Par conséquent, un fabricant doit faire des efforts raisonnables pour atténuer les risques pour la vie associés à la nature même de ses produits. Pour savoir si un fabricant manque à cette obligation, on procède à une analyse pour déterminer si l’utilité de la conception choisie l’emporte sur les risques prévisibles qui y sont associés.

Smith & Wesson a fait valoir que l’arme avait été conçue pour un usage militaire et policier, et que du point de vue d’un agent de police, la technologie d’utilisateur autorisé peut représenter un danger pour lui. Par conséquent, le fait de ne pas inclure cette caractéristique ne constituait pas un défaut de conception.

Selon le juge Perell, cet argument portait sur le fond plutôt que sur la viabilité de la cause d’action de négligence. Il a réitéré que les obligations associées à la conception s’étendaient au-delà des policiers et des soldats à qui l’arme était destinée. D’autres personnes pourraient satisfaire aux critères de la prévisibilité et du lien de proximité : la responsabilité du fabricant pourrait donc être engagée. Par conséquent, le juge Perell n’a pas été convaincu que l’allégation de négligence dans la conception était vouée à l’échec.

Par ailleurs, puisqu’il estimait que les demandes appartenaient à des catégories existantes d’obligation de diligence, le juge n’a pas entrepris d’analyse pour savoir s’il fallait reconnaître une nouvelle obligation de diligence.

Finalement, le juge a déterminé que le critère de certification relatif à la cause d’action était satisfait en ce qui a trait à la demande pour négligence dans la conception.

Fabricants, prenez garde

Cette décision est une mise en garde pour les fabricants. Les fabricants qui décident de ne pas utiliser les technologies de pointe pour rendre leurs produits le plus sécuritaires possible s’exposent à des recours en responsabilité du fait du produit si ces produits entraînent des blessures ou des décès. La question de savoir si de telles allégations sont suffisantes pour engager leur responsabilité dépendra de l’évaluation que fera la cour de l’utilité de la conception choisie par rapport aux risques prévisibles qu’elle présente. On ne sait pas encore si Smith & Wesson portera cette décision en appel.

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